Octobre-1943

1er octobre [1943]

La gentille Marthe de Fels vient déjeuner. Dans la soirée, nous apprenons la mort de la pauvre Georgette.

5 [octobre 1943]

Toute ma jeunesse me poursuivait à Chézy, durant ces deux tristes journées. C’est de sa jeunesse que l’on conserve les seuls souvenirs impérissables. Et ces souvenirs s’interposaient réellement entre ma pensée et le présent. Retour sur le passé! Quand approche l’heure d’être à son tour le centre indifférent d’une cérémonie pareille à celle d’avant-hier, on se demande si l’on a bien rempli tout son destin. On peut alors se dire qu’on valait mieux que ce qu’on a fait, quand on compare la vie vécue à la vie imaginée. Il y avait vraiment en moi un constructeur de Temple. Capable d’en élever la charpente, d’en sculpter les murs et les portes, d’en composer les fresques et les vitraux. C’était cela mon destin. Je ne suis qu’un sculpteur, un des meilleurs de ceux de mon temps; mais, en fin de compte, rien de plus. Ma faute énorme a été le retour à Rome, comme directeur. Cet apogée n’était qu’une trahison de moi-même. C’est bien vrai que chacun porte en soi son plus dangereux ennemi.

7 [octobre 1943]

Les Allemands annonçaient ces jours derniers que la retraite en Russie était terminée. On faisait même courir le bruit que des pourparlers étaient en cours avec la Russie et l’Allemagne. Mais voilà les Russes repartis à l’attaque. Le Dniepr est franchi en plusieurs points. Voilà des armées qui depuis plus de quatre mois livrent une bataille ininterrompue.

Cependant, les Français d’Algérie ont débarqué en Corse. On raconte qu’ils sont arrivés drapeau rouge déployé, que le dit drapeau flotte à l'hôtel de ville d’Ajaccio, et que des personnalités corses importantes ont déjà été fusillées, dont un prêtre. Des familles se sont enfuies dans le maquis.

Visite de Mme Schneider[1] et de ses architectes. Le buste va. Ils disent que la soi-disant immobilisation des usines pour plusieurs mois est une énorme blague. Un pylône a sauté. Les dégâts ont été réparés en 2 heures. Tout marche. Il doit y avoir parmi les dissidents de fameux monteurs de coups, aussi.

8 octobre [1943]

L’offensive russe que l’on croyait arrêtée pour un temps (boue, saison des pluies, fatigue des soldats, regroupement) a repris. Le Kouban serait entièrement libéré. Au centre le Dniepr serait franchi, au Nord et au Sud de Kiev. Secteur de Leningrad, des avances très importantes amènent les Russes à une centaine de kilomètres de la frontière.

Visite de Mme Schneider[2]. Les deux architectes l’accompagnent et m’apportent les plans de la crypte pour le tombeau double. Je suis curieux de savoir ce qui en est exactement de la destruction des centrales électriques et de la paralysie du Creusot. Ils se mettent à rire. Il y a bien eu des attentats. Mais l’usine a été arrêtée une heure seulement. De Galéa, qui semble sérieusement informé, dit qu’il y a des pourparlers. Les pourparlers consisteraient en une proposition des Allemands aux Américains de s’entendre et d’arrêter la guerre côté Ouest. Sinon, ils menacent de s'entendre avec les Russes et arrêteraient la guerre côté Est. De Galéa disait aussi que l’arrivée des Français à Ajaccio avait eu des côtés sinistres. Avec les soldats ont débarqué une quinzaine de communistes violents. Le drapeau rouge a été hissé à l'hôtel de ville. Un curé a été abattu à coup de revolver. Ils avaient une liste de "personnes à fusiller immédiatement". Plusieurs se sont sauvés en barque et sont arrivés dénués de tout à Marseille. [De] Galéa affirme la certitude de ces faits. Mais ces gens ne se sont-ils pas affolés? Et puis n’étaient-ils pas de ces dénonciateurs pour lesquels on ne sera jamais assez sévère ? Mais il faut que les choses se passent avec toutes les garanties de la justice. Autrement, quelle différence avec les systèmes Gestapo et fasciste?

9 oct[obre 1943]

Bon travail le matin. Visite de Schœfer le graveur, candidat au siège de Sulpis. Il me montre des choses très remarquables, d’une sûreté, d’une décision et d’une mise en place impeccables. Il travaille directement, sans un repentir, sans une reprise, sans un coup de gomme. C’est à l’eau-forte qu’il faut que je fasse mon illustration de l'Enfer[3]. De tous les procédés c’est de beaucoup le meilleur. Profondeur, matière des noirs, et on peut obtenir des effets de teinte plate, presque de lavis d’une qualité unique. Très supérieur en bois, à la litho.

Institut. Jugement du concours Roux[4]. Aussi bien à ce concours qu’au concours de Rome la faillite de la peinture est impressionnante. Ce ne sont plus que des tâches. Plus de dessin. Compositions dénuées d’imagination. C’est à cela qu’aboutissent ces salons "d’avant-garde" (Salon d'automne, des Tuileries, etc.), et des articles d’éloge d’une critique ignorante et vénale.

Perret qui était avec nous après la séance, Lejeune, Dropsy et moi, nous dit qu’à Vichy actuellement on parie à 10 contre 1 pour la paix avant la fin du mois! Pétain serait très diminué, répétant, comme beaucoup de vieillards, les mêmes questions. À propos de la fameuse invention allemande d’une fusée d’une puissance destructive, terrifiante, il dit qu’il s’agit d’un engin manœuvré par radio, mais il ne croit pas à sa grande efficacité. Dropsy qui connaissait Briand dit que celui-ci disait que la paix 1918 était une paix protestante, Wilson et Lloyd George ayant sacrifié l'Autriche catholique à l'Allemagne protestante.

— Mais, dit Perret, la paix prochaine fera un grand État danubien catholique dont Vienne sera la capitale.

10 oct[obre 1943]

Visite de Favrat, toujours aussi sympathique et enthousiaste de son affaire. Il a vu Tournon qui a été intéressé mais qui l’a envoyé à ce grand benêt de Dropsy. Pourquoi? Le verre gravé n’a rien à voir avec la gravure en médaille. Mais il est bêtement jaloux de tout ce qui peut paraître diminuer son importance. Rien ne se fera d’ailleurs dans cet ordre d’idées. Favrat a senti l’hostilité préconçue de Dropsy.

Pierre Lemaresquier ensuite.

Jacques[5] vient déjeuner. Il dit que les Russes tiennent prêtes trois cents divisions équipées pour la campagne d’hiver, qui vont retirer celles qui sont engagées depuis trois mois? Il dit que les Américains font traîner volontairement la guerre pour affaiblir la Russie! C’est stupide de répéter ces propos de propagande hostiles, et d’y croire. Comme si ces hommes qui ont si remarquablement mené leur campagne allaient s’amuser à de semblables calculs. La vérité est à mon sens, que l’opération de débarquement dans l’Ouest de l’Europe est terriblement difficile. Il vaut mieux ne pas la tenter que de risquer de la manquer.

Après-midi, visite du gentil jeune ménage Hautecœur. Rien fait de toute la journée. Le temps devient si précieux quand on vieillit, que j’en suis triste ce soir. Demain je me rattraperai.

11 octobre [1943]

Il ne fait pas de doute que les Russes ont traversé le Dniepr en forces et s’y maintiennent. C’est le signe le plus grave, plus grave que l’affaire de Stalingrad.

12 octobre [1943]

Buste Baudinière. Il me dit avoir vu longuement un des principaux conseillers du Président Laval. Quand on saura ce que le président a fait, disait-il, on sera beaucoup moins sévère pour lui. Il paraît qu’il avait demandé, pour lutter contre les soi-disant communistes, de faire une milice spéciale d’une centaine de mille hommes. On lui en a refusé l’autorisation. C’est qu’on savait ce qu’après 1918 on avait fait d’une semblable "armée de l’ordre", laissée à l’Allemagne, par le traité. Pour l’affaire russe, le gâchis dans lequel elle a plongé l’Allemagne, le seul responsable est Hitler. Il s'était trouvé en opposition avec ses généraux, Brauchning en tête. Celui-ci ne voulait pas que les armées allemandes aillent plus loin que le chemin de fer. Car on n’avait pas pu établir jusqu’au bout des voies à l’écartement du reste de l’Europe. S’aventurant au-delà de l’Ukraine, pour aller conquérir le fabuleux "pétrole", les armées se sont trouvées mal et lentement ravitaillées, avec d’énormes dépenses de carburant. La conclusion fut le désastre et tout ce qui s'en est suivi. Maintenant les opérations militaires sont dirigées par une sorte de triumvirat où Brauchning est revenu. Hitler le préside, mais ne dirige plus rien. On imagine que ces messieurs ne doivent pas être très satisfaits de la situation dans laquelle il a mis l’armée. Ça finit par être la même chose que ce que Mussolini a fait de l’Italie. Et quand on pense qu’il y a des gens ici à souhaiter "une poigne pour après..."! Ils n'en ont donc pas assez de la "poigne". Il a suffi de deux hommes à "poigne" pour détruire non seulement toutes les libertés de l’Europe, acquises au prix de siècles de lutte et de sacrifices, mais encore les trésors d’arts créés par nos ancêtres au cours des siècles. Quand on fera le bilan, on sera atterré. Et je ne parle pas des millions de morts...

13 oct[obre 1943]

Travaillé aujourd’hui dans la joie. C’est terrible à dire dans une pareille époque! Notre travail, c’est l’évasion. Nous accomplissons ce pourquoi nous sommes faits. C’est au fond toute la philosophie de la vie. Une fois de plus, en serrant de près la forme, en m’efforçant d’être, sous le contrôle du sentiment de mon œuvre, aussi fidèle que je peux, humblement fidèle à la forme que j’avais devant moi, je plaignais vraiment ceux qui préfèrent à ce bonheur, de passer, même quelques heures à ces élucubrations idiotes qui s’appellent cubisme, futurisme, etc. Pauvres types? Farceurs? Imbéciles? Escrocs?

Mais M. Lalo me téléphone! me rappelle la conférence que je dois faire chez lui à propos de mon livre, devant des professeurs de la Sorbonne, conférence qui sera suivie d’une discussion. Cette corvée, car les discussions m’ennuient et je n’y suis pas bon, sera cependant pour moi l’occasion d'écrire la postface pour la seconde édition.

14 [octobre 1943]

Il ne semble plus que la guerre puisse durer très longtemps. Les Russes paraissent avoir franchi décisivement le Dniepr. C’est un signe du réel affaiblissement de l’Allemagne. Ni Kiev, ni le front du Sud qui couvre la Crimée ne pourront tenir. Alors la campagne d’hiver plus que probablement commencera aux frontières de la Pologne, Roumanie, Hongrie. Voilà d’autre part le Portugal qui accomplit un geste clair en accordant aux Anglais la jouissance militaire des Açores. Et voici la note tragi-comique, la déclaration de guerre à l’Allemagne par le gouvernement Badoglio. Première conséquence immédiate : la chasse à travers toute la France de tous les Italiens. Les Allemands forcent leurs portes, sautent par-dessus les murs et les emmènent comme depuis des années ils sont entraînés à le faire...

Il paraît qu’il y a actuellement des pourparlers au Portugal. Une paix de compromis serait peut-être la meilleure chose, mais comment signer quoi que ce soit avec des gens qui, certainement, cherchent le compromis pour avoir un répit.

Les journaux "français" commentant l’affaire des Açores s’en félicitent. C’est la preuve, disent-ils sérieusement, de l’essoufflement des Anglais...

15 [octobre 1943]

Travaillé aujourd’hui comme hier et tous ces autres jours, le matin de 9 h à 1 h et l'après-midi de 2 heures et ½ jusqu’à 6 heures sans m’arrêter, sans fatigue. Colin venu me dire qu’il me pourrait commencer le moulage avant mercredi.

16 oct[obre 1943]

Aujourd’hui fin du Cantique! Si Colin avait été libre il aurait commencé le moulage lundi. Obligé de faire un moulage en province, il ne commencera que mercredi. J’en profiterai pour perler certaines parties. Le passage des côtes aux obliques, si remarquablement beaux sur la nature, par exemple. On ne finit jamais, on abandonne. Mais je crois que c'est bien, vraiment bien. Je la regardais ce soir et je pensais qu’il en est de cette figure comme il en était de mes Fils de Caïn. C’est cela que les Despiau, les Maillol, Drivier, etc., cherchent à faire, mais ils n’y parviennent pas.

Paul Martin vient me voir cet après-midi. C’était pour m’acheter un bronze. Il a pris le Joyeux Centaure, c’est un cadeau pour le préfet Bouffet et sa femme.

18 oct[obre 1943]

On travaille sans doute pour ses amis, mais on travaille aussi pour ses ennemis, où plutôt à cause d’eux. C'est même peut-être à cause d’eux qu’on ne passe aucune négligence, car eux, ne vous les passeront pas. Ce qui ne les empêche pas de nous juger en ne cherchant dans nos travaux que les défauts. On leur doit cependant d’avoir quand même fait une bonne chose que l’avenir remet à sa place.

Il semble que les Russes gagnent la bataille du Dniepr. S'ils la gagnent totalement, je ne crois pas que la guerre puisse durer longtemps encore. Car cette victoire russe serait la preuve d’un affaiblissement irrémédiable de l’Allemagne.

19 oct[obre 1943]

Baudinière me disait ce matin qu’il avait reçu quelqu’un venant à Vichy, fonctionnaire. Il paraît que là-bas la situation est de plus en plus vaseuse. Le Maréchal est hors de course. Les hommes notoirement liés avec Laval ont tous un revolver dans la poche, vivant sous les menaces que leur apporte chaque courrier, mais surtout une partie des collaborateurs des ministres complotent révolutionnairement contre leurs patrons. Magnifique gâchis.

Bon travail. Je pense de plus en plus à mon Michel-Ange.

20 oct[obre 1943]

M. Platrier que je rencontre dans le métro, en allant retoucher les cires à la Fonderie me dit tenir de Bichelonne, retour d’Allemagne, que la situation économique est désespérée. Il considère que l’armistice sera demandé avant la fin de l’année (?). Evidemment Bichelonne est très renseigné sur la question. Je n’en crois cependant rien.

Je crois plus dans les conséquences de la victoire russe certaine sur le Dniepr, au Sud de Kiev. S'ils ont des forces suffisantes pour exploiter rapidement ce succès tout le front russe va devenir front lithuanien, polono-roumain. Alors peut-être verrons[-nous] se dresser tous les mécontents contre Hitler et sans doute même l’exécution sans phrases de ce dernier. Alors ce sera peut-être la paix, s’il sera possible d’appeler paix l’énorme gâchis qu’ont préparé ces années de guerre. D’après les dépêches qu’on peut connaître, on sent que la Finlande, la Hongrie, la Roumanie cherchent à se dégager de l’emprise hitlérienne. Mais évidemment c’est difficile...

Visite ce matin de Decaris, candidat à la section de gravure. Il fait d’énormes planches, traitées directement au burin, comme des tableaux. C’est généralement excellent. Imagination, grand sens du décor et de la composition. Les parties paysages surtout sont excellentes. Certaines planches représentant des scènes de la vie moderne sont excellemment composées, les personnages bien dessinés, expressifs. Je me rappelle notamment des scènes de prisonniers, très dramatiques, émouvantes. Lorsqu’il y a des nus c’est beaucoup moins bien. Aucune sensibilité, cette sensibilité qui donne au dessin du nu sa valeur. Peut-être manque-t-il de base. Le métier même est désagréable. Les ombres d’une cuisse de femme sont traitées à gros traits brutaux, facile comme le tronc d’arbre à côté. Ça tourne comme un balustre. Peut-être est-ce fait trop vite. C’est la seule critique. Elle compte.

Françoise[6] est avisée officiellement par les Concerts Pasdeloup qu’elle jouera dimanche 14 novembre, la Fantaisie de Schubert. Elle est dans la joie. Joie un peu mitigée par le court délai qu’elle a, et la complication de sa tournée de la semaine prochaine à Toulouse, Pau, Montpellier, Lyon, Grenoble! Le moment est bien mauvais pour voyager. Enfin elle est jeune, robuste. Elle s’initie à la bousculade de la carrière de virtuose. Joie mitigée aussi par l’attitude vis-à-vis d’elle de Marguerite Long qui lui manifeste une réelle hostilité. Curieuse femme. Si éminente par certains côtés, si insupportable et compliquée par d’autres. Elle a un fond certain de méchanceté. Elle aime faire de la peine.

Étrange humanité.

22 [octobre 1943]

Buste M. Baudinière. Buste très difficile. Il a par moments l’air d’un vieillard. À d’autres, il fait plus jeune. Il faut faire, si on peut s’exprimer ainsi, un buste "mobile" il faut donc que je le fasse continuellement parler, guettant tel mouvement des yeux, des lèvres, des rides, bien que ne se reproduisant pas simultanément, il faut accorder. C’est ainsi que l’on fait vivant. C’est excessivement énervant. On est continuellement tendu, parce qu’il faut parler pour faire parler, et, en même temps, on a tout l’esprit, toute l’attention prise par cette recherche, cette poursuite de l’instantané. Ça va très bien aujourd’hui. Comme le travail du Cantique (toutes dernières séances) est analogue et bien plus difficile à cause de la pureté absolue que doit avoir ce nu, tandis que Baudinière c’est du pittoresque, une journée comme aujourd’hui a tout ce qu’il faut pour fatiguer, je ne le suis pas. Seulement, je ne suis pas très disposé à faire du courrier.

Les Allemands ont certainement subi une très grosse défaite dans la boucle du Don. Les Russes pourront-ils l’exploiter à fond, c’est-à-dire ramasser toutes les divisions qui combattent à l’Est et au Sud et celles qui sont en Crimée?

Une radio russe sur laquelle je suis tombé annonçait, si j’ai bien entendu, que Mussolini renonçait à toute activité politique. Il serait frappé d’aliénation mentale.

Baudinière me disait ce matin qu’en Corse, le drapeau rouge est hissé partout et qu’il y a eu beaucoup d’assassinats de vieilles familles corses entières. Il y en a aussi qui ont gagné le marquis. Qu'y a-t-il de vrai?

25 oct[obre 1943]

À l’Institut, classement des candidats de gravure. Sauf Decaris, il n’y a pas de grands tempéraments. Beltram n'a pas été classé par sa section. Il a une situation, par la coterie dont il est (Maurice Denis, Desvalllières, etc.).

Le coterie des démolisseurs. L'amiral Lacaze est plus optimiste que jamais. Il prétend que la conférence de Moscou est réunie uniquement pour traiter de l’armistice :

— Vous allez être surpris un de ces prochains matins par sa conclusion.

Après la séance, je vais avec Tournon pour lui présenter la brave Mme Vergnaud. Elle est touchante d’admiration et de vénération pour Bigot. Je demande à Tournon où en est la réforme. En somme il n’y en aura pas, ou la dualité que l’on voulait supprimer sera pire qu’avant! mais il y aura augmentation des traitements des professeurs des Arts décoratifs. Tournon me paraît à la fois un faible et un politicien. Il a cédé au discours de l’ex Massier des A[rts] d[écoratifs] et de Oudot et Legueult, ces deux sympathiques médiocres tellement prétentieux!

Thé chez Brébant. Il y avait là un des anciens collaborateurs du Président Lebrun. Il nous raconte son arrestation. À l’heure du déjeuner quatre soldats casqués, mitraillettes aux poings, entrent brusquement dans la salle à manger. On ne lui laisse même pas le temps de faire un sac d’objets de première nécessité. Comme Mme Lebrun voulait l’accompagner dans l’escalier, on lui colle une mitraillette contre l’estomac. Défense de bouger. L’ancien Président est ainsi emmené. Mme Lebrun court à Paris, entreprend mille démarches infructueuses. Il y a quelques jours un coup de téléphone de Lebrun en personne, lui annonce qu’il vient d’être libéré et qu’il arrive.

26 [octobre 1943]

Paulette[7] nous dit qu’un de ses clients, entrepreneur de transport, lui a dit lui-même qu’il était chargé de faire les transports en Allemagne de tout le mobilier, objets privés, etc., des fonctionnaires allemands du Majestic et je ne sais plus quel grand établissement, l’État Major de l’Air, boulevard Suchet je crois. Ils ont ordre de n’avoir rien d’autre avec eux que le contenu d’une valise.

27 [octobre 1943]

Chez Boschot avec J[acques] Richet pour cette insupportable histoire des expertises de J. Beltram. J’ai une énorme répugnance à m’occuper d’une affaire semblable. Que d’autres, si ça leur plaît, s’amusent au jeu de justicier. Laissons cela aux gens de la profession, quand sera venue l’heure. En sortant j’achète deux petits livres, l’un sur Derain, un autre sur Seurat, il y a pas mal d’images. Sans doute ils ne sont pas dénués de talent. Mais comme c’est peu de chose! Comparer ces pauvres hommes à Rembrandt, à Delacroix, à Rubens! Quels imbéciles que ces critiques, au fond malhonnêtes gens!

Passé rapidement à l’exposition de l’atelier des élèves de Beltram-Massés. Il y avait pas mal de toiles pas mal. On fait trop d’artistes. De n’importe qui on peut faire un peintre paysagiste. Faire un peintre de figure, un peintre de portrait et surtout de composition, c’est une autre histoire. J’y allais pour voir les envois de Mme Canudo. Elle a des dons certains. Mais jusqu'où cela ira-t-il, cette recherche de puissance, chez une femme? Et puis on la flatte beaucoup trop.

28 [octobre 1943]

J’avance vers la fin de ma statue, mais toujours avec de grosses difficultés. Je travaille avec l’impression que le marbre qui l’attend est une sorte de divinité à qui on ne doit présenter qu’un modèle parfait, vraiment parfait. Mme Neuzillet que je vois un instant pendant un repos nous dit d’intéressantes choses. D’abord concernant l'Extrême-Orient. Tokyo est complètement évacué par mesure préventive, les deux Chines seraient en pourparlers d’unité. La Russie va accorder des bases d’aviation en Sibérie à l’Amérique (un des résultats de la conférence de Moscou) concernant l’occident. C’est au moyen de bombes produisant d’opaques nuages de fumée que l’Allemagne a obtenu récemment un certain succès contre les forteresses volantes dont soixante sont tombées. En effet aveuglées, elles se sont butées les unes contre les autres. Les bombes sont lancées par des chasseurs. La parade serait trouvée, concernant la France : organisation communiste forte, à caractère très violent. L’Amérique serait assez disposée à soutenir le Maréchal Pétain jusqu’à ce que les élections en France soient possibles.

Dans le Sud de la Russie (Mélitopol) le retrait russe prendrait l’allure d’un véritable déroute.

Françoise[8] part ce soir toute seule pour Pau, première étape de sa tournée de récitals : Pau, Toulouse, Montpellier, Lyon, Grenoble. Tout ça en une semaine. Le 14, elle joue à Pasdeloup.

29 oct[obre 1943]

Je suis obligé de remettre le voyage que nous nous proposions de faire à Chézy. Il me faut encore deux journées pour finir. Et je peux avoir mon beau modèle lundi et mardi toute la journée. Bien que je ne puisse copier textuellement, j’ai besoin d’avoir toujours la nature auprès de moi. Autrement on tombe dans les conventions.

30 oct[obre 1943]

Passé chez Poughéon voir un portrait qu’il termine. Bien certainement. Très affirmé dans la voie néo-ingriste, si l’on veut, qu’il s’est tracée. Mais je n’aime pas cet arbre de chic collé dans le dos de la dame, ni ces innombrables accessoires accrochés - chapeau, panier, colombes, etc.

Salon d'automne. Je devrais m’exercer, à propos de cette visite à un essai de critique salonnière. J’ai la flemme. Il y aurait pourtant bien des choses sérieuses à dire. Le Salon d'automne est la synthèse de l’incohérence artistique contemporaine, et de l’équivoque créée par les critiques et les marchands me rappelant en effet les éloges dont ces êtres faméliques - du Colombier, D'Espagnat et autres - ont couvert par exemple les envois de Dejean, Jeanniot (qui lui a du talent pourtant), Wlérick, quand je vois les trois torses que ces messieurs ont envoyé, ou la petite bonne femme entière de Yencesse, qui fait penser à du Puech dernière manière, je me dis que vraiment tout cela devrait être remis au point. C’est si banal, si misérable, si "artiste français" dans le mauvais sens du terme! C’est de la mauvaise École des Beaux-Arts, absolument. Il faudrait savoir les dessous de ces dithyrambes. Pas élégant certainement, l’histoire Braque, c’est un peu différent, quoique... c’est le Bouguereau du cubisme. Par ailleurs, je n’ai pas vu une seule chose qui m’ait touché. Est-ce réaction contre ces éloges démesurés? Non. Je suis sincère. Je ne trouve même là rien de nouveau. Et rien n’est bien. Alors?

Déjeuner du Cornet, que présidait Taittinger. J’étais avec Magny et le pharmacien Bailly. Rien d’intéressant ne fut dit, en tous cas, entendu par moi. M. Magny est un homme charmant. Ces hommes, Taittinger, par ex[emple], qu’on dit très collaborateurs me paraissaient se réjouir de la marche des événements.

Je reviens à pieds à l’Institut avec Tournaire, quatre-vingts ans, et qui marche allègrement. Decaris est élu à la section de gravure. C’est bien.

L'amiral Lacaze annonce toujours l’armistice pour demain ou après-demain... En tous cas, la bataille du Dniepr va grand train. Les Russes sont presque à Perekoff.

31 oct[obre 1943]

Visite à Giulio Laparra. Il m’apporte de bonnes études, mais quel destin? Son pauvre Père, tué par une bombe, dans une maison d’aliénés. Il vient d’y conduire sa mère, subitement devenue folle. Persécution, défenestrations, etc., je l’écoutais et le regardais. Et tout à coups, j’ai cru voir un de ces malheureux fous que peignait Vélasquez. Mais on ne sait jamais! Sorti de cette atmosphère à haute tension nerveuse, il faut espérer que la partie mauvaise de son hérédité, dont on s’aperçoit, ne se développera pas. La passion réelle de la peinture l'aidera.

Fait un petit dessin de Jacqueline[9], au piano, sous la lampe. Mais pas très bien venu.

 


[1] Madame Charles Shneider.

[2] Madame Charles Shneider.

[3] De Dante.

[4] concours spécial pour prisonniers.

[5] Jacques Chabannes.

[6] Françoise Landowski-Caillet.

[7] Paulette Landowski.

[8] Françoise Landowski.

[9] Jacqueline Pottier-Landowski.