Mars-1944

22 mars [1944]

Malgré le froid, dessiné la partie supérieure ajourée du fond de la salle hypostyle du Père-Lachaise[1]. Dommage que ce bâtiment se dénomme Four crématoire. On devrait trouver un autre nom. En tous cas, mon affaire à moi se trouve. En fin de compte, en restant rigoureusement fidèle aux divisions de Formigé, j’ai été amené à modifier le petit dessin et ce n’est pas plus mal. Au contraire même.

La frise dite "des planètes" diminue de hauteur. L’obligation où je suis de faire une ellipse très allongée pour la ronde des mois est finalement un avantage, car cela crée un plus net contraste avec la circonférence céleste. Je crois aussi avoir eu d'heureuses idées pour les huit angles qu’il faut décorer. Dans le haut, la course des chars du soleil et de la lune me semble une solution heureuse. Les quatre éléments, aux quatre angles du carré dans lequel s’inscrit la sphère me paraissent bien inventés.

Et cependant, aujourd’hui on enterrait le pauvre Devambez.

Et cependant en Hongrie, en Slovaquie, des Allemands recommencent leurs coups de la Hollande, de la Belgique. Et à Paris, à travers toute la France, c’est une véritable chasse à l’homme. On ne parle que de rafles. Quand j’étais à Rome, souvent on me disait :

— En France, ce ne serait pas possible un régime comme le nôtre, vous n’auriez pas les hommes qu’il faut.

Hélas! Si. Il y avait en France des hommes prêts à n’importe quoi, pour de l’argent, pour un moment de puissance. Partout on trouve des gangsters. Et quand on confie le pouvoir aux gangsters, le monde est mené où nous sommes.

23 mars [1944]

Aujourd’hui est né un fils[2], au ménage Marcel[3]. À peine puis-je m’en réjouir. Les événements heureux font plus vivement sentir l’absence de Nadine[4]. Elle s'en serait tellement réjouie. Elle avait une si grande tendresse pour Marcel.

Travaillé toute la journée au groupe du Père-Lachaise[5] et à la maquette dessinée du fond. Quel travail ce décor va me demander. Je ne crois pas que j’aurai beaucoup de recherches à faire durant l’exécution. Tout me paraît bien trouvé, bien en place.

Jacques[6] est arrivé de Gourdon, avec huit heures de retard. Les voies sont continuellement bouleversées. Marthe de Fels revenant de Toulouse a failli être tuée. On avait paraît-il déboulonné les attaches du wagon des troupes. Ce wagon a déraillé, a basculé causant de nombreux morts. Les w[agons]-lits, derrière, ont été très abîmés, huit morts. Sur la même ligne, un train de marchandises est stoppé par une équipe. On fait descendre le personnel. Par une manœuvre d’aiguillage, le train est dirigé sur un train de munitions garé, qui saute. Sur la ligne Lille-Paris, l’express tombe dans un entonnoir de bombes d’avion, cinquante morts.

Quant à Hitler, il reste fidèle à son système. Il convoque, comme des employés, les chefs des gouvernements dont il est l’allié. Pendant que ces chefs d’État sont chez lui, il fait envahir les États par ses troupes. Ainsi la Hongrie, ainsi la Slovaquie, ainsi demain la Roumanie. Puis l’on fait nommer des gouvernements genre Laval-Darland.

24 [mars 1944]

Journée partagée entre le dessin du bas-relief et la maquette du groupe pour le Père-Lachaise. Quelle magnifique commande! Mais qu'est-ce que cela à côté de ce qu'aurait été ma grande Basilique! Et j'aurais pu la faire. J'en ai manqué l'occasion deux fois. Ce n'est que maintenant que je vois ce que j'aurais dû dire aux Blumenthal et au père Marmotan[7]. Je suis comme le type qui au sortir d'un banquet où il a parlé, mal, refait dans la voiture qui le ramène, son discours, bien.

25 [mars 1944]

[Jean]-G[abriel] Domergue. Je voterai pour lui. Si je ne le connaissais pas, je crois que je ne voterais pas pour lui. Il a beaucoup de talents, certes, c’est un peintre oui, mais que de négligences, qu’elle construction fantaisiste, quel dessin lâché, genre mauvaise affiche. Sensibilité de tons, aucune sensibilité de forme. Aussi c’est un homme très sympathique, vivant, pétulant, racontant toujours mille histoires souvent très amusantes. Nous parlions du malheureux Pucheu. Il le connaissait. Se trouvait à Alger, au début de la guerre, lorsque Pucheu, alors ministre, y vint faire une inspection d’écoles, entre autres choses. Le ministre avait exigé qu’aucune école ne fût prévenue de sa visite. Dans une, on arrive, on réunit les gosses. Petit discours, puis Pucheu veut parler à quelques enfants. Il demande :

— Y a-t-il parmi vous, un fils de tué pendant la guerre?

Silence, personne ne bouge.

— Alors, reprend Pucheu, y a-t-il un fils de prisonnier?

Après un court silence émergé d’un petit remous un petit gosse noiraud :

— Moi, mon père est prisonnier.

— Comment t'appelles-tu mon petit?

— Isaac Benny, répond l’enfant.

Pucheu regarde autour de lui :

— Ah bien répond-il, et où est-il prisonnier en Allemagne, ton papa?

— Mais il n’est pas en Allemagne, c’est ici qu’il est en prison, pour hausse illicite.... 

Mouvement. En s’en allant le gouverneur dit à Pucheu :

— Vous voyez, M. le Ministre, je me permets de vous faire remarquer qu’à une autre occasion il faudra nous laisser organiser votre visite...

Puis je vais aux Indépendants. Pourquoi ce titre? Qu’ont-ils d’indépendant tous ces gens-là? Les plus effrontés des cubistes ne pensent qu’à postes officiels, décorations, antichambres ministérielles, etc. Mais cela est une autre histoire. Bon Salon en somme, et qui ressemble à celui des Artistes français, comme un frère. Aussi bien voit-on là les mêmes noms qu’aux autres salons. Et de mauvais petits amateurs et quelques jeunes parce qu’ils savent que les sympathies officielles louchent de ce côté. Tout ça n’empêche que Waroquier n’ait trois bonnes toiles, deux paysages surtout. Le paysage est pour le peintre ce que le buste est pour le sculpteur, le rayon le plus facile. Je remarque des toiles d’un nommé Quizet et aussi une toile d’un nommé His, qui atteint parfaitement le but de délectations qui est pour certains, le seul objet de la peinture. C’est tout simplement sur un fond gris, auprès d’une commode blanche, une femme en bleu, réparant un tissu bleu. À ce point de vue, c’est une réussite parfaite. Ça ne veut rien dire, mais on a un plaisir infini et inlassable à regarder.

Puis c’était le déjeuner offert par les Parisiens de Paris à Igounet-de-Villers, un bien brave homme mais un bien piètre peintre, à André Lhote, un bien intelligent homme, mais aussi un bien piètre peintre et à Madeleine Renaud, à Moussia, etc. André de Fouquières, président, fort important. J’étais à côté de la femme d’A[ndré] Lhote. Nous avons parlé de Rome. André Lhote prépare une anthologie des artistes écrivains depuis Poussin jusqu’à Picasso! Quel farceur! Picasso sur le même plan que Poussin.

Quittant les officiels de l’indépendance, été à pied jusqu’à l’Institut. Classement des peintres. Jaulmes est classé en première ligne, Domergue pas. L’Académie l'élit en tête des réprouvés par les peintres.

26 mars [1944]

Travail au groupe du Père-Lachaise[8]. Je peux considérer le groupe esquisse comme terminé. Maintenant au grand fond qui en dessin déjà fait bien.

Après-midi, visite chaleureuse de M. Yves de Constantin accompagnant une fort belle et charmante femme, Mme Gadella. Mon Cantique des cantiques a toujours un énorme succès. Mme Gadella avait connu Nadine[9] au lycée Molière.

27 mars [1944]

Vu ce matin un très beau modèle. Je l’ai retenu immédiatement. Demain matin, je commence avec lui Michel-Ange. C’est un homme jeune. Mais de même que Michel-Ange a donné à ses prophètes des musculatures magnifiques d’hommes en pleine force, je peux et je veux faire de Michel-Ange une sorte de figure légendaire sans âge déterminé, aux muscles immortels, au visage ravagé. J’ai passé l’après-midi comme un jeune homme préparant sa première statue, à limer des fers, tordre mes armatures, raboter les planches, préparer ma cire. Je ne perdrai pas une minute demain. La matinée a été passée à la pendule que je modifie pour la rendre mécaniquement plus pratique. Elle sera mieux plastiquement. Lily[10] rentre à Paris avec une moisson de nouvelles. Elle a vu des banquiers. Ces messieurs conseillent de ne pas garder des valeurs actions françaises. On croit à un effondrement en Bourse. On dit aussi que le discours Churchill a fait mauvaise impression. On croit y discerner comme l’annonce d’un moindre effort de l’Amérique. Celle-ci aurait vraiment eu des conversations avec l’Allemagne qui aurait offert de se retirer de France, Hollande, Belgique, Italie, à condition que l’Angleterre et l’Amérique s’unissent à elle contre la Russie! Faut-il être sot vraiment pour croire que pareilles tractations aient pu avoir lieu. Je crois fermement à une action anglo-américaine. Et cependant l’affaire d’Anzio et de Cassino me rendent bien perplexe. Il paraît qu’en Normandie la radio est interdite. Les gens qui conservent des postes sont mis sur le même pied que les détenteurs d’armes... Est-ce vrai?

Visite de Rigal, il me montre des photographies. Ses grandes choses sont aussi laides que du Brecker.

28 mars [1944]

Aujourd’hui j’ai commencé Michel-Ange. Modèle magnifique, mais dont la forme n’est pas tout à fait assez tourmentée. Mais les proportions sont remarquables. Je m’en servirai pour Prométhée et aussi cet Orphée qui commence à me travailler. L’après-midi, j’ai composé les quatre angles des encadrements des constellations. Ça s’arrange.

La guerre : les Russes ont pris Nicolaieff. Ils seraient à portée des pétroles de Galicie. Quand aux Anglais-Américains, en Italie, ils comptent le nombre des départs de leurs avions et constatent qu’ils ont des déceptions à Cassino. Les Allemands descendent en Roumanie à travers la Hongrie. Et le gouvernement bulgare livre à Hitler l’armée bulgare. Et les Hongrois se rendent aux Russes, sans combattre.

29 mars [1944]

Il semble que l’armée allemande, en Ukraine, est complètement désorganisée. Les Russes seraient à 100 km d’Odessa, tandis qu’ils se massent sur la rive droite du Pruthe et que leurs obus commencent à tomber en Roumanie. Bobard : Staline aurait fait dire à Churchill et Roosevelt que leurs débarquements ne l’intéressaient plus. Il se chargeait seul d’en finir avec les Allemands. Autre bobard : Roosevelt, préoccupé de sa réélection, ralentirait le rythme de son aide aux Anglais et aux Russes. Un ami de Tristan Bernard me racontait le voyage de ce dernier de Cannes, où il fut arrêté, jusqu’à Drancy. Trente heures en wagons à bestiaux, plombé. Une quinzaine de malheureux de tout âge, femmes et hommes. C’était affreux, immonde au delà de ce qu’on peut penser. Pas un banc, pas même de paille, rien d’autre que les quatre parois du wagon. Leurs geôliers n’ont rouvert qu’à l’arrivée à Drancy. Il y en a qui ont subi pareil traitement durant plusieurs jours et plusieurs nuits, pour être transportés jusqu’au fond de la Pologne ou en Ukraine.

Toute la journée à la composition du couronnement de b[as]-r[elief] du Père-Lachaise. Quel travail en perspective! Mais ça sera bien. C’est sûr. J’ai dû me forcer à laisser l’atelier pour aller voir la pauvre Mme Hourticq. Nous avons longuement parlé du pauvre ami mort, en pleine activité. Il achevait le troisième volume de ce qui était un peu son testament esthétique. L’Art de la Science paru, l’Art de la Littérature, terminé, chez l’éditeur. Le dernier, l’Art et la croyance, qui aurait peut-être été le plus intéressant, en tous cas le plus original, était à peine commencé. Il y a aussi chez l’éditeur un manuscrit du Poussin auquel il a travaillé toute sa vie. Et il voulait commencer le livre sur moi dont nous parlions depuis longtemps. À mon égoïste point de vue, c’est aussi une grande perte. Quel écrivain égal à lui fera ce qu’il aurait fait. Mais cette perte dépasse ce point de vue étroit. On va organiser une cérémonie à l’École des Beaux-Arts dans le grand amphithéâtre, le 27 avril prochain. Mme Hourticq m’a remis un exemplaire de l’Art et la Science que je présenterai l’autre samedi à l’Académie.

Le jeune G. a eu des nouvelles, qui semblent sincères, de son père. Il prétend qu’il y a désaccord grave entre Londres, Staline et les Américains. Le désaccord viendrait principalement des Américains. L’arrivée au Maroc de Darnand, Giraud, Pucheu était en entente avec l’Amérique. Ces trois hommes étaient destinés à faire le pont entre New York et Vichy. Londres jouerait plus franc jeu et ne marchanderait pas son entente complète avec Moscou. Mais à Alger, de Gaulle considère aussi l’alliance russe comme vitale pour sortir la France des griffes allemandes. C’est pourquoi Giraud a été finalement éliminé. Mais tandis que la guerre est si dure, voilà Churchill obligé de poser la question de confiance devant son parlement. L’affaire italienne si intelligemment menée diplomatiquement et si bêtement conduite militairement est à la base de ses difficultés intérieures. En Allemagne, Hitler, réellement responsable du désastre de Stalingrad est et reste au pouvoir. Est-ce mieux? L’Allemagne depuis, et sous cette même direction va de désastres en désastres. Changer un mauvais pilote, même pendant la tempête, est-ce vraiment une erreur? Il faudra en tous cas changer ce général Clark qui paraît un fameux idiot. Il doit sortir de cette famille Clark dont un membre féminin était venu me demander l’esquisse d’un portrait dont imprudemment je lui donnais des photos. Elle les emporta et ne donna pas suite à sa commande, prétextant que j’étais trop cher. J’ai appris depuis qu’elle l’avait fait exécuter par des Italiens.

30 mars [1944]

Ce matin, sujet du concours du premier essai. Après, je vais chez Lamblin pour le classement des fresques de Nadine[11]. Le départ de Hautecœur n’arrange pas les choses de ce côté. Lamblin semble assez bien impressionné par Hilaire et ne pas regretter Hautecœur. Puis, je repose la justice de note corporation. Il en a déjà parlé à Hilaire. Ce serait bien nécessaire maintenant pour éviter à beaucoup les départs en Allemagne, dans la mesure du possible. Enfin je recommande à nouveau Remy et Reichenstein pour des travaux. Je lui parle aussi de moi-même, je n’aime pas demander, mais de tous les travaux actuels, n’en ont des commandes que ceux qui s’étaient inscrits : Bouchard, Lejeune et autres. Des élèves de l’École, ne sachant presque rien sont ainsi chargés de monuments importants et presque tous ces petits impuissants prétentieux qui se proclament indépendants.

Visité l’exposition Jaulmes. De bonnes choses. Du goût, une émotion de nature. Dessin sommaire mais en progrès.

Chez Boschot nous parlons de la cérémonie en l’honneur de Hourticq. Mauclair me paraît s’agiter beaucoup et compliquer les choses. Il me parle de la mort de Le Riche.

— Le jour même de sa mort, me dit-il, j’ai reçu une lettre de candidature à sa succession comme conservateur du musée Marmottan. Devinez qui? Bouchard, pardi - Oui Bouchard; il me dit être dans la misère!

Bouchard est millionnaire et est couvert de grosses commandes. Je ne trouve pas bonne mine à Boschot, il est jaunâtre, très maigri, tousse continuellement. Il me dit que je devrais aussi poser ma candidature à cette conservation. Je lui réponds que je réfléchirai. Je crains en ce moment, tout ce qui m’empêche de rester à l’atelier. J’y pensais cet après-midi en cherchant les motifs des mois du couronnement ajouré du Père-Lachaise. Hier, j’ai dû me forcer pour quitter et aller rendre visite à la pauvre Mme Hourticq.

31 mars [1944]

La ronde des mois. Je représente janvier sur l’Épiphanie; février, transplantation des arbres; mars : étalons conduits au haras; avril : transhumance; mai : Les fleurs; juin : fauchage des foins. J’en suis là pour aujourd’hui. Le motif central aussi vient bien. Au centre, la Trinité humaine (l’homme, la mère et l’enfant), entre ce qui donne un sens à la vie : l’Art, la Foi, la Poésie et l'aventure. Les mois sont autour, sont comme la couronne des travaux et des jours. Hymne sculpté à la vie éternelle s’épanouissant au-dessus de la mort[12].

Ce matin, jugement du 1er essai. Les choses se sont bien passées. Quelle difficulté pour travailler! Plus de charbon, je brûle des racines de bruyère. Bientôt je n’en aurai plus, et le temps se maintient froid. L’électricité est arrêtée presque toute la journée. Les Allemands sont en train de doubler tous les câbles afin d’avoir une fourniture indépendante. Quand ce travail sera terminé, on nous la supprimera complètement...

Cependant, sur le front de l’Est, la Roumanie et la Hongrie vont être sous peu envahies par les Russes. Pour l’Ouest, je suis de ceux qui pensent que des événements fantastiques ne se feront plus attendre longtemps. Mais excessivement curieux ce traité passé entre les Russes et les Japonais. La politique est vraiment une science occulte.

 


[1] Le Retour éternel.

[2] Marc Landowski.

[3] Marcel et Jacqueline Landowski.

[4] Nadine Landowski.

[5] Le Retour éternel.

[6] Jacques Chabannes.

[7] Marmottan.

[8] Le Retour éternel.

[9] Nadine Landowski-Chabannes.

[10] Amélie Landowski.

[11] Nadine Landowski-Chabannes ; les fresques du Brusc et de la Croix-Valmer.

[12] Le Retour éternel.