Ier avril [1944]
La raison de l’accord japono-soviétique tiendrait au fait que les Allemands et les Anglo-Américains seraient en pourparlers sur les bases suivantes : l’All[emagne] évacuerait l’Ouest Européen et les A[nglo]-A[méricains] lui laisseraient les mains libres contre la Russie. Ce qui aurait en même temps comme contrepartie de laisser aux A[nglo]-A[méricains] toutes leurs forces contre les Japonais. Alors Japonais et Russes s’uniraient ou tout au moins, garderaient vis-à-vis les uns des autres une double neutralité bienveillante. Comme retournement d’alliance on n’aurait pas mieux! Moi, je n’y crois pas. Aucun accord ne me paraît actuellement possible entre les A[nglo]-A[méricains] et les Allemands. Comme la force est désormais la seule loi, tous sont condamnés (volens, nolens) à aller jusqu’au bout de leurs forces, accrochés ensemble, alliés et ennemis, dans le même destin sanglant et idiot.
Et les Russes pénètrent en Roumanie. Et les alliés déversent des tonnes d’explosifs sur l’Allemagne et ses alliés. Et Cassino, toutes proportions gardées, est comme un second Verdun pour les Anglo-Américains. Et nos pauvres côtes de France sont ravagées froidement, méthodiquement, implacablement, sous prétexte de fortifications.
Chez Juge ce matin, pour travailler aux bustes qu’il me prépare dans le marbre. Celui de Nadine enfant vient très bien. Quel trouble en le revoyant. J’ai fait le modèle à Genève en 1917! Il y avait chez Juge, Martial qui me parle de l’arrestation du peintre Adler, quatre-vingts ans! Mais que faire pour obtenir sa libération?
Je déjeune avec Expert, il a à faire une véritable cité sportive à Bordeaux avec un crédit de quatre-vingt millions. Mon Pugiliste pourrait y prendre place. Nous parlons de mon projet du musée. Mais me sera-t-il possible de le faire?
À l’Institut, élection de Jaulmes. Je vais le féliciter à la galerie où il a son exposition. Puis je vais consoler Domergue qui prend très chiquement son échec. Il me montre une esquisse faite jadis durant une fête de nuit à Longchamp. C’est comme un Manet. Il avait commencé à la grandir pour en faire son Salon. Mais il l’abîmait, la gâchant par un arrangement genre couverture de catalogue. Il s’est rendu à mes observations. S’il réalise cette esquisse, ce sera son meilleur tableau. Jaulmes est un homme charmant, mais comme il est éteint. Il va en outre renforcer la coterie Desvallières. C’est mauvais. Et puis je crains fort que Domergue ne passe plus jamais, je ne crois pas qu’il puisse dépasser ses dix voix.
2 avril [1944]
Travaillé toute la journée au dessin du couronnement[1], c’est une rude composition. J’ai peiné jusqu’au soir sur le mois de décembre, que je symbolise par une scène de bûcheron abattant des pins. Je n’ai eu mon affaire qu’au moment où tombait la nuit. Quelques visites sympathiques. Le matin le jeune Watkin, l’après-midi M. Vanucci de Rome et sa fiancée, Marthe Millet et Ladis[2]. Vanucci dit que le franc ne vaut absolument rien, que ce n’est qu’une valeur d’échange pour marché noir. La sagesse serait d’avoir de l’or ou de l’argent ou des valeurs étrangères, dollar ou livre (pétrole ou mines d’or), et naturellement garder et cacher ça parce que n’importe quel gouvernement sera obligé de réquisitionner les valeurs qu’il pourra saisir. L’époque est tellement stupide et monstrueuse, que tous ceux qui se conduisent correctement et loyalement sont dépouillés. Vanucci qui reçoit des nouvelles d’Italie, disait aussi que les bombardements aériens américains sont très destructeurs et souvent très maladroitement. Toute la partie de Rome, autour de la porte Salaria et de la via Salaria est très abîmée, de même autour de la porta del Popolo, vers le forum Mussolini. Florence aussi aurait reçu des bombes, la piazza del Palazzo Vecchio notamment.
La démission de Vaudoyer aurait eu comme cause l’obligation que A[bel] Bonnard voulait lui imposer de faire jouer alternativement la Comédie de Berlin et la Comédie Française. Le théâtre de Berlin a été détruit par les bombardements. Vaudoyer et son comité refusèrent, s’abritant derrière les règlements. En riposte, A[bel] Bonnard interdit le Soulier de Satin. Parce que Claudel est un "Gaulliste". Protestation de Vaudoyer, le Soulier de Satin a coûté de grosses dépenses et va seulement maintenant commencer à rapporter. C’est mon devoir de le conserver à l’affiche. A[bel] Bonnard maintient l’interdiction et l’annonce à Vaudoyer par une communication téléphonique discourtoise. Vaudoyer alors démissionne. Son comité l’a approuvé et ovationné. A[bel] Bonnard voudrait nommer à sa place un journaliste de Je suis partout, mais on croit qu’il n’osera pas, parce que l’énorme majorité des sociétaires démissionnerait en masse. C’est probablement Charles Méré qui sera nommé. Si l’histoire est exacte, c’est très bien de la part de Vaudoyer. Et elle est plus que probablement exacte pour le fond. Paul Claudel, directement intéressé et au courant par la force des choses, ne les raconte pas de la même manière en ce qui concerne le Soulier de Satin. C’est lui-même qui, chez la comtesse de Fels l’a raconté à Marcel[3]. Une démission de la quasi totalité des pensionnaires et sociétaires de la Comédie est éventuellement possible. Claudel, dans ce cas, retirerait, lui, sa pièce, ne voulant pas la laisser jouer par de mauvaises doublures.
3 avril [1944]
Ce matin à Michel-Ange. Après-midi dessin du fond du Père-Lachaise[4]. Journée bonne. Ce bas-relief, il est presque plus intéressant, tout au moins, aussi intéressant à dessiner qu’à sculpter. Quelle joie que la composition!
L’événement remarquable aujourd’hui est la déclaration russe au moment ou les armées soviétiques pénètrent en Roumanie. Que voilà la meilleure et plus noble réponse à tous les bavardages des plus renseignés annonçant que Russes et Anglais et Américains cherchent à traiter avec l’Allemagne, indépendamment des uns des autres. Cette proclamation russe, elle fait penser à la France en 1789. Et je suis sûr que ces trois grands alliés sont loyalement d’accord et exécutent du mieux qu’ils peuvent les engagements qu’ils ont librement souscrits. Avons-nous jamais entendu M. Laval, ou même Pétain, nous dire clairement le sort réservé à la France par l’Allemagne, si elle sortait par malheur, victorieuse de son aventure folle. Hitler lui-même qui n’en est pas à un mensonge près, n’a jamais osé rien préciser. On vit dans une scandaleuse équivoque. La netteté des fréquentes déclarations de Churchill et de Eden et maintenant celle des Russes garantissant l’intégrité du territoire d’un pays qui l’a attaquée et le respect de sa constitution, cela fait penser aussi à nos hommes de quarante-huit, Lamartine, Edgar Quinet, Michelet, Hugo, etc., la vraie France. Aussi une très belle lettre pastorale des évêques de France, dont Vichy n’a pas autorisé la publication intégrale. On souhaite de vivre assez longtemps pour assister à l’effondrement de toute cette bande.
4 avril [1944]
Nous dînons chez Mme Deleplanque. Quand j’arrive, en sortait une dame roumaine dont le mari est à l’ambassade. Elle avait raconté qu’en Roumanie régnait une panique et un désordre plus grands que les nôtres en 1940. L’exode des populations à l’approche des armées soviétiques est encore plus dramatique. En outre les Allemands ont laissé derrière eux en arrière-garde les divisions roumaines. Au passage du Prout les malheureux roumains étaient tués par les Russes qui attaquaient et par les Allemands repliés qui tiraient sur eux par derrière pour les empêcher de se replier, eux. Cette dame disait que l’armée roumaine ne voulait plus de la guerre. Elle ajoutait — confidentiellement — que l’armée allemande aussi en a assez. Il paraît que les Russes relâchent les soldats roumains après les avoir désarmés et fusillent les officiers.
Dîner sympathique et intéressant. Il y avait une belle-sœur de Mme Deleplanque, propriétaire d’une grande culture en Camargue. Comme partout, les Allemands s’apprêtent à ruiner le pays pour longtemps. Là, ils préparent d’immenses inondations. On a beaucoup parlé des Indes dont M. et Mme D[eleplanque] sont fanatiques. Ils admirent cette philosophie religieuse du désintéressement absolu de la vie. Moi qui aime la vie, je ne comprends pas cet idéalisme dont l’objet est l’anéantissement. Toutes les actions des hommes sont au contraire marquées par la volonté instinctive de lutte contre l’anéantissement. De leur voyage, ils ont rapporté une considérable collection de photos, dont nous avons regardé un album bien passionnant. J’ai noté celles de ce couple de vautours blancs qui depuis des siècles viennent tous les jours à la même heure chercher leur nourriture dans un temple sur la montagne. Un moine la leur apporte. Avant le dîner, rue de Valois, je vois M. Poli, pour lui parler de Rémy, de Reichenstein qu’on a oublié. Il va réparer cet oubli. Il me propose de faire une des statues enlevées. Il me donne le choix entre Alexandre Dumas (père), Raffet, Villon, Alain Chartier, Shakespeare, Jean-Jacques Rousseau. Je demande quarante-huit heures de réflexion. Presque tous sont tentants. Mais Shakespeare me tente le plus.
De là chez de Ruaz pour mettre au point le projet de mon exposition dans sa galerie.
6 avril [1944]
Je commence le buste de Françoise.
Expert vient dîner, il me paraît très impressionné par le projet du Père-Lachaise. Il revoit le Cantique et m’en semble plus emballé encore.
7 avril [1944]
Je téléphone à Poli que je choisis Shakespeare. Il me dit que Lamblin en a déjà parlé au nouveau secrétaire général. Shakespeare! Grand sujet, aussi immense que Michel-Ange, plutôt presque aussi immense, car Michel-Ange, tout de même, il est seul. Hugo peut-être La Légende des siècles vaut la Sixtine.
8 avril [1944]
Deuxième séance du buste de Françoise. Il vient comme tout seul. J’y pense depuis tellement longtemps. Elle a vraiment un beau visage, même avec des morceaux magnifiques. Les arcades sourcilières, la hauteur des pommettes, l’aspect du regard lointain. Puis toute la journée au dessin du bas-relief du Père-Lachaise. Deux idées pour Shakespeare. Un assis, le bras gauche sur un grand livre, comme un Moïse du drame humain. Un debout, faisant une lecture, la lecture d’Hamlet, par exemple. Ainsi ce sera tout à la fois Shakespeare et Hamlet.
Visite de M. Tricart pour les questions financières et pratiques du buste Baudinière. Il en faudra deux épreuves, et puis des réductions.
Les nouvelles de Russie semblent excessivement importantes ce soir. Au nord de la Roumanie les Russes auraient atteint la frontière Tchécoslovaque. Plus au Sud, ils auraient atteint le Serath? Sur la mer noire, Odessa serait pour ainsi dire encerclée, on comprend de moins en moins l’immobilité anglo-américaine qui laisse à leurs ennemis tout le temps nécessaire pour construire des fortifications puissantes.
9 avril [1944]
Riou aujourd’hui donnait de l’immobilité anglo-américaine l’explication par sa conviction d’un retournement d’alliance... Les deux groupes russes et anglo-américains se sont trouvés unis pour barrer la route au troisième larron, l’Allemand qui, lui aussi, voulait la domination du monde. Maintenant que l’Allemand leur paraît maîtrisé, à peu près hors de cause, leurs rivalités vont les dresser à leur tour l’un contre l’autre. Car il s’agit de la domination économique de la terre entière. Les Anglo-Américains vont donc s’unir maintenant à l’Allemagne pour paralyser la Russie. N’oublions pas que l’Angleterre a été humiliée à Téhéran où la Russie a désormais l’influence, cette influence à laquelle l’Angleterre tenait tellement, etc. Mais ce magnifique raisonnement ne tient pas. Car si l’Angleterre faisait ce jeu stupide, elle rétablirait la puissance allemande et alors il faudrait faire un contre-contre retournement d’alliances. Donc, personnellement, je persiste à croire à la sincérité du jeu anglo-américain, si on peut appeler "jeu" pareil drame. De même, quand on vous dit que les Russes négocient avec les Allemands, contrepartie à la politique supposée des A[nglo]-A[méricains], je n’y crois pas. Que les Allemands aient, eux, essayé ce jeu de dissociation, je n’en doute pas. Mais ce qui me paraît plus réel dans ce que nous disait Riou, c’est l’attitude du parti communiste français, divisé en Staliniens, en Léninistes, en Trotskistes. Staline qui sauve les libertés démocratiques et la liberté humaine tout court, avait recommandé une attitude modérée au parti communiste français. Celui-ci dominé par Marty, trotskiste intransigeant, ne l’a pas suivi. D’où les difficultés de de Gaulle avec les Anglo-Américains qui, en étant réservés vis-à-vis des communistes français, ne le sont nullement vis-à-vis du communisme Stalinien de Moscou.
Cependant, ici une chasse à l’homme effrénée continue. On barre des rues entières. On arrête et on emmène tout le monde, sans distinction d’âge, de profession, de sexe. Le gouvernement actuel de la France s’est fait le pourvoyeur négrier de l’Allemagne.
Un train de permissionnaires allemands revenant de Russie arrivait en France. Lorsqu’en gare d’Ascq dans le Nord, une tentative de déraillement eut lieu. Le colonel fait immédiatement descendre les hommes. Ils fusillent, sur le champ, quarante cheminots qui étaient dans la station. Puis les soldats se répandent dans le village et tuent et égorgent femmes, hommes, enfants tout. Enfin la Gestapo alertée arrive, fait arrêter l’affreux massacre expliquant à ces brutes qu’en France on ne se conduit pas comme en Russie et en Pologne. Il n’y a plus guère de discipline dans l’armée allemande lorsque les combattants sont au repos. On laisse les soldats faire à peu près ce qu’ils veulent en échange de leur peau. Ainsi on a fait de ce grand peuple, le peuple le plus isolé et le plus haï. Quelques fous ont suffi, plutôt quelques délirants. Il ne s’agit pas là d’une folie, mais d’un délire.
11 avril [1944]
Domergue me téléphone pour me demander de venir voir sa toile, Fête de nuit au bois de Boulogne, dont il y a une semaine, je lui ai conseillé de réaliser intégralement son esquisse. En une semaine il a brossé une bien adroite affaire. Habilité étourdissante. J’aurais aimé que ce fut un plus grand et surtout qu’il y ait plus de "nature" la dessous. L’effet d’ensemble est nature. Mais cette femme à torse trop long, surtout à bras trop longs, trop minces, m’agace un peu. J’aime de vrais muscles, des os, et qu’il y ait une cage thoracique sous un corsage. S’il n’y avait pas eu d’autres visiteurs, je le lui aurais dit, et son tableau y eut gagné. Ce qui lui manque à Domergue, c’est l’aigu du dessin de Degas ou de Toulouse-Lautrec. N’importe, c’est un tableau brillant, vivant, plein d’allant, mais quelle évocation de temps périmés.
Et voilà les Russes à Odessa. Par mer surtout, les Allemands ont dû évacuer la ville. On ne parle pas de prisonniers ni de butin. Attendons plus de renseignements. Bientôt la Russie pourra annoncer : "Il n’y a plus un Allemand sur notre territoire". Quand pourra-t-on dire la même chose en France!
21 avril [1944]
Mise en place de la grande maquette du Tombeau (du Creusot)[5].
Déjeuner au Dernier-Quart, où tout le monde est fort agité par le bombardement de la nuit. C’est tombé à S[ain]t-Denis, la Chapelle, disloquement des voies. Mais il en est tombé en pleine Montmartre. Grosse quantité de victime. Personne n’eut d’opinion sur la moralité d’opérations aussi violentes. Sauf le comte Clauzet qui me dit :
— On ne veut aux Anglais pour le raid de la nuit, mais comme les Allemands viennent de sonner une fameuse alerte, c’est à eux qu’on en veut maintenant...
Jean Vignaud dit que la conquête de l’Estonie par les Russes serait aussi grave que la perte des puits roumains. C’est en Estonie que l’Allemagne a installé ses plus grosses usines de pétrole synthétique. En général, on croit au débarquement prochain, à la possibilité d’une réussite mais qui ne progresserait pas... Le Mée nous parle des voitures d’après-guerre. Renaud, Peugeot, ont de modèles de petites voitures deux cylindres, consommant deux litres aux cent km. Ces modèles leur permettraient de concurrencer les Américains fabriquant uniquement la grosse voiture. Il y aurait aussi une invention d’un petit moteur pour bicyclette, sur la roue avant, qui serait étonnant. On parle aussi de la Comédie-Française où le journaliste qui attaquait sans répit serait nommé, il s’appelle Lebreu, je crois. De même, la direction du Cinéma serait donné à Rebattet, l’aboyeur antisémite de Je suis partout. On concluait que, dorénavant, pour arriver aux postes importants, il suffira d’accrocher des campagnes violentes contre ceux dont on veut la place. C’est l' "ôte toi de là que m’y mette" devenu dogme d’État. La puissance de l’injure prend une cote de plus en plus grande.
Chez de Ruaz pour mon exposition, je voudrais bien y montrer quelques pièces inédites. Mais surtout, je crois que le moment envisagé va être celui de la grosse bagarre. Alors? Fini la journée chez le danseur José Lopez qui répète devant nous quelques morceaux de son récital. C’est un garçon splendide, vigoureux et fin. J’aime me retrouver dans quelque atelier de Montmartre. Ces quartiers sont toute ma jeunesse. Je me suis aperçu dans une glace, et au premier instant je me suis demandé quel était ce monsieur! Nous sommes revenus en discutant avec Lily sur le Peter Bell de Marcel. Sujet énorme auquel il ne faut pas donner une interprétation trop abstraite et qu’il ne faut pas placer dans l’absolu. Au théâtre il faut faire appel aux sentiments de sympathie. Les thèses les plus abstraites peuvent y être portées mais il faut les transposer dans la vie. L’idée doit animer le personnage. Mais c’est le personnage qui, par contrecoup doit animer l’idée. Elle doit peu à peu paraître et s’imposer par l’action.
22 avril [1944]
J’achète aujourd’hui le dernier numéro paru de La Revue des Beaux-Arts de France (N° VIII) fondé par Hautecœur. Cette revue évolue comme il fallait s’y attendre et commence à ressembler à toutes les revues artistiques actuelles. La main des marchands, pour les initiés, commence à s’y faire sentir. Ex : deux artistes viennent de mourir, Maurice Denis et Henri Martin. H[enri] Martin est un très grand peintre, dont on ne trouve pas de toile chez les marchands. M[aurice] Denis est un bon peintre, mais est surtout très artiste et écrivain de talent, et aussi il est "sous contrat" avec les marchands. Dans la Revue, il y a un grand article sur M[aurice] Denis. De H[enri] Martin, on ne parle plus. Et voilà aussi, en tête, la photographie d’un buste de Despiau! donné comme une nouveauté et je crois voir depuis toujours le même buste. Je m’efforce de ne pas me laisser aller à des sentiments mesquins, mais vraiment, il m’est impossible de voir un grand sculpteur dans ce bonhomme rusé. Ce nouveau buste, en photo, me paraît bien quelconque, comme plus de vingt sculpteurs en font actuellement, il va s’ajouter à la série de ces bustes qui déjà se ressemblent tous. Quel déchet pour l’avenir!
En sortant de l’Institut avec Perret, nous remarquions que personne durant cette guerre, n’avait osé se servir des gaz. Au début, dit Perret, les Allemands se crurent assez forts pour ne pas s’en servir. Ils le regrettent maintenant, parce que maintenant, ils ne sont plus assez forts pour oser le faire. Ils semblent avoir manqué leur contre offensive de Galicie Cologne serait à moitié détruite. On parle de raids sur les gares de Venise, Florence, Gênes, etc.!
23 avril [1944]
Matinée au buste de Françoise. Passé ce dimanche a bien préciser l’architecture du Tombeau de M. et Mme Schn[eider]. Travail bien fastidieux, mais la journée a passé vite quand même, et maintenant le plus ennuyeux est fait.
Visite de la jolie comtesse de Fels. Nous parlons de son buste que j’aimerais commencer quand sera fini celui de Françoise. On ne parle que des événements décisifs qui approchent, que la terrible offensive aérienne fait prévoir imminents.
24 [avril 1944]
Rue de Valois, j’avais été convoqué par le nouveau secrétaire général. Je passe chez Poli d’abord. Il était en train de préparer ma commande de Shakespeare. Il fait savoir au bureau Hilaire que je suis là. Le bureau Hilaire fait savoir que je ne pourrai plus être reçu, car Hilaire est à Versailles. Alerte pendant ma visite chez Poli. C’est un Corse, très fier de son île. Il m’en montre un bel album de photographies. Poli était très choqué qu’on m’ait laissé me déranger, qu’on ne m’ait pas téléphoné. Je lui dis :
— C’est très ordre nouveau.
Bon après-midi à Michel-Ange. Je crois que cette statue aura un fameux caractère. Me voici emballé comme pour le Cantique.
Voilà que maintenant on arrête les amis des dissidents d’Alger! Une note répugnante d’hypocrisie annonce ces mesures nouvelles de police. Nous connaissons maintenant le système tsariste. Qui n’empêcha pas le tsarisme de s’effondrer. Le modèle qui posait aujourd’hui, me disait qu’il y a de véritables maquis dans les grandes villes, à Paris même. Évidemment puisque l’immense majorité des Français subit, parce que désarmés, le système franco-allemand de Vichy. C’est parce qu’on sent l’Allemand derrière tout ça qu’on est prêt à éclater, comme une chaudière à soupape bouchée. Et les expériences de toutes les tyrannies ne servent à rien. Chacun de ces nouveaux apprentis sorciers s’imagine plus malin que son prédécesseur.
26 avril [1944]
Rudier vient me chercher et m’emmène voir chez lui les fontes en cours. Très bien. Le Boxeur tombé est très bien venu. Presque mieux que cire perdue, parce que moins de retrait.
Je revois les Bourgeois de Calais. Il y a bien des choses qui datent dans ce groupe et bien des négligences. Il y a là aussi l’Adam, l’Eve, l’Orphée, les Ombres. Tout de même comme tout cela est mal fichu. Ça a commencé avec les Bourgeois. Toutes ces fautes de constructions sont inutiles, n’ajoutent rien. Ça sent le monsieur qui se gonfle. Mais le temps dégonfle les œuvres ainsi construites. Me montre aussi des petits bronzes de Maillol, mais mauvais, mauvais à ne pas croire. Des petits nus d’une lamentable banalité. Il me dit les prix que Maillol en demande. Deux-cent-cinquante mille francs, une petite bonne femme assise de 20 cm de hauteur. Cent-cinquante mille une autre banalité tronquée. C’est bien plus mauvais que du très mauvais Denys Puech. On a le droit d’être irrité du succès artificiellement fait à ces gens-là. Véritable parfum d’escroquerie. Rudier me donne ces prix en haussant les épaules.
Après-midi, Michel-Ange et buste de Françoise. Quel beau visage, lumineux, énergique a cet enfant. Et si gentille.
Tous les fronts sont assez immobiles. Celui d’Italie bien entendu. Les Russes doivent se regrouper. Ils n’ont pu, d’un élan, franchir les Carpates. Il semble même que les Allemands aient pu les refouler des cols qu’ils avaient commencé de franchir. La Finlande repousse définitivement les conditions de paix des Russes. En Extrême Orient, les Japonais semblent avoir des succès sérieux à la frontière birmano-indienne, mais subissent des échecs importants dans les Iles (N[ouve]lle Guinée). Les raids d’avion se succèdent presque sans interruption nuits et jours. Et le maréchal Pétain est en ce moment officiellement à Paris, pour exploiter, au profit de l’Allemagne, les affreux événements de ces jours derniers, dans la banlieue parisienne. Mais pourquoi, Maréchal, ne présidez-vous des cérémonies en l’honneur des victimes d’Ascq et de tant de villages et de villes dont les habitants sont tués volontairement, inexorablement, et non par le hasard des bombes manquant leurs objectifs?
27 avril [1944]
Les journaux publient d’incroyables articles à propos du passage de Pétain à Paris, où il est arrivé presque clandestinement, dont il est parti non moins clandestinement dans la même journée : on y parle de "l’enthousiasme" de la population. Hélas! Pauvre population française, décimée d’une part par le hasard des bombardements trop souvent maladroits et d’autre part, par la froide cruauté de l’occupant. Un jour elle le manifestera, espérons-le, son enthousiasme. Je ne crois pas que ce sera pour le pauvre maréchal et encore moins pour ceux qui l’entourent.
Reçu la commande de Shakespeare. Je suis très content, il est un homme océan, comme Michel-Ange qu’actuellement je fais.
Travaillé le matin au buste Françoise. Après-midi, c’était la cérémonie à la mémoire de L[ouis] Hourticq. Il y a eu surtout un remarquable discours de Casamian. Tournon a été médiocre, le type du banal discours d’enterrement. Cet hémicycle de l’École avec la fresque de Delaroche, rempli de gens, c’était très bien. Il manque peu de chose à cette grande frise pour que ce soit complet. Ce qui lui nuit, je crois bien, c’est la banalité du ton du ciel, du temple et surtout des trois personnages nus qui sont au centre.
Encore une nuit d’alerte et de bombardement. Cinq éclats de D.C.A. dans mes vitres d’atelier. Dans le lointain Sud-Est, des incendies. La gare de Lyon est fermée. Durant la journée deux alertes. Des passages. Et l’on travaille quand même. Que peut-on faire d’autre?
Camille Mauclair aussi a fait un excellent discours pour Hourticq. Quel dommage qu’il ait pris une attitude aussi inhumaine à propos de la question juive, et qui le met en contradiction tellement choquante avec ce qu’il écrivait il y a cinq ans.
28 avril [1944]
Cette nuit, grand tir de la D.C.A. contre un interminable passage. Dans la matinée, deux alertes avec bombardement lointain, mais suffisamment proche pour faire trembler mes vitrages.
J’ai retrouvé ce matin la joie de la mise en place d’un grand nu, en travaillant à Michel-Ange. Je tiens mon mouvement, je suis impatient d’arriver au moment d’habiller et de voir l’effet. Lily[6] recevait aujourd’hui, Mme Lad..[ill.]. Elle ne cache pas la lassitude. Elle disait que V. Papen est revenu de Turquie, que des pourparlers de paix sont en cours. Elle disait que Gœring voudrait bien se débarrasser de son "Führer bien aimé" car le départ de ce fou malfaisant est la première condition de cette reddition sans conditions. Pétain rêve toujours d’être l’intermédiaire entre Anglais et Allemands, en tenant les Russes à l’écart. Quelle sottise! En Allemagne tout le monde est las. Mais disait Mme L., les officiers ont prêté serment à Hitler et se sentent liés par ce serment. En général on a très peur, en Allemagne, de ces quantités d’ouvriers étrangers employés partout et qui, au premier fléchissement intérieur, étrangleront leurs employeurs. Les Polonais, Tchécoslovaques, Hollandais, Belges, Yougoslaves font surtout peur. On les sent, plus que les Français, animés du désir de vengeance impitoyable. Marcel[7], qui rentre de Paris, dit que les Allemands s’attendent d’un moment à l’autre au débarquement. Ils ont supprimé toutes permissions. Darnand est parti pour Bruxelles, pour étudier avec la Gestapo les mesures de police à prendre dans le Nord. Tout le trafic ferroviaire avec le Nord est arrêté. Il n’arrive plus aucun charbon. Le gaz serait interrompu dans quatre jours. Il n’arrive plus aucun train de bois, les boulangers ne pourront plus faire de pain dans peu de jours.
29 avril [1944]
Après-midi à l’Institut. Il paraît qu’Abel Bonnard n’a pas ratifié la commande d’une statue de Voltaire, commandée en remplacement de celle enlevée.
— Non, on ne refera pas Voltaire, a-t-il déclaré, autoritairement.
J’ai acheté le journal pour connaître la déclaration du maréchal dont l’amiral parlait avec stupeur. En effet, c’est stupéfiant.
Toute la nuit dernière, on a entendu, pendant des heures, des passages de véhicules, "l’air est plein d’un bruit de chaînes..." C’était sans doute des divisions de tanks ou autres engins motorisés. À partir du 2 mai on n’aura plus de gaz qu’une heure le matin, deux heures à midi et deux heures le soir.
De Hérain nous faisait une conférence sur Émile Bernard, très intéressante. C’était un rapide coup d’œil sur ce fameux groupe Gauguin, Émile Bernard, Sérusier, M[aurice] Denis et indirectement sur Cézanne. Rien qu’en les montrant dans leur vie et en citant leurs propos, de Hérain faisait voir l’exagération et le côté commercial de ce qui s’est passé depuis. Vollard, le marchand, est derrière tout ça. De Hérain nous a appris que Cézanne avait une maladie déformante de la vue qui lui faisait faire des erreurs flagrantes de perspectives. Émile Bernard avait recueilli et noté les plaintes de Cézanne au sujet de cette infirmité. Et c’est celui que l’on a imité depuis. Il nous citait en terminant, un mot si juste, si tristement juste de Delacroix : "C’est au moment où l’on commence à comprendre que l’on disparaît".
30 avril [1944]
Au Français, où l’on donnait Le Soulier de Satin. Par suite d’un mauvais renseignement, nous sommes arrivés au milieu de la pièce. Donc, impression tronquée. De ce que j’ai vu, il me reste l’impression d’une chose assez mal composée, succession de tableaux, système en facilité. Des moments émouvants, d’autres ridicules. On aurait pu facilement de ce thème faire un vaudeville. Ça le frise (la scène de la remise de l’enfant), malgré la volonté de l’auteur qui vise au génie. Cela se sent tout le temps cette conviction. Mais ce n’est, ce me semble, que de l’ersatz de génie. De l’incohérence. Pas de composition. Pas mal de verbiage. Et cependant, si aller au théâtre n’était pas chose si compliquée, je voudrais revoir cela en entier. Car c’est très loin d’être indifférent.
Ibert recevait pour les fiançailles de sa fille avec un des fils de Louis Gillet. Toute la musique était là : Delvincourt, Büsser et autres. Büsser me parle de la vacance du musicien, fauteuil Bachelet. Candidats : d’Ollone, Rousseau et peut être R. Ducasse, mais ce dernier est convalescent d’une opération sérieuse.
Il paraît que l’origine de la pièce de Claudel est dans une aventure des débuts de sa carrière. Étant en Chine, épris d’une jeune femme mariée, du corps diplomatique, il fila avec la jeune femme et la caisse de l’ambassade. Philippe Berthelot le tira d’affaire, lui fit lâcher la femme et rendre la caisse. On passa l’éponge, mais la jeune femme était enceinte. À dix ans de là, Claudel la retrouva, fidèle à son souvenir, et qui lui confia l’enfant qui était le sien et qui lui ressemblait. De là, la scène du château du bateau.
[1] Le Retour éternel.
[2] Ladislas Landowski.
[3] Marcel Landowski.
[4] Le Retour éternel.
[5] Tombeau pour la famille Schneider, projet sans suite.
[6] Amélie Landowski.
[7] Marcel landowski.