1er août [1944]
Notre Françoise[1] a joué merveilleusement aujourd'hui à l'école Jacques Thibaud-Marguerite Long, le 3° concerto de S[ain]t-Saëns. J'aime cette pièce. Il y a des passages réellement beaux, presque grands. Affreusement difficile à jouer. Écoutant mon enfant, je pensais à l'effort énorme que l'interprétation d'une œuvre pareille représente. La fidélité avec laquelle elle a joué n'empêchait nullement son jeu d'être très personnel. Dans le dédoublement de l'œuvre musicale création sur le papier par le compositeur, réalisation par le virtuose, on peut assez bien disséquer le processus de toute création artistique, et montrer la nécessité d'une technique parfaite. Pourquoi en faire fi pour les arts plastiques?
Les Allemands démentent en lettres minuscules dans leurs journaux de Paris la mort du maréchal Rommel. Ils annoncent en lettres un peu plus grosses le retournement de la situation sur tous les fronts. Ce sera le résultat d'une stratégie et d'une tactique absolument neuve, que leurs adversaires en seront comme deux ronds de flan! En attendant, les Russes sont dans les faubourgs de Varsovie. En Normandie, les Américains avancent sur Vire de l'ouest et les Anglais du nord est.
Passant devant la maison de Ben[jamin][2], tout à l'heure, je me suis rappelé ce soir où nous nous étions tellement inquiétés parce que Nadine[3] qui devait être rentrée depuis longtemps, venant de chez lui, nous ne l'avions pas revue. C'était à un moment où l'on parlait, racontait des tas d'enlèvements brutaux en auto. Elle était d'ailleurs rentrée, dormait tranquillement. Mais tandis que me revenait ce souvenir, j'y pensais comme si ma chère petite vivait, était encore là-bas, dans le Midi. Cette sorte d'oubli du présent dura assez longtemps et quand la réalité me reprit, ce fut un affreux renouvellement d'une peine qui ne finit pas.
3 août [1944]
Habillage de Michel-Ange, toute la journée. Ça va.
Réception chez Poughéon des grands prix de l'année. J'ai l'impression d'une excellente équipe. À tous la villa Médicis, paradis perdu aujourd'hui, apparaît comme un paradis futur. Le petit graveur en taille douce, Daviaud, a perdu toute sa famille, huit personnes en 1940. Tous, père, mère, sœurs, frère et autres parents, tués sur les routes ou dans leur demeure, dans le nord. Il reste seul, neuvième.
Précision sur le cas Rommel. Il a reçu une balle dans l'œil, au village de Livarot. Absolument certain. Soigné chez le maire, il a été transporté à Paris. Est-il mort depuis, ou est-il encore vivant, mystère.
Le bruit court que les Américains seraient très proches de Rennes. Il y aurait 1 000 000 d'hommes au moins dans la tête de pont.
Les relations diplomatiques sont rompues entre la Turquie et l'Allemagne. Cette Turquie, qui n'a pas suivi les conseils si entièrement désintéressés de Von Papen! Et la Finlande qui renverse son président et le remplace par Mannerheim. Un maréchal au pouvoir, c'est évidemment pour demander, dans les règles, un armistice. Les Russes ont pris Kaunas, auraient pris Mitau.
4 août [1944]
Rudier vient me chercher pour voir les patines de mes bronzes. Sauf buste Baudinière, c'est bien. Je vois là deux nouveaux Breker, œuvres récentes. C'est au dessous de tout. C'est lavé, raboté, sans aucune sensibilité, froid comme geste, froid de composition, l'art néo-grec allemand aussi loin du grec que possible, bien entendu. À cent coudées au dessous de Thorvaldsen et autres imitateurs de ce genre. Penser à toute la réclame faite autour de ce garçon! A la platitude de nos "indépendants".
Je revois le Penseur de Rodin. Sans doute il y a de la force là-dedans, mais que de faiblesses dans cette force trop boursouflée. Et puis des accents inadmissibles. Dans ces volumes plus grands que nature, les accents intérieurs sont grandeur nature. Ce qui enlève beaucoup de puissance. Mais déjà à ce moment, Rodin faisait faire des agrandissements mécaniques et les acceptait tels quels sans rien reprendre. Aussi l'Héraklès de Bourdelle, magnifique esquisse qui aurait pu être un chef-d'œuvre s'il l'avait mené jusqu'au bout. Ce n'est qu'une promesse très belle.
À la mairie, réunion pour le plan d'urbanisme de Boulogne. On travaille dans le vide. On a quand même raison de prévoir l'avenir. Tout le problème de cet aménagement dépend de ce qui sera décidé pour les établissements Renault. Beaucoup voudraient que Boulogne en soit débarrassé. Est-ce à souhaiter?
Après-midi, esquisse de la petite Sylvie Napp, mais qui ne vaut pas la petite danseuse aux marionnettes.
Nous allons chez les Combastet. Descendant l'escalier de métro, nous rencontrons Mme Neuzillet, qui nous dit :
— Voulez-vous connaître le dernier bobard? On dit que les Américains sont à S[ain]t-Nazaire.
Ce bruit court Paris. M. Montcocol (?) que nous rencontrons chez les Combastet, le confirme. M. Montcocol est le beau-père de...? [4], le conseiller intime, médecin du Maréchal. Il est sans doute bien renseigné. Je ne crois pas cependant la nouvelle vraie. Quelques parachutistes peut-être. Ce M. Montcocol (?), je me souviens vaguement qu'on en a parlé, voici longtemps, au moment où je présidais les réunions d'architecte pour la réforme de l'enseignement. On en a parlé, indirectement, à propos d'histoire de Vichy, d'affaires auxquelles il était mêlé, et sur lesquelles il influait par son gendre qui le renseignait. À première vue, c'est un alcoolique. Regard noyé, humide caractéristique. Nez et joues du même rouge plaqué et luisant. Petit bonhomme agité, à tête ronde, sympathique au demeurant, à voir ainsi, dans le monde. Il nous dit que Bucard s'est suicidé. On l'y a contraint. Il nous dit que trois ministres — Bonnard, Déat, Bichelonne — ont écrit au gouvernement allemand pour lui dire que Laval n'était pas l'homme qu'il leur fallait en ce moment! Il nous dit que Darnand n'est pas si mal qu'on le dit. Il le considère plutôt comme un bon type! Il considère la guerre comme réglée et devant se terminer rapidement.
Je ne crois pas que cette fin soit si proche. Les Allemands serrent les dents. Quoique dans une position difficile, très, ils ont encore des atouts. Les territoires qu'ils occupent, l'énorme main-d'œuvre esclavagée qui travaille pour eux. Et peut-être quelque invention réellement diabolique pouvant retarder la décision. Les obus-fusées perfectionnés, sous-marins améliorés par l'expérience des moyens de destruction anglo-américains. Il vaut mieux voir les choses froidement que de se leurrer d'espoirs trop optimistes. Ils ne reculeront devant rien. Ils ne céderont pas. Ils seront comme ces murènes dont il faut écrabouiller la tête, tant qu'il leur restera une parcelle de vie, ils tueront. M. Combastet racontait les effroyables raffinements de cruauté lors du massacre de ce petit village près de Limoges[5]. À la manière de Gengis Khan. Mais si le génie d'un homme d'État se juge au nombre de morts que sa politique a causé, nul doute qu'Hitler ne soit le plus grand de tous.
5 août [1944]
Les journaux font grand cas des actes de guerre suivants : une dizaine d'hommes allemands, montés sur des torpilles dirigées, ont réussi à faire sauter des bateaux, et ne sont pas revenus, ayant sauté avec leurs engins et leurs victimes. Si on réfléchit bien à des actes pareils, on en vient à constater que l'idéal auquel on a conduit ces hommes est comparable à l'instinct des insectes. L'abeille se jette sur l'individu qui menace sa ruche, et meurt de la piqûre qu'elle fait. Elle se sacrifie à sa race, de même ces pauvres types fanatisés. Ils ne savent même pas, pas plus que l'abeille, si en fin de compte, la ruche ne sera pas abattue. Et vraiment, c'est absolument cela l'idéal des sociétés nazies ou fascistes, les sociétés d'insectes. Mais le dictateur des insectes, c'est leur instinct. Comment cet instinct s'est-il formé? Je laisse aux philosophes de l'entomologie le soin de le découvrir. Le fait est là. Dans les sociétés d'insectes l'individu n'a aucune valeur personnelle. Il est la cellule d'un grand corps qui est la ruche, ou la fourmilière, ou la termitière. Chaque groupement d'individus sont comme des groupements de cellules semblables ayant mêmes fonctions, ne soupçonnant même pas d'en exercer d'autres. Il y a la reine, il y a les ouvrières, il y a les guerriers, il y a les bourdons, etc. Tout ça marche, partout pareil, depuis des millénaires. Tout le monde est content. Personne ne souhaite aucun changement, ne souhaite, ne cherche, n'imagine aucun progrès. Là est toute la différence avec les sociétés humaines, dont la caractéristique est l'individualisme de chaque membre de la collectivité.
L'individualisme, voilà l'ennemi de la société fasciste, naziste [sic], ou de quelque système autoritaire que ce soit. Il faut donc discipliner, diriger, contraindre, mater les individus; que chacun remplisse sa fonction et ne cherche pas à faire autre chose. L'instinct est remplacé par le chef qui pense pour tous, décide, ordonne, impose. Mais voilà! Les insectes ont été plus malins. Cette division des fonctions, ils ont eu la bonne idée de la régler avant l'éclosion de l'animal. Dès l'œuf, la fonction de chacun est déterminée, par la dimension de la chambre de couvée, par le mode de nourriture. Chacun naît avec le cerveau de son rôle. On a supprimé aussi cette fameuse question sexuelle. Quelques individus y sont préparés. Ils payent cette satisfaction par une vie entière de pondaison, pour les femelles, par la mort, pour les mâles. Tout ça est d'un ordre magnifique et d'une immobilité que tout dictateur a rêvée. Tous les dictateurs doivent rêver de se promener acclamés par des peuples en liesse, auxquels ils ont apporté la certitude du ventre plein. Ce n'est jamais que rêve. Ils n'apportent que misère et horreurs et finissent toujours par se promener sous les huées et les malédictions. Pourquoi? Parce que ce qui différencie essentiellement l'homme de l'animal, c'est la personnalité, c'est à dire le sentiment de la liberté individuelle. Vouloir que l'individu soit asservi à l'État est un contresens. Car c'est asservir l'ensemble des individus à quelques-uns. Or l'État est fait pour les individus. Les individus ne sont pas faits pour l'État. Et cela est, mon Dieu, toute la question sociale! Les dictateurs ne sont pas une solution du problème. Les affreuses expériences de l'Italie et de l'Allemagne le prouvent une fois de plus. Et l'on ne verrait pas de beaux jeunes hommes fanatisés se faire sauter sur une charge de dynamite pour en faire sauter des centaines d'autres qui leur ressemblent comme des frères.
Cependant les Américains sur terre envahissent la Bretagne, encerclant quelques grandes villes où les Allemands s'enferment. Nous allons vers un siège de Brest! Mais je crois le programme allié plus grand. Je ne serai pas étonné qu'ils ne se proposent de créer un très grand front partant pour l'instant de l'embouchure de la Seine, coupant la France en diagonale et allant rejoindre la Méditerranée pour le débarquement de l'armée française qui attend en Corse. Opération qui pourrait se faire quand les armées d'Italie seront à gênes. Ce serait alors un front allant de l'Adriatique à la mer du Nord...
Visite de M. et Mme Napp pour nouvelle esquisse de leur enfant. Peut-être conciliera-t-on le désir de Mme Napp d'avoir une réalisation en matière claire, en faisant un bronze doré patiné.
6 août [1944]
Les questions qui se posent actuellement pour l'évolution plus ou moins rapide de la situation sont : 1° quelle est la valeur réelle des nouvelles inventions allemandes — torpilles volantes — obus fusées — sous-marins de poche modèle nouveau? 2° Hitler et son parti, devant le danger imminent d'invasion, fanatiseront-ils leur peuple au point de provoquer chez lui un sursaut surprenant de résistance? Déjà on lui raconte, à son peuple, sur la base de l'attentat raté miraculeusement, que les actes sont dus, non aux conceptions grandioses de l'infaillible führer, mais au sabotage de ces conceptions par la clique d'officiers réactionnaires. En ce moment, dans Paris, on rencontre des soldats très jeunes, ont-ils dix-sept ans même, dont l'allure est bien plus insolente que jusqu'à ces derniers temps. Dans la partie nord du front russe, les armées soviétiques ont devant elles des gamins enragés de seize ans. Mais les tanks américains sont arrivés à la Loire, d'autres seraient ce soir à Château-Gontier, et si les Russes ont dû se replier un peu à Mitan (les Allemands font là évidemment un effort désespéré pour dégager un espace de retraite pour les divisions coincées dans le golfe de Riga), ils ont mis le pied sur le territoire du Reich.
Visite de Baudry, Mme de Brie, princesse Galitzine, venues à vélo, repartent sous la pluie, dans des robes légères de garden-party.
7 août [1944]
Terminé, sans regrets, la maquette du Père-Lachaise. Hâte de la voir moulée, pour juger de l'effet de la claustra.
8 août [1944]
Toute la journée à Michel-Ange. Mouvement des bras.
9 août [1944]
Mouvement des bras bien trouvé. Il y avait là une difficulté, ne pas trop lui donner l'air d'une brute! Le modèle a ses avantages et ses inconvénients. Il pose un peu comme un Hercule de foire. À moi d'éviter. Mais il y a des dessins imprévus que seule la nature invente. L'imagination est capable de trouver des compositions. Elle ne peut pas, je dirai plus, elle ne doit pas inventer dans le domaine des formes humaines. Car la forme, donc le dessin, est la résultante d'une infinité de formes successives, de couches superposées de formes dont le départ est au squelette. C'est pourquoi le dessin le plus singulier, sur nature (je ne parle pas d'estropiés, et encore), bien interprété, sera toujours expressif, ne paraîtra jamais une faute, parce que à la base, il y a logique de construction et vérité. L'impossibilité d'inventer une forme, la preuve peut en être fournie facilement, abondamment. Prenez l'ensemble des œuvres d'un artiste se croyant assez fort pour travailler sans modèle. Il fera toujours et partout la même bonne femme, le même bonhomme, tous auront la même tête. Voyez Maillol, cette production imbécile et mal foutue, que caractérise la monotonie. Voyez Bourdelle bien que le tempérament ait autre allure. À part l'Héraklès, qui sent la nature, comme dans presque tout le reste on sent la boursouflure, un mauvais chic.
Je reçois un numéro de Comœdia, entièrement consacré, ou presque, à un interminable interview de Hilaire. Je l'ai parcouru. Il me parait être un de ces naïfs qui, arrivant, sans éducation profonde préalable, à un poste quelconque, se posent en réformateurs, s'imaginent qu'avant eux personne n'a jamais pensé à rien, que tous leurs prédécesseurs étaient des imbéciles, qu'enfin leur accession au dit poste sauve le monde. Hilaire va donc sauver les Beaux-Arts, annonce des réformes. Et ce qu'il annonce pour le futur, quand c'est bien, ce sont des réformes déjà faites ou en cours. Je retrouve même des idées très nettement prises dans mes rapports et mon bouquin, qui elles-mêmes ne sont pas tellement nouvelles. Et en même temps il émet cette théorie que la doctrine de l'art français, c'est "la rupture". J'en fais immédiatement un article de mon futur bouquin, Sophisme et lieux communs.
Voici le propos : "On fait à mon avis mauvais usage du mot tradition. La tradition dans l'art français consiste aussi bien pour Poussin, Georges de la Tour, Watteau, Manet, Monet, Cézanne, Bonnard et vingt autre créateurs à rompre avec le passé. La vraie tradition française, c'est la tradition de la rupture, ce qui n'empêche qu'aucun artiste ne cesse de tirer bénéfice de ses prédécesseurs, et serait incapable, s'il demeurait un isolé, de retrouver les conquêtes du passé."
Ce qui montre d'abord le désordre contemporain, c'est cette salade de noms. Je ne puis m'empêcher de bondir quand je vois mettre sur le même plan Cézanne et Bonnard que Poussin ou Watteau. Quant à la pensée générale, peut-on l'imaginer plus incohérente? Les imbéciles, quand ils parlent d'art, aiment toujours prendre des attitudes révolutionnaires. Tradition de rupture. Trouvaille de mots dont on se gargarise, qui exprime une toute naturelle évolution, évolution qui se manifeste dans tous les arts et tous les pays. Il parle aussi, cet imbécile, d'un conseil d'artistes, comprenant, dit-il, une soixantaine de noms, à qui il demanderait des avis. Je m'avoue, tout en ne le désirant pas, être quelque peu vexé de n'avoir pas été pressenti. C'est pourtant mieux. Mais quand on s'est donné tant de mal comme directeur, quand on a étudié la question à fond, quand d'autre part, on a, comme je l'ai, le droit de considérer avec un certain orgueil son bagage, on a une certaine rancœur devant une mise à l'écart systématique. C'est difficile d'avoir la pure sagesse. Pourtant n'est-ce pas par le tableau d'injustices encore plus grandes que j'ai commencé mon livre.
Aussi bien, ce pauvre type, bien qu'il fasse le chèvrechouiste [sic], n'est pas là pour bien longtemps.
Les événements marchent grand train. Les Américains seraient à Angers, au Mans, à Alençon même, faisant une manœuvre d'encerclement de grand style.
10 août [1944]
Rue de Valois, où je vois Lamblin, Montreux, Poli. Lantier [?] m'avait demandé de venir pour parler de la fameuse corporation. Il parait qu'Hilaire veut la faire sortir. Le moment est bien choisi! Montreux me dit que Huisman aurait déjà fait savoir qu'il rentrerait rue de Valois comme directeur, et que des têtes tomberont. Revanche de son départ de 1940, sous les hués. Pour ses théories esthétiques, il ne vaut pas mieux qu'Hilaire.
Avant le concert de Françoise, je passe, sur S[ain]t-Honoré, à la galerie Drouant. Tableaux modernes. Toujours les mêmes noms sous des toiles qui sont peut-être autres que celles que je connais, mais qui sont si tristement pareilles. Ah! quelle prison, quel carcan que la personnalité, lorsqu'elle est ainsi comprise. Pauvres peintres, Othon Friesz, Vlaminck, Bonnard, etc. Pauvres types qui vous vous refusez à vous-mêmes le bonheur de la liberté, et de voir la nature dans son infinie variété. Non, à chacun sa palette et toujours la même palette. C'est ça l'indépendance?
Françoise a joué Schubert et Ravel. Elle a eu un vrai triomphe.
Gregh dînait à la maison avec Jacques[6]. Rien de sensationnel. Il parait que le débarquement dans le sud serait très prochain. En Normandie, les choses vont très bien. Porte d'Orléans, il y avait aujourd'hui, une foule attendant les Américain! Ce qui arrive surtout, mais par les portes de l'ouest, S[ain]t-Cloud, p[on]t de Sèvres, ce sont des convois allemands de blessés.
11 août [1944]
Travaillé à l'esquisse Napp pour la rendre exécutable en marbre. Commencé l'esquisse Shakespeare. Sujet immense.
12 août [1944]
Je n'écris jamais cette date, je ne la prononce jamais sans penser à Wanda. La mort de Wanda, mon second grand chagrin après celle de l'oncle Paul. Et la mort de Wanda, c'était aussi cruel que celle de ma pauvre Nadine. Deux beaux êtres qu'aucune pensée mauvaise n'effleura jamais. Je ne réalise pas la mort de Nadine. C'est quand la vie se réorganisera, quand Jacques[7] sera installé à Paris avec les enfants que la chère petite nous manquera. Ce sera plus affreux encore. Et nous, jusqu'à présent nous ne sommes pas les plus à plaindre. Je dis jusqu'à présent. Car le danger est partout. On le sent roder autour de tous. Notre petit Marcel[8], dans son petit hameau[9], a dû, avec Jacqueline[10] et le bébé, se cacher pendant 48 heures dans les bois. Une force allemande avait occupé, perquisitionnait. Ils seraient repartis et la trinité Marcel a regagné sa demeure. Pas de nouvelle de Jeannot[11] depuis plus d'un an. La vraie situation par moment, vous apparaît dans son affreuse réalité. Je me sens d'une tristesse infinie. Le terrible à-quoi-bon? cherche à s'imposer... mais quand même ne pas s'y laisser aller.
J'ai pourtant eu une satisfaction aujourd'hui. L'installation de la composition du Père-Lachaise[12]. Je crois que je peux être content. Mon buste de Françoise aussi vient très bien.
13 [août 1944]
Expert déjeunait aujourd'hui. Il a été très emballé du buste de Françoise, a trouvé ressemblant celui de Bigot. Très content aussi de mon arrangement (claustra) du Père-Lachaise. Nous avons examiné les dispositions à prendre pour le futur musée. Peut-être pourra-t-on commencer plus tôt que je ne crois. Car les événements marchent dru. Tout autour de Paris, peut-être est-ce dans Paris même, on entend des explosions se succéder. Dépôts qui sautent. Des camions pleins de soldats harassés traversent Paris, d'ouest en est. La bataille de Normandie parait nettement gagnée. Facile certes de faire de la stratégie en chambre. Il me semble qu'en se cramponnant comme il fait, Von Kluge risque de plus en plus l'encerclement de son armée. Ce serait un succès magnifique pour Eisenhower et riche de conséquences.
14 août [1944]
Dans l'enchantement de mon buste de Françoise. Plus que quelques séances. Quelle adorable enfant. Finie la maquette du Père-Lachaise[13]. Je me plonge à fond dans Shakespeare. Dire que je l'avais tout lu dans ma jeunesse, après ma fièvre typhoïde [14], en rédigeant des notes sur chaque pièce. Je les ai conservées longtemps ces notes. J'aimerais les revoir. Elles doivent être rangées avec mes cahiers. Mais ce que je constate tristement c'est que j'ai tout oublié. Relu la Tempête, absolument comme une chose inconnue. Ne m'emballe pas énormément. Il y a évidemment trois figures dont on peut faire des symboles : Prospéro, Ariel, Caliban. On dit que cette Tempête, c'est comme le testament dramatique de Shakespeare. Heureusement qu'il y a Hamlet et Le Roi Lear, et Roméo, et Macbeth, etc. Étant donné cependant l'importance accordée généralement à la Tempête, il me faut la faire figurer. J'en ferai un petit bas-relief frise, qui fera comme un pendant à un autre bas-relief frise Vénus et Adonis. Le premier et le dernier ouvrage. Prospéro peut-être considéré comme Sha[kespeare], le metteur en œuvre, le deux ex machina, le tireur de ficelles; Ariel, le symbole de la pureté; Caliban, celui du mal. Mais pas très plastique le génie du mal, le poisson à pattes humaines. Tout ça ne va pas très loin dans le mystère humain.
15 août [1944]
La nouvelle sensationnelle du jour, c'est le débarquement dans le sud de la France. Le communiqué dit que le débarquement s'est fait en trois points; des forces plus considérables que celles de Normandie. Aucun avion ennemi, pas un sous-marin ne se sont montrés. Une armée de plus de 14 000 parachutistes a été jetée derrière les lignes allemandes. L'imbécillité de ces fortifications tout le long des côtes, l'arrière-pensée de volonté de nuire qui a présidé à ces travaux inutiles, apparaissent bien nettement. Ça n'avait de raison d'être que dans le nord. Et encore! Les Allemands, ils vivent dans une sorte d'ivresse d'eux-mêmes. Ils vivent une sorte de conte de démons. Nous en avions l'impression, Segonzac et moi, lors de notre voyage en Allemagne de 41. Les installations de Thorak et de Breker. Ces deux margoulins installés plus somptueusement que ne le fut jamais le somptueux Rubens, et qui, lui, l'avait gagnée son installation. Ces deux-là, comme par le coup de baguette d'un Belzébuth, ont vu surgir d'immenses ateliers, demeure en ville, château dans la campagne, serviteurs, écurie, et ont été couverts de commandes colossales pour des palais surgissant, tout au moins sur le papier, de la même manière. Si jamais ce drame de la démesure d'Eschyle a reçu confirmation tragique, notre époque la fournit plus encore qu'Agamemnon, Électre, les Suppliants ou Œdipe roi du vieux Sophocle. Ils s'admirent, ces Allemands. Un tel succès, jusqu'à ces dernières années, avait couronné leur manière. Jamais avant nous pareilles choses n'auraient été faites. En moins que rien dix peuples ont été par nous conquis, agenouillés. Des millions d'esclaves travaillent pour nous. Nos canons sont plus longs que jamais canons n'ont été faits. Et nous avons entouré tout un continent, et quel continent, l'Europe, de fortifications inexpugnables. Nous avons même entrepris d'exterminer une race extrêmement prolifique. Nous les noyons ou les asphyxions par milliers, par centaines de milliers. Ni Tamerlan, ni Gengis Khan n'ont accompli pareils massacres. Pas un pharaon n'a déporté pareil chiffre d'esclaves, ni l'empereur Tsiu Chi-Hoang n'a construit muraille aussi énorme. Que sont ses 600 lieues à côté de nos cent mille et cent mille kilomètres. Installé dans ces énormités, il pouvait commencer à se croire inexpugnable vraiment, et invincible, et qu'un Dieu vraiment veillait à tout jamais sur lui. Ce Dieu, ce n'était que Belzébuth (traduction : le Dieu des monstres).
Nous allons chez les Gregh. Il y avait là Madame Braga. Elle nous dit qu'à Rennes on se bat entre Français. Les deux maquis. Celui des communistes et celui de la vraie Résistance. Nul doute qu'il y a à l'intérieur même du parti communiste, un parti extrémiste très dangereux qui gênera beaucoup de Gaulle, et qui fera beaucoup de mal. Maintenant reste à savoir si ces batailles n'ont pas été que des rixes très limitées. Gregh nous raconte l'histoire de cette fille de Klotz qui a fait arrêter ses deux sœurs, son père et son oncle, en les dénonçant pour 100 000 F partagés entre elle, son mari et son amant. Elle-même avait été arrêtée, enfermée à Drancy. Au bout de huit jours, elle fut relâchée pour faire ce métier de dénonciatrice.
16 [août 1944]
Buste Bigot presque fini et ressemblant, vraiment. Buste Françoise[15] dont j'ai le droit d'être très content.
Après-midi, journée d'un étonnant calme. La bataille se rapproche pourtant. C'est d'un contraste dramatique. De continuelles mais assez lointaines explosions trouent seulement le silence. C'est un mois d'août particulièrement beau. Dans les arbres roucoulent de gros pigeons. Dans le bois où roucoulent d'autres ramiers, on a trouvé ce matin les corps de trente-six jeunes français massacrés, visages défigurés à coups de grenades. Sur les grandes avenues, c'est un défilé de plus en plus serré de camions remplis de soldats. Ils semblent sans armes. Une partie de l'armée de Normandie a pu éviter l'encerclement. Il n'y aurait plus entre les armées anglaises de Normandie qui viennent de Caen et les armées américaines qui viennent du sud, achevant la manœuvre d'enveloppement, qu'on évalue très étroit, quatre ou cinq kilomètres. Von Kluge est obligé, parait-il, d'abandonner ses tanks et toute sa grosse artillerie. Ça ne peut s'écouler par l'étroit couloir que se rétrécit inéluctablement et est d'ailleurs effroyablement pilonné. Pas de nouvelles précises de la Provence. Les communiqués disent que ça va bien. Mais pour Paris, le métro est complètement arrêté, ou va l'être. Les nouvelles sont contradictoires.
Hilaire me fait téléphoner, me demandant de venir le voir demain. Il me fixe d'abord 12 h 15. Instruit par l'expérience, je lui fais proposer la fin de la journée. D'accord. Ma curiosité, le désir d'épingler sa silhouette dans ma collection me font désirer de le voir. Mais au fond, ça m'embête. Sa silhouette, d'ailleurs, elle se voit dans le petit portrait publié par Comœdia, en tête du fameux article. De ce fumeur de pipe, il émane une impression de satisfaction de soi-même, de vanité et de sottise que le texte de l'article confirme pleinement. Quel savoureux pendant aurait fait sa conversation avec celle que j'ai notée de cet autre content de soi, Mistler, qui "a horreur de Rude" et qui profita de son passage rue de Valois pour faire jouer de lui, à l'Odéon, une pièce puérile.
17 août [1944]
Plus de métro. Suspension totale. Les uns disent que c'est une grève des employés. Ils ne voudraient pas que le métro servît exclusivement à transporter des soldats allemands. D'autres disent par pénurie de charbon. C'est plus que probablement la bonne. Les explosions continuent à se succéder venant on ne sait d'où. Il n'y a plus de sergent de ville. Les uns disent que c'est une grève aussi. On les avait désarmés, on en avait emmenés un certain nombre. D'autres disent qu'on les a tous désarmés et habillés en civil. Et tout cas, il n'y en a plus. Les Allemands ont fait deux régiments de S.S. Et ce qui reste de la Milice, avec ces régiments, assurera l'ordre. L'ordre, il n'y en a plus guère. Les bureaux abandonnés par les Allemands, les garages, etc., sont envahis par la foule qui pille tout. On s'arrache les bouteilles, les tonneaux de sucre, les caisses de provisions. De temps en temps des soldats passent et tirent dans le tas. Des camions allemands reçoivent aussi des coups de feu. Les occupants descendent, sortent des maisons voisines quelques hommes, les fusillent sur le trottoir, les laissent là, s'en vont. En face du lycée, porte Molitor, deux Français qui s'approchaient d'un motocycliste ont été abattus par la sentinelle. La foule attend à distance que le lycée soit évacué pour entrer piller. Elle ne se tient pas très remarquablement, la foule. Il est vrai qu'elle est dans un tel dénuement. Tout le pauvre peuple est maigre, mange à peine, crève de faim. Rue des Saussaies, ancien siège de la Gestapo, c'était comique et suggestif de voir, disent ceux qui ont assisté à la scène, tout ce que les gens du quartier ont sorti, bouteilles de champagne, foie gras, sucre, tabac, bas de soie, voire petites combinaisons de femmes.
On dit que Laval a été chercher Éd[ouard] Herriot aux environs de Nancy où il était sous surveillance. Il y aurait en ce moment des conférences à l'hôtel de ville, avec Herriot, Laval, deux délégués américains! et naturellement des Allemands. On y discuterait du sort de Paris. Je ne vois pas très bien Herriot assis à la même table que Laval qui l'a fait arrêter. Jeannette aussi aurait rejoint Paris.
Journée à un dessin : Délivrance de Paris accueillant les armées libératrices, demandé par Jacques[16] pour un journal Le Parisien, qui doit paraître aussitôt après l'entrée des alliés, en remplacement du Petit Parisien supprimé.
18 août [1944]
On est suspendu aux nouvelles concernant la déclaration ou non de Paris ville ouverte. On dit même que Chautemps est arrivé d'Amérique pour prendre part aux délibérations! En même temps on dit que Laval, le Maréchal et Éd[ouard] Herriot ont été emmenés par les Allemands. Comme le bruit courait de la présence de Laval à l'hôtel de ville, une foule s'est réunie sur la place pour le huer. Son départ avec les Allemands est probable. Qu'ils emmènent Pétain un peu moins volontairement et Herriot tout à fait involontairement, c'est fort probable aussi. Quant à la présence de Chautemps, c'est une bonne blague, sûrement. Ce qui semble se confirmer c'est la proclamation de Paris ville ouverte. Ce serait rendu officiel ce soir. Les troupes américaines n'y entreraient pas, seulement les services sanitaires et du ravitaillement civil. Cette nuit, dans le calme, on entendait des fusillades. Convois allemands en retraite attaqués. Les explosions continuent. Ce sont les dépôts de munitions et autres que les Allemands font sauter. On s'attend à ce que saute le pont de S[ain]t-Cloud. Radio-Paris a sauté aussi. À coups de hache, les Allemands ont détruit tout le matériel.
Et les Russes, en ce moment, franchissent la frontière de Prusse orientale. L'armée Von Kluge est encerclée en Normandie. Les avant-gardes américaines sont à Versailles. Les camions en retraite continuent à se succéder sur les avenues, le long de la Seine. Roosevelt déclare que l'Allemagne connaîtra l'invasion, même si elle demande un armistice immédiat. Le gouvernement bulgare annonce officiellement qu'il va déférer aux désirs du peuple et se retirer de la guerre.
J'achève mon dessin qui est pour un journal Le Parisien qui doit paraître dès la libération de Paris.
Les gens qui habitent aux derniers étages de grands immeubles disent que tout autour d'eux, dans Paris et la banlieue on voit de grands incendies. Les magasins Dufayel brûlent.
18 août [1944]
17 heures 30, des hauts parleurs font savoir qu'aujourd'hui le couvre-feu aura lieu à neuf heures du soir. Durera jusqu'à six heures du matin. Toute personne trouvée dehors sera fusillée sur place. Chez Ben[jamin] où nous nous retrouvons avec Paulette. Derniers bruits. Laval, Bichelonne sont partis pour l'Allemagne. Abel Bonnard y est déjà depuis plusieurs jours. Ce héros est parti le premier. Herriot a été emmené. Par contre Drancy, Fresnes ont relâchés leurs prisonniers. Brünner, le tortionnaire de Drancy est parti prudemment hier matin. Tous les ministères sont fermés. Il n'y a plus à Paris ni gouvernement, ni police. Sur ce désordre règne un calme inouï. Ce calme me parait la confirmation qu'il n'y aura pas bataille dans Paris. Deux ou trois fois dans la journée on annonce que Paris sera ville ouverte, puis que Paris sera champs de bataille. Il y aurait déjà un aspect autre si la seconde hypothèse était la bonne. Moi, je crois que Paris sera épargnée. Ils ont besoin de prendre du champ. Impossible d'entendre les communiqués. Les bribes qu'on entend laissent perces des nouvelles très bonnes. Nous apprendrons sans doute en même temps l'entrée dans Paris, l'entrée en Prusse orientale.
23 heures. Marguerite Long nous appelle au téléphone. Paris est finalement déclarée ville ouverte. Après leur défaite de Normandie, les Allemands viennent de subir une nouvelle défaite dans la bataille de tanks à Beaune. Ils ont alors accepté d'abandonner Paris sans combattre. Les troupes du général Leclerc campent à la porte d'Orléans. Demain matin, il entrera dans Paris, le premier. Il a été accordé aux Allemands quarante kilomètres d'écart de Paris avant que les Américains reprennent leur poursuite. J'avais toujours pensé que les Anglo-Américains feraient ce geste de laisser les Français entres les premiers dans Paris. Pétain aurait été emmené en Allemagne. Bichelonne se cacherait dans Paris. Darnand, cet autre héros! est aussi parti depuis plusieurs jours. Il est à Metz, avec Luchaire. Personne ne parle de Déat. Le châtiment est commencé.
Avenue de Versailles, un camion de blessés allemands. Ils sont pêle-mêle dans la paille. C'est un plateau sans abri. Il a plu. Ils sont trempés. Pour s'abriter, ils se sont enveloppés dans la toile avec son immense croix rouge.
Avenue Foch, avant leur départ, pour la seconde fois, Wehrmacht et Gestapo se sont entre-tués. Le matin, littéralement, le ruisseau coulait, débordant de sang, comme après un orage. Récit de Madame Laguinia, qui habite à côté et qui, toute la nuit entendit des coups de feu, et qui a réellement vu ce ruisseau de sang, coulant le lendemain durant la matinée.
J'ai abîmé mon dessin pour Le Parisien. J'ai voulu faire un effet de nuages sombres. Il me faudrait plus de temps. Je devrai le recommencer demain.
19 août [1944]
7 h. Si la présence de la colonne Leclerc à la porte d'Orléans est vraie, si le général doit aujourd'hui entrer dans Paris, cette journée, ce 19 août 1944, sera une des dates les plus historiques de l'histoire de Paris. Je suis réveillé depuis longtemps. Je suis frappé par l'extraordinaire silence. Jamais Paris, Boulogne n'ont été aussi silencieux. Durant la nuit, j'ai entendu, un moment quelques, coups de canon. Tirs de D.C.A.? Explosions? Mais depuis des heures, plus rien. Je n'entends même pas ce roulement lointain des moteurs de camions passant avenue de la Reine ou avenue de Versailles. Pas même ce bruit de pas pressés de quelque retardataire se rendant à son travail. Le ciel est magnifiquement bleu. Paris attendrait-il vraiment aujourd'hui sa délivrance?
8 h. La petite Nounou qui vient de chez le boulanger dit que, avenue de Versailles, défilent encore des camions pleins d'Allemands.
12 h. L'entrée des troupes françaises n'a pas eu lieu. L'évacuation de Paris va quand même grand train. Partout c'est le pillage. Riou me téléphone : les Allemands ont évacué le Vieil Arbre (ancienne propriété Blumenthal) aussitôt les gens du quartier, voisins et autres, y sont entrés et le pillage a achevé la besogne allemande. On a brisé tout ce qui était brisable, piétiné le jardin, etc. Il y a des bagarres, notamment place de la Concorde et à l'hôtel de ville. Thomé, qui était dans Paris ce matin dit que ce n'est pas aussi grave que le bruit en court, mais qu'on échange des coups de fusil. D'après Riou, les Américains procèdent à une sorte d'encerclement de Paris. De grosses explosions se sont de nouveau fait entendre. On dit que le pont de S[ain]t-Cloud et le pont de Sèvres ont sautés.
J'ai refait mon dessin. Cette fois il est bien
16 h. Ben[jamin][17] téléphone. On se bat sporadiquement dans Paris. Ce sont les agents de police unis à la G.M.R.[18] qui attaquent les Allemands, sous l'impulsion de la Résistance. La rive droite de la Seine dans l'ensemble serait à eux. Sur la rive gauche bagarres. Tanks et canons seraient dans le boulevard S[ain]t-Germain. La Résistance se serait emparée de l'hôtel de ville, sans grand mal. La colonne Leclerc serait à la tête de vache (entrée de Montrouge, direction porte d'Orléans). Un haut parleur se promène dans le quartier, clamant des instructions incompréhensibles.
Séance au buste de Françoise.
18 h. Après ma séance, je pars pour la mairie. Rues presque désertes. Si Paris est agité, Boulogne ne le parait guère. Changement boulevard Jean-Jaurès. Avenue de la Reine, quelques groupes immobiles et palabrant. La rue qui mène à la mairie assez grouillante. Arrivé à la moitié, je vois des gens venir à moi en courant. Un cycliste passe à côté de moi disant :
— Ne continuez pas. Ils tirent sur la mairie. On rafle tous les hommes.
J'hésite, la curiosité l'emporte. Je continue un petit bout de chemin. Une femme affolée me dit :
— Ils ont tiré sur moi, dans le square où j'étais avec deux dames et des enfants. Ils nous ont ratés. On a pu se sauver en se jetant par terre.
Un homme, dans un petit cercle, au coin d'une porte disait que c'étaient des agents, en civil, qui avaient abattu un milicien et que la Milice allait revenir se venger. À ce moment, une petite vague de gens refluait en courant, un jeune homme que j'ai remarqué, se retournant continuellement. Une motocyclette montée par deux Allemands traversa la place de la mairie. Tout le monde s'engloutit dans les couloirs des maisons. J'ai fait demi-tour, je m'arrête de temps en temps, me mêlant aux groupes. Il en résulte que les Allemands S.S. tirent sur tous les attroupements un peu nombreux, que les policiers tirent sur les Allemands et la Milice, que la Milice tire sur les policiers. Les Allemands S.S. et miliciens raflent les hommes qui s'attardent aux coins des rues. Toutes les nuits fusillades. Cent quarante cadavres au commissariat de la rue Chardon-Lagache.
19 h. Téléphone de Hautecœur, pour me dire son impossibilité de venir. Venait me lire un communiqué officiel concernant la situation du gouvernement; pour discuter avec les Américains et les Allemands de la question de Paris. Les Américains refusèrent aucun homme ayant été au gouvernement depuis l'armistice. Pétain proposa Herriot qu'on alla chercher dans sa retraite sanitaire. Quand Herriot fut à Paris les Allemands l'arrêtèrent, puis arrêtèrent Pétain, Laval, tout le gouvernement. Tout ce beau monde a été emmené à Belfort. Bichelonne, Déat sont de la charrette. Les maires ont été avisés qu'ils avaient pleins pouvoirs pour assurer l'ordre dans leurs communes respectives. Avisés par qui?
Tandis que j'écris, j'entends de continuels échanges de coups de feu, véritables salves.
20 h. Mme Neuzillet que nous abritons, revient de la mairie. Il y a eu une cérémonie de hissage de drapeau. Tout le personnel et la foule faisait huit cents à mille. Les agents de police ont été acclamés. Ils ont défilé, couverts de fleurs. On criait "Vive la République". Très peu de voix criaient "Vive la Russie". Tout le monde a chanté la Marseillaise. Quand il ne restait presque plus personne, est apparu une auto allemande, camion avec hommes debout, mitraillette au poing. Le personnel de la Croix-Rouge s'est placé devant. Les Allemands ont salué le drapeau à croix rouge, ont passé et sont allés plus loin tirer sur des femmes et des groupes dans le square. Puis ce sont les agents qui ont tiré sur un d'entre eux qui refusait d'obéir aux ordres d'envoyés de la Résistance. Rien de très très grave en fin de compte. Bien souvent, ceux qui tirent sont des soldats ivres, attaqués par personne, mais ayant peur. Le gros coup a été à l'hôtel de ville dont la Résistance (le personnel policier, gardiens, etc.) s'est emparé. Les S.S. l'ont repris et y protègent le conseil municipal. Le conseil, en l'absence du gouvernement le représente... Mais l'ordre réel qui se maintient dans l'ensemble est remarquable.
Dans la nuit qui vient, deux énormes incendies éclairent un ciel d'orage à l'est et au nord est. On dit que l'un de ces brasiers est le groupe des usines Citroën. Explosions lointaines et pétarades de feu d'artifice.
Mais où sont les soldats de Leclerc? Le communiqué dit que les Américains, achevant leur second mouvement tournant parallèlement à celui de Normandie, sont à Mantes et à Vernon. D'autres colonnes débordent Paris au sud est. En Provence, une armée avance vers Grenoble, une autre vers Aix, enveloppant Toulon où les Allemands résistent, comme à Cosne où les alliés me paraissent avoir rencontré des difficultés qui les ont surpris.
20 août [1944]
9h. Rien de sensationnellement nouveau. On nous téléphone que des fusillades ont lieu toujours un peu partout dans Paris, square [de] Montholon, rue de Maubeuge, quartier S[ain]t-Germain. Et puis il y a aussi des bagarres entre Français, ceux qui veulent marcher tout de suite et faire marche avec les groupes de Résistance et ceux qui veulent rester chez eux. Ici, les enfants préparent d'immenses bannières et banderoles pour pavoiser.
16 h. Madame Caillet[19] téléphone. Une convention serait signée entre les Allemands et la Résistance : le commandement allemand s'engage à respecter les immeubles et à évacuer Paris rapidement. Pour ne pas gêner l'évacuation, la Résistance demande aux Français de ne plus tirer sur les Allemands. Ce texte est affiché, contresigné du maire, à la porte de la mairie du VIIIe.
17 h. Madame Neuzillet arrive de la mairie, avec en mains le texte de la convention. Il a été apporté à la mairie par des policiers avec au bras le brassard de la Résistance. Deux autres les accompagnaient, et deux Allemands étaient avec.
19 h. M. Forgue, rédacteur en chef du Parisien, pour me remercier du dessin. Il me dit que la convention cafouille, n'est pas appliquée. Les Allemands ont profité de ce que les résistants, confiants, se sont fait connaître pour procéder à des arrestations. Le journal qui devait paraître demain, ne paraîtra pas encore. Voilà qui se passe de commentaires!
Presque fini le buste de Bigot.
20 h. Mme Neuzillet qui revient dîner (elle habite ici en ce moment) nous dit que la trêve tient toujours. Elle rapporte de Paris qu'une partie de l'armée allemande qui a pu échapper doit traverser Paris cette nuit. Elle est suivie de près par les colonnes américaines qui entreraient par la porte d'Orléans.
21 h 30. Non, la trêve ne tient plus. Téléphone du docteur Caillet[20]. Les coups de feu crépitent de nouveau dans son quartier. Cause de la rupture : les Allemands ont arrêté le plénipotentiaire de la Résistance qui avait signé la convention de trêve. Pourtant, tout est de nouveau bien calme, extraordinairement calme tout autour dans le quartier.
Dans la région de Falaise, Américains et Britanniques ont fait leur jonction. Une grosse partie de l'armée Von Kluge est encerclée. Avenue de la Reine, des autobus partent vers l'ouest, avec écrit sur les carrosseries : "ravitaillement de Paris"
Ce qui aurait aussi contribué à l'échec de la trêve dans Paris, c'est l'action du groupe communiste qui n'en veut pas. C'étaient les ministres de Suisse et de Suède qui avaient pris l'initiative de cet accord. Il fut signé ce matin à sept heures. Rompu vers midi, il fut rétabli au début de l'après-midi. Peu après, les arrestations des signataires de la Résistance provoquèrent la nouvelle rupture, dont les responsables cette fois sont les Allemands. Il y a des irréductibles dans les deux camps. Ainsi, un groupe d'une dizaine de soldats s'est enfermé dans une usine. Les hommes ont déclaré qu'ils se battront jusqu'au dernier. Parmi les Français, il y en a qui déclarent qu'il faut que Paris soit libéré par les Français. Ils oublient un peu vite que si les Anglo-Américains n'étaient pas à nos portes, hélas! nous serions encore sous le régime morne de la Gestapo.
Nous sommes sans nouvelles de Jacques[21] que ses groupes attendent, et qui devait arriver aujourd'hui.
21 août [1944]
9 h. L'histoire de la trêve de quarante-huit heures est une histoire vraie. L'ambassadeur de Suède s'est entremis entre les chefs de Résistance et le commandement allemand, dans le but d'épargner Paris. Cette trêve expire ce soir à minuit. Il y a encore cependant des groupes isolés qui veulent combattre quand même, et continuent. Des soldats sont toujours installés dans les blockhaus de l'avenue Victor-Hugo, ici. Des camions allemands passent à toute vitesse, avec un homme, mitrailleuse au poing, à droite et à gauche, sur les marchepieds. Ils tirent en passant sur toute agglomération de quelques personnes. D'après les nouvelles officielles de radio, les Américains et Anglais sont à Fontainebleau, à Melun, à Versailles, etc. Il est donc fort probable que demain tout de même ils seront à Paris. Quand même, à la veille d'un événement d'une pareille importance, ce qui est le plus frappant, c'est le silence. Et ce qui est aussi impressionnant, c'est, dans l'ensemble, la tenue des troupes allemandes battues et la tenue remarquable du peuple de Paris. Il n'y a plus aucune force de police, aucune autorité, il n'y a aucun ordre. Les pillages des locaux abandonnés par les Allemands apparaissent même plutôt comme un jeu. Et c'est vraiment sans importance. Et ils ont bien raison. Je suis avec Hugo, Michelet et Jaurès. Je crois au peuple. C'est lui qui est intéressant, bien plus que les soi-disant élites. À propos d'élite, on raconte de départ de Bonnard. Il avait entassé dans trois camions toutes ses collections installées par lui au ministère. Au moment du départ, il dit d'attendre, qu'il veut aller chercher quelque chose qu'il avait oublié. Quand il revient, plus de camions. Il est parti pour l'Allemagne, sans même une malle d'effets (téléphone d'une amie de Mme Neuzillet).
10 h. Autre téléphone, de Claude Breger[22]. Il dit que Radio-Paris marche de nouveau et qu'on y annonçait que Paris était en état de siège, tenir fenêtres et volets fermés. Tout rassemblement de plus de trois personnes serait impitoyablement fusillé. On se battrait furieusement en ce moment dans le quartier. Combat. Boulevard S[ain]t-Michel, beaucoup d'Allemands ont été tués. Les Allemands tiennent toujours à la gare du Nord, gare de l'Est, porte Maillot, dans le palais du Luxembourg. Le drapeau blanc flotte sur l'hôtel de ville.
Entre-temps, allant, venant, je mets la dernière main au buste de Bigot. Je tache aussi de m'absorber aussi dans l'étude de Shakespeare.
14 h. Vers 11 h 30, a commencé une série d'explosions. Cru d'abord à une rencontre. C'était un dépôt de munitions tout proche. Ça a duré une bonne heure. Signe en tout cas d'abandon de la lutte dans Paris. Mais la fameuse convention est lettre morte. Elle avait été réellement signée. Il se confirme que ce sont les communistes qui, plus que les Allemands — eux y avaient tout intérêt, puisqu'ils abandonnent Paris, à le faire commodément — ont saboté l'accord. D'ailleurs dans tous les domaines l'intransigeance et les appétits communistes se manifestent. par exemple, l'impossibilité où est Jacques[23] de venir, dans les partis dont il s'occupe (cinéma, théâtre) a permis aux communistes, camouflés sous le titre de Front National, de s'emparer des leviers de commande. En ce moment, (renseignements du docteur Caillet et de la comtesse de Dampierre) on se bat autour de la mairie du XVIIe. Quant à la fameuse venue d'Herriot à Paris, c'est une énorme blague. Jamais il n'a été ramené à Paris...
18 h. Le jeune Michel Lambert, que je rencontre en sortant de l'atelier, me dit qu'on se bat beaucoup dans Paris. Il y a des barricades, Allemands d'un côté, F.F.I. de l'autre. Dans le XVIIe, la mairie est aux mains des communistes. Un immense drapeau rouge, faucille et marteau y flottent. Boulevard S[ain]t-Germain, combat avec petits canons. Les résistants sont divisés en deux camps par suite de l'intransigeance communiste. Ces derniers, dès hier ont fait paraître de nouveau l'Humanité et le Populaire. Des affiches sont apposées par eux. Elles sont, paraît-il, assez stupides, nuisibles même. L'une d'elles, par exemple, s'adressait aux ouvriers métallurgistes. Elle leur conseillait de réclamer immédiatement des salaires doubles, un litre de vin par jour et je ne sais plus quoi. Si toute révolution doit consister uniquement à alterner le remplissage des ventres, ça ne vaut pas la peine assurément... voir la chanson. Il est vrai qu'en ce moment les ventres ne sont guère pleins.
Les hommes aiment punir, comme si la punition empêchait l'acte d'avoir été accompli, servait même d'exemple. Et pourtant! Il ne sera pas possible de laisser aller ces êtres monstrueux qui ont causé tant de misères et dont chaque pas clapote dans un bourbier de sang. Je pense, en regrettant un peu ce désir de punition, à ce qui se passe en ce moment dans Boulogne. On a saisi les filles qui ont couché avec les Allemands, on leur a coupé les cheveux, rasé la tête, on les promène à travers la petite ville. Ne valait-il pas mieux les laisser dans l'isolement maintenant, après tout, les cheveux, ça repousse. Le reste repoussera avec. Dans Paris, commencent aussi les arrestations des collaborateurs. Mais quel jeu dangereux de dénonciations renversées. Le général de Gaulle avait fait, à ce sujet, des recommandations si nobles et si sages.
Travaillé à l'esquisse Shakespeare.
20 h. L'attitude de la population est moins bonne. Mme Neuzillet, par son poste à la mairie, est au centre de la vie de la cité, a assisté tout à l'heure à la scène de rasage de tête des anciennes maîtresses des Allemands. Ce n'était pas beau, nous dit-elle, cette foule de femmes, de gamins, d'hommes, traînant ces malheureuses filles qu'ils avaient pourchassées. C'est à la mairie qu'avait lieu l'exécution. La mairie où il n'y a plus aucun service d'ordre. On commence à crier contre le maire "nommé par Vichy". Ça suffit. L'impopularité de ce gouvernement de Vichy est incroyable. Quant à cette coupe de cheveux, c'était une scène du moyen âge. Certaines crânaient :
— Ça repoussera. Je serai plus belle.
Des Allemands apprenant ce rassemblement sont arrivés et ont tiré dans la foule. Une dizaine de blessés. Un brave homme disait à Mme N[euzillet] :
— Il faudrait qu'on remette tout le monde au travail. Ils n'ont rien à faire. Ils vont faire des bêtises.
Commence aussi une chasse aux collaborateurs. À propos de ces filles ayant couché avec des Allemands, Mme N[euzillet] nous répétait le mot de l'une d'elle, mariée, et qui était enceinte. Son mari est prisonnier. Comme on lui reprochait son attitude vis-à-vis de son mari :
— Oh! mon mari, dit-elle, ça s'arrangera. Mais c'est ce pauvre petit. C'est pour lui que ça m'ennuie.
— Pourquoi plus que votre mari?
— Avec mon mari, on pourra se comprendre, mais pauvre petit, je ne le comprendrai pas quand il me parlera.
Incroyable mais absolument authentique.
Madame N[euzillet] nous donne des précisions sur l'aff[aire] du pseudo-armistice. Ce ne sont pas les communistes mais bien les Allemands les responsables. Il était stipulé dans la convention que les prisonniers politiques de Fresnes seraient libérés. Or, peu de temps après la signature, ordre était envoyé gare de l'Est de faire immédiatement partir pour l'Allemagne un train contenant 150 prisonnier de Fresnes! D'où protestations véhémentes. Auxquelles ripostèrent les Allemands en faisant arrêter les signataires de la convention. Et la bataille de rue reprit. Mme Neuzillet tient le fait de Laguillonie qui a pris part active à ces négociations. D'ailleurs je ne comprends pas cet armistice. Seul le commandement suprême interallié me paraît pouvoir négocier un armistice, une trêve quelle qu'elle soit. Il me parait bien bizarre que les résistants de Paris puissent agir sans accord avec le commandement, surtout si cet accord doit donner du répit à l'ennemi battu, lui permettre de prendre du champ. Dans ce qui s'est passé, il ne faut voir, en fin de compte, qu'une ruse de guerre des Allemands, piège dans lequel on est tombé me semble-t-il, assez naïvement. Ça épargnait Paris, dira-t-on? Qui vous garantit que les Allemands ne tireront pas sur Paris lorsqu'ils seront arrivés dans leurs lignes de repli? Et d'ailleurs, à la façon dont se passent les choses, on voit bien qu'ils ne pensent qu'à s'en aller rapidement, le plus possible. Laguillonie a vu revenir de Fresnes son associé arrêté et à qui on voulait faire avouer qu'il était d'origine juive. Pour obtenir ses aveux, les fonctionnaires lui ont écrasé les doigts. Laguillonie était tout bouleversé. Et il était plutôt de tendance collaboration.
22 août [1944]
9 h. Les troupes françaises sont à Toulon, presque à Marseille. Ici, ils ont franchi la Seine à Melun. Je suis éveillé depuis longtemps. Plus un bruit depuis plusieurs heures, plus une explosion. Jamais le tragique du silence de la nature ne m'a autant frappé. Téléph[one] de Brébant, rien de sensationnel, puis des Roussy. Il est nommé de nouveau recteur de l'Université. Un nouveau ministre remplace Bonnard. Il s'appelle Wallon. Mais, paraît-il, Paris commence à être fort agité. Derrière l'atmosphère de bataille, l'atmosphère des vengeances. À S[ain]t-Mandé, où je voulais aller travailler à mes marbres, Juge me dit de ne pas venir. Il y a des barrages, des barricades. On tire dans le bois de Vincennes. Et surtout ces voitures à toute vitesse hérissées de mitraillettes.
Coup de téléphone affolé de Lejeune. Quel impulsif que celui-là. Le jeune Andréi lui a téléphoné que des artistes s'agitent, se proposent notamment d'inquiéter ceux qui ont fait en 41 le voyage d'Allemagne, dont j'étais. Je comprends que, à première vue, quand on ne sait pas les conditions dans lesquelles ce voyage s'est présenté pour moi, on s'étonne beaucoup de ma présence dans ce groupe, et qu'on me le reproche. Mais si ce n'était pas un devoir, c'était une obligation. Revoir le cahier 1941. Si ce voyage était fort embêtant, si gênant, il n'en a pas moins été fort utile pour beaucoup de prisonniers. Mais je ne le sais que trop. On peut toujours reprocher, inquiéter. Je me rappelle qu'en y partant, je me disais que cette expédition singulière me vaudrait peut-être des ennuis, mais qu'après tout ces ennuis particuliers seraient bien compensés par la joie de la libération.
14 h. Diverses communications nous confirment la situation sérieuse de divers quartiers de Paris où l'on se bat dur. Dans la Cité surtout où des hommes, français au brassard tricolore, Allemands d'autre part, embusqués aux coins des rues, se tirent les uns sur les autres sans s'occuper de qui passe entre eux. Derrière ces combats, dans la Résistance elle-même, les divers mouvements clandestins qui jusqu'à ce jour travaillaient chacun de leur côté veulent chacun recueillir exclusivement, tout au moins, au maximum, le bénéfice des risques courus. Il s'agit de la conquête des directions importantes. Le parti communiste dont le mouvement a pris le nom de Front National est le plus avide.
18 h. Visite de la comtesse de Dampierre. Elle nous dit que M. Bardoux a pu persuader le général de Gaulle de se faire donner immédiatement, dès que Paris sera libéré, l'investiture par le Parlement. Il lui apporte dès à présent l'unanimité du Sénat. L'idée est excellente. Le gouvernement de Gaulle serait ainsi immédiatement légalisé, ce qui serait de première importance vis-à-vis des Américains et des Anglais, qui, à juste titre, y tiennent tant. Il est vrai, par ailleurs, que l'effondrement de Vichy, enlève toute raison d'hésitation aux alliés. Par contre, ce qui reste ennuyeux, grave même, c'est la lutte sourde pour la conquête des postes de commandes, entre les groupes de résistance, émanation des anciens partis politiques. On se tire dans les jambes, au figuré, pour l'instant. Quand saurons-nous ne pas être divisé, accepter le minimum de discipline nécessaire?
21 h. Téléph[one] de Carteret. Avis d'une nuit de bataille. Des voitures munies de haut-parleurs circulent en ce moment dans Paris, appelant le peuple à l'insurrection. Ils annoncent que les débris de la VIIe armée allemande battue doivent traverser Paris cette nuit. Il faut les exterminer. Carteret recommande de ne pas mettre le nez dehors. Gérard et Françoise sont dehors. Ils déposent des numéros du futur journal Opéra qui doit remplacer Comœdia dans d'innombrables boites à lettres. Il n'y a plus de courrier. Cette septième armée, voilà la seconde fois qu'on nous annonce son passage à travers Paris, à heure fixée.
Françoise rentre. Gérard reste à Paris, chez ses parents[24]. La bataille a repris dans le XVIIe. Il serait imprudent de revenir ce soir. Par ailleurs, le couvre-feu depuis longtemps a sonné. Françoise nous annonce que le ministère de de Gaulle est fait. On entend de continus et réguliers coups de canon. C'est le rythme de batteries lourdes de combat. Il ressort, enfin de compte, que la bataille est aux portes de Paris. Il est plus que fatal qu'elle soit bientôt dans Paris.
Mme Neuzillet nous dit que Pétain, avant de quitter Vichy a rédigé une proclamation qui sera bientôt répandue.
23 août [1944]
9 h. Gérard[25] est arrivé de très bonne heure. Il a les poches pleines de nouvelles et de journaux libres. Le Populaire réaffiche un immense portrait de Léon Blum. Nul doute que Blum a été remarquable au procès de Riom. Il l'avait moins été au pouvoir; et surtout sa politique de continuelle opposition à tous les ministères avant son arrivée au pouvoir a terriblement contribué à l'énervement du système républicain. Le meilleur de ces journaux me paraît être Le Soir qui donne des détails sur les événements et les tractations de ces derniers jours. Il en ressort que Herriot est bien effectivement revenu à Paris. Françoise a d'ailleurs vu quelqu'un qui l'avait vu. Impression d'un homme fini. Il flotte dans sa peau. Il n'avait qu'une idée, se réinstaller au Palais-Bourbon, et une autre, consulter Jeannenet. On ne pouvait rien en tirer d'autre. Gérard nous apporte aussi le message Pétain, bien vague, même dans sa protestation contre son enlèvement. Les Allemands en l'enlevant en même temps que Laval, croient-ils vraiment détenir le gouvernement français? Quels idiots vraiment. Conseils à l'union, affectant de considérer le véritable ordre nouveau comme émanant de ses directives. Gérard nous apporte aussi la liste du nouveau ministère. C'est Parodi qui en est le chef. À l'Instruction publique, c'est bien Wallon. Le directeur des Beaux-Arts n'est pas connu, sans doute pas désigné encore. Les coups de canon dont les souffles toute la nuit firent trembler la maison viennent de grosses pièces allemandes installées à Kremlin-Bicêtre et qui tirent sur des colonnes américaines qui viennent directement sur Paris.
11 h. Gérard sorti revient. Il a passé au Gr[an]d Palais qui brûle. Les Français y sont installés. Les Allemands les attaquent et ont jeté des grenades incendiaires. Le spectacle, dit Gérard, était vraiment singulier. De part et d'autres Français et Allemands se canardant. Entre les deux, au poste de secours qui fait l'angle du Gr[an]d Palais, la Croix-Rouge avec son personnel dehors reçoit les blessés, et sur le trottoir la foule regarde. Les nouvelles provenant de la nouvelle préfecture de police disent que les Américains sont à Antony. Ce serait une colonne détachée de la masse qui fait l'encerclement par le sud est qui viendrait renforcer les F.F.I. Les Allemands ont infiltré des S.S., ce qui a modifié les caractères de la lutte.
Paulette[26] qui vient après le déjeuner, m'apprend que le président Bouisson a été arrêté. Bien que la raison pour laquelle il a été arrêté paraisse sérieuse (comme président du conseil d'administration de l'Œuvre, présidence qu'il avait conservée malgré le changement scandaleux d'orientation du journal avec Déat), il recevait 60 000 pour chaque séance. Il y en avait quatre par an. J'en ai beaucoup de chagrin.
Un nouveau débarquement vient d'être effectué à Bordeaux, et les troupes débarquées auraient déjà fait leur jonction avec celles qui, ayant passé la Loire allaient vers le sud. Celles de Provence sont à Grenoble, à Arles. Et toute la journée, ici, la maison a tremblé de plus en plus par les souffles du canon dont le roulement ininterrompu se rapproche insensiblement. Cependant que la série des mouvements concentriques d'encombrement le précise. Meaux est occupé par les Américains. On a l'impression qu'ils manœuvrent de manière à ce que pas un soldat allemand ne puisse échapper.
Mais on ne sait pas ce qui se passe en Allemagne. Rien ne filtre. Il y aurait des troubles. On parlerait du débarquement d'Hitler. Ce serait celui qui couronnerait tous ceux de la flotte anglo-américaine! Mais je ne crois pas que la situation actuelle, au train dont vont les choses puisse durer longtemps.
Fini buste de Bigot. Je pioche Shakespeare.
24 août [1944]
12 h. La Roumanie demande l'armistice. Les Américains sont à Arpajon. L'armée Leclerc est à Orgeval, où sont les petits. Il parait qu'il n'y a pas eu de combat à Orgeval même. Aucune nouvelle de Jacques[27]. Des colonnes américaines seraient aussi à Troyes, marchant, dit le communiqué, vers la frontière allemande. Le nouveau débarquement dans le sud ouest a conduit déjà les Américains à Bordeaux. Les F.F.I. font de leur côté de la bonne besogne. Ils seraient à Vichy. On imagine les réflexions qui doivent faire tous ces gens qui ont écouté Laval, l'ont suivi et se trouvent maintenant dans ce pétrin sinistre. Et ce malheureux Maréchal. On ne peut prononcer le nom de Vichy sans penser à cet effondrement. Laval, il y a trois mois, croyait encore sérieusement à l'invincibilité allemande, à l'invulnérabilité de la "forteresse européenne". Ça aussi, ça n'a été qu'une entreprise financière. Pétain parlait de son installation à l'Élysée.
Le Grand Palais n'a pas complètement brûlé. Téléphoné avec Madeline. L'affaire a été causée par une sottise du poste de police. Les agents l'avaient barricadé, entouré de sacs à terre. Des Allemands ont cru à un blockhaus de la Résistance. Ils sont arrivés avec des tanks lourds, des [ill.] et ont fait, me disait Madeline, une besogne terrible. Un obus incendiaire a troué la porte B, a incendié les coulisses du cirque installé là. Les appels d'air des sous-sols ont vite propagé les flammes. Madeline évalue des frais de reconstruction à une trentaine de millions. Ce Grand Palais était décorativement dans le goût de son époque, néoclassique second Empire. Pas bien fameux. Moins démodable en tout cas que ce que l'on fait actuellement. Mais le plan, avec cette énorme nef reste excellent. Malgré tous ses défauts, ce palais manquerait beaucoup. Pour exposer de la sculpture on ne pouvait faire mieux.
Plongé dans Shakespeare. Le Songe d'une nuit d'été m'enchante. Je ne m'en souvenais plus bien si je me souvenais des noms d'Obéron et de Titania. Je représenterai la partie féerie de l'œuvre de Sh[akespeare] par Le Songe et par La Tempête, sa dernière. Le Songe est une de ses premières pièces. Je crois être sur la voie, pour le socle, d'un arrangement assez original.
Thomé me téléphone, me dit que Sacha Guitry est arrêté.
L'approche très certaine des alliés se prouve par le rapprochement des tirs d'artillerie. De grosses pièces tirant peu loin d'ici essayent de ralentir la marche des troupes. Roulement incessant. Il parait que c'est dans la région sud de Paris, porte d'Orléans, les F.F.I. mal armés auraient fait dire aux Américains d'arriver d'urgence. Une colonne américaine (30 000 hommes, 300 chars) serait entre Arpajon et Paris. Je ne crois pas que Paris échappe à une bataille de rues. Imprudent fut le communiqué spécial du général Koenig annonçant hier triomphalement que Paris était délivré. Quand aussi cessera-t-on de vendre d'avance tant de peaux d'ours! N'importe, ça va.
10 h. En ce moment, par la porte de S[ain]t-Cloud, par Vincennes, par la porte d'Orléans, les troupes alliées et françaises entrent dans Paris. Quel malheur de n'y pouvoir assister. Porte d'Orléans, les Américains entrent sous les acclamations de la foule. La division Leclerc entre par la porte d'Issy. Les Américains sont arrivés à l'hôtel de ville. Pendant ce temps, une pièce allemande juchée sur quelque toit voisin, aboie, envoyant quelque obus au hasard, sur les routes autour de Paris.
25 août [1944]
14 h 30. Françoise et Gérard[28] nous quittent. Avec Benj[amin][29] et une jeune cousine de Gérard, nous avons fêté l'entrée des troupes alliées dans Paris. Nous avons bu au général de Gaulle. Son nom est parmi les plus glorieux noms de la France.
Paris ce soir est en fête. Partout on espère voir entrer les troupes. En même temps, partout on élève des barricades pour arrêter les autos légères ennemies. Nous sommes sortis. Cela valait la peine. Place Denfert, deux barricades barraient l'une la rue du Château, l'autre la rue Denfert. Elles avaient été élevées là comme par miracle. Il y a deux heures il n'y avait rien. Tout le monde y était. Des petits gamins de six ans portaient leur pavé. Atmosphère de fête, au point que le canon tout proche faisait plus penser à un feu d'artifice qu'à la guerre. Nous n'avons pas pu aller jusqu'à l'avenue Sembat. Des barrages sévères F.F.I. interdisaient d'approcher. Des coups de revolver claquaient dans la nuit et des rafales de mitraillettes. De retour, nous avons écouté les informations. Réception à l'hôtel de ville des premiers officiers soldats américains, français et anglais. Pendant ce temps, tout à coup a éclaté un fort tir d'artillerie. Une grosse pièce, toute proche d'ici, tire depuis deux heures. On entend le déchirement de l'air par le projectile qui s'en va éclater, on ne peut discerner où. À la radio, le poste d'information permanent nous tient au courant des événements. Des groupes ennemis et Milice qui s'étaient embusqués place de l'hôtel [de ville] sur des toits de maisons, ont tiré sur les fenêtres de l'hôtel de ville. Bagarre actuellement pour les déloger. La pièce qui tire près de chez nous, c'est l'ancienne batterie D.C.A. de Longchamp. Elle arrose Paris d'obus, au petit bonheur. Brusquement la pièce s'est tue. Sur les collines de S[ain]t-Cloud, c'est un roulement continu.
9 h. La radio annonce la réduction progressive des îlots allemands de résistance. Les pièces qui tiraient sur Paris la nuit ont été incendiées par des projectiles de tanks. Nous pavoisons la maison. Un énorme drapeau à la croix de Lorraine, bannière plutôt, comme une partie du pavillon de Marcel[30].
17 h. Nous avons passé la matinée dans Boulogne, assisté au défilé de l'armée Leclerc entrant par le pont de Sèvres. C'est comme le prologue au futur défilé de la Victoire, où la France sera présente. La première impression est que la foule a beaucoup plus de tenue qu'en 1918. On reconnaissait en 1940 la bonne tenue des troupes allemandes. À cette époque, dans certaines villes, nos hommes n'en avaient pas beaucoup. Mais aujourd'hui que de changement. L'erreur énorme, la sottise incommensurable des gens de Vichy, a été de vouloir donner au pays une mystique d'acceptation, le sadisme du "mea culpa", la volonté de la servitude, et, à toutes ces négations, prétendre donner l'apparence du redressement. Aussi, quel résultat! Aujourd'hui, au contraire, comme ils étaient émouvants et simples ces beaux jeunes hommes. C'étaient comme la réalisation dans la vie, et à quelle échelle, de la conclusion d'Hamlet. Quand j'ai vu apparaître le premier engin, forteresse grise avançant dans l'étroit couloir mobile de la foule, j'ai eu, comme beaucoup, les larmes aux yeux. Nous sommes allés jusqu'au pont de Sèvres. Force joyeuse, sans exubérance excessive. À l'angle de chaque rue, un énorme tank est embusqué, dont la couronne est faite de ces combattants halés, très jeunes pour la plupart, dont beaucoup sont partis, presque sans armes et à pied, du centre de l'Afrique. Comme des vaisseaux, chaque engin porte un nom, Provence, Camargue, Roussillon, etc. Des gosses et des jeunes femmes ont escaladé la masse de ferraille, sont installés au milieu des hommes bronzés. L'un d'eux avait la figure bariolée dans tous les sens de traces rouges, les lèvres fardées. "L'homme est fait pour la guerre et la femme pour la distraction du guerrier". Cet aphorisme de Nietzsche se vérifiait vraiment.
Au pont de Sèvres, il y a eu la scène suivante, ou plutôt, les trois scènes suivantes simultanées. Descendant de Sèvres, les hauts tanks, sombres dans le soleil à contre-jour, traversaient le pont, défilaient, accueillis par les applaudissements des hommes et les bras des femmes qui sautaient après les blindages. De l'autre côté de la Seine, des soldats allemands sortaient d'une maison et se constituaient prisonniers. Plus loin, une dizaine de S.S. enragés, acculés contre un talus par une auto blindée, sommés de se rendre, refusaient, tiraient et étaient tous abattus, hachés par des rafales de mitrailleuse. Dans un café ouvert, seul à la terrasse, un homme placidement, sirotait.
Je conserve dans la mémoire la vision de ces masses compactes, d'où émergent la longue silhouette d'un canon et la couronne de jeunes visages colorés, dont la construction s'affirmait par les contrastes de la lumière. Tous sombres des yeux, pleins des joues, peau à-peu-près de la même couleur sourde que les vêtements et que la machine elle-même. Équipe et machine, canon, semblent un même être extraordinaire, combattant d'un Ramayana vécu, que l'imagination des vieux poètes n'avait pas imaginé. Et dans le combat, ils sont bien les éléments unis d'un même être tendu dans la même volonté, ou chacun, canon, blindage, moteur, hommes sont également indispensables les uns aux autres.
Françoise, qui n'est pas revenue avec nous, a eu occasion d'assister au combat. Porte de S[ain]t-Cloud, un certain nombre a reçu ordre d'attaquer les batteries allemandes dans les bois de Meudon. Ce fut extraordinaire. Mais ils durent s'abriter dans une cave, car la riposte arriva. Ils en sortirent, la batterie sans doute réduite, et le défilé triomphal reprit. Dans Paris, la plupart des îlots de résistance ont été liquidés.
Avec tristesse j'apprends que Carcopino a été arrêté.
20 h. Le général allemand commandant la place de Paris vient de se rendre, sans condition, au général Leclerc. C'est fini. Paris est libre.
On peut imaginer la joie du général Leclerc, parti du centre de l'Afrique avec quelques centaines d'hommes, presque sans armes, à pied et à chameau, arrivant à Paris, avec une armée magnifiquement équipée dans de monumentales forteresses mouvantes, recevant l'épée du vaincu. Fortimbras[31].
Cependant, dans une villa sinistre d'Allemagne, Philippe Pétain, maréchal de France, n'a plus qu'à attendre une mort sans gloire. Par ambition, pour avoir écouté l'affreux Laval, pour avoir voulu jouer les Mussolini et les Hitler.
22 h. Madame Neuzillet, qui dînait avec nous ce soir pour la dernière fois, nous racontait sa dernière journée de bataille à son dispensaire. Elle y reçut quantité de blessés. Elle était très impressionnée par la gravité des blessures produite, par les armes américaines. Mais surtout, elle avait vu apporter dans l'espèce de morgue provisoire installée près de la mairie, les cadavres de douze Allemands. C'était un groupe de S.S. qui, encerclé comme celui de ce matin, n'avait pas voulu non plus se rendre. Ces hommes s'étaient entre-tués eux-mêmes à coups de grenade. Il est probable que ce sont quelques exaltés enragés parmi eux qui ont jeté leurs grenades sur leurs camarades. Parmi ces morts, il y en avait un, disait-elle, de toute beauté. Un grand jeune homme blond, au régulier visage. Les autres étaient affreusement déchiquetés.
26 août [1944]
Lorsque Hitler sortit indemne de l'attentat organisé contre lui, tout le monde cria au miracle. Miracle diabolique pour les uns, miracle providentiel pour ses fanatiques.
Que dire alors de la journée d'aujourd'hui. Le général de Gaulle, s'immobilisant de longues minutes devant la tombe du soldat inconnu, descendant ensuite lentement à pied l'avenue des Champs-Élysées, allant ainsi à Notre-Dame, écoutant toute la cérémonie du Te Deum, rentrant au ministère se remettre au travail. Et pendant les deux ou trois heures que dura la cérémonie, des toits, des fenêtres, des arbres, tout le long du parcours, il essuie plus de cent coups de feu, tirés d'endroits minutieusement préparés. Les meurtriers d'ailleurs se trompent d'heure, démasquant leurs batteries une demi-heure trop tard. Mais même dans l'église, des voûtes, on tire sur lui. Il reste immobile, tout le temps debout. Plus de cent attentats en quelques heures le manquent. Son attitude aujourd'hui comme toute son attitude depuis le début de la dissidence, tous ses discours où il n'y a rien à reprendre, tous ses gestes montrent en lui un chef dans le vrai, dans le grand sens du mot, l'homme devant lequel on s'incline, parce que tout est noblesse. Et très certainement aujourd'hui, tandis qu'il risquait sa vie à chaque pas, et qu'aucun de ses pas pourtant n'était plus pressé que l'autre, à quelle élévation de pensée devait-il atteindre au milieu des acclamations et des coups de feu, lui qui revenait ainsi à Paris, lui que de plats maquignons avaient déclaré déchu de ses droits de Français, avaient condamné à mort. Quelle chance a la France, une fois de plus, d'avoir vu surgir de son sol l'homme qu'il fallait, à l'heure qu'il fallait. Et que cet homme, détail insignifiant peut-être, mais singulier pourtant, s'appelle de Gaulle.
Lily et Françoise[32] se trouvaient à l'Étoile quand éclata la fusillade. Car ces Allemands et ces Français restés de la Milice Darnand, ayant raté de Gaulle tirèrent pendant des heures au hasard, dans la foule. Muguet m'avait dit qu'ils ont depuis longtemps organisé, truqué les étages supérieurs des maisons. Ils sont terriblement difficiles à prendre. Ils tirent du toit d'une maison, mais sortent deux ou trois maisons plus loin. Lily et Françoise durent rester un long moment planquées sous une des voûtes de l'arc. Puis elles cherchèrent à gagner la rue de Monceau[33]. Boulevard Haussmann aussi des embusqués tiraient sur les passants. En y mettant, elles poussèrent rue de Monceau, en faisant des bonds de porte cochère en porte cochère. Je n'avais pu aller avec elles. J'attendais ici un téléphone de Mathot qui allait pouvoir peut-être m'emmener dans une voiture américaine, pour aller chercher Jacques.
Les de Boissieu rentrent fourbus. Françoise[34] est dans une sorte d'extase éreintée. Elle sort d'années d'angoisses. Et la voilà tout à coup au faîte des honneurs, faîte gagné par le courage et la ténacité, non par l'intrigue et la diplomatie. La preuve est faite que la police n'est pas un moyen de gouvernement. Aussi nombreuse, aussi rusée, aussi cruelle, aussi organisée soit-elle. Elle ne peut rien contre le souffle de la liberté. Fortimbras de Shakespeare, La Liberté de Delacroix, voilà les deux images consolatrices de ces temps affreux. Moins belles sont les perspectives politiques. Les difficultés viennent du parti communiste. Boissieu craint de vrais troubles, que les partis de la libération ne se tirent prochainement les uns sur les autres. Ce qui obligerait les Américains à occuper Paris, ce qu'ils souhaitent très sincèrement d'éviter.
27 août [1944]
Cette nuit, deux gros bombardements d'avions allemands. Ils ont jeté les bombes au hasard sur Paris. Il y a plus de trois cents maisons par terre.
De bonne heure, Jacques[35] me téléphone. Il est arrivé dans une voiture américaine. On s'est beaucoup battu dans sa région. La situation a été un moment très grave à Morainvilliers[36]. Les Américains l'avaient pris, mais les Allemands le reprirent. Pour les habitants, la situation fut terrible pendant les deux jours qu'ils conservèrent le village. Puis ce fut la vraie retraite. Jacques n'ose pas quitter les petits. Il n'aurait d'ailleurs pas pu. Maintenant les enfants sont gavés de bonbons et de chocolats. Jacques est dans l'admiration de l'armée américaine, de son système d'armée motorisée, de l'indépendance donnée à chaque élément motorisé. Le soldat américain est très bien payé, très bien nourri. Il est gonflé à bloc contre l'Allemand, ne fait pas quartier.
— Des prisonniers? dit l'un d'eux à Jacques, nous ne connaissons pas ça, nous ne pouvons pas nous embarrasser de ça.
Et il faisait le geste de mitrailler :
— Voilà prisonniers.
Quand on parle avec eux de la durée de la guerre :
— S'il n'y avait plus que l'Allemagne et le Japon, nous pourrions retourner bientôt. Mais c'est la guerre avec la Russie qui sera longue.
Ils sont persuadés que la Russie se retournera. Elle avait espéré que le Japon serait intact lorsque finirait la guerre européenne, de sorte que l'Amérique et l'Angleterre lui aurait laissé les mains libres en Europe. C'est pourquoi jamais elle ne voulut entrer en guerre avec le Japon. Mais il est quand même à bout. Les alliés espèrent en avoir raison en même temps que de l'Allemagne. La Russie va donc, au moment de l'établissement de la paix et de la réorganisation de l'Europe, trouver en face d'elle en Europe, l'Angleterre et l'Amérique et la France. (Point de vue exposé par Jacques ce soir, à son retour de ses rendez-vous dans Paris). Voilà un des points noirs. Autre point noir : de gros bombardements sur Paris. Troisième point noir : la situation politique en France. Demain, le gouvernement provisoire d'Hitler sera à Paris.
Porté à Benj[amin][37] ma lettre sur le voyage en Allemagne en 1941. Il la trouve bien. Nous l'examinerons à fond demain.
Travail à l'esquisse Shakespeare.
28 août [1944]
Chez Ben[jamin], dans le jardin, deux jeunes gens, en uniforme kaki, avec des ceintures de cuir, des bandoulières, des leggins, des brassards tricolores, des croix de Lorraine sur tous les bras, des revolvers dans tous les ceinturons, sortant de toutes les poches, des mitraillettes dans toutes les mains. L'un est petit, l'autre est grand. Ce sont des F.F.I. L'un est bavard, le petit. Le grand est silencieux. Le petit parle beaucoup, énormément de ses exploits. Mais je crois qu'il est F.F.I. de très fraîche date. La chasse aux embusqués des toits dont ce couple est chargé ne parait pas les enchanter beaucoup. Le petit semble même très désireux de laisser ça là. Je crois qu'il y en aura beaucoup de héros de ce genre. Mais on ne peut pas voir, sans inquiétude, tant d'armes laissées, sans contrôle, dans les mains de qui se colle à l'humérus un brassard tricolore.
Mise au point de mon bout de papier. C'est humiliant d'être obligé de se défendre. Tant pis. C'est bien fait pour moi. C'est curieux de voir comme, avec le recul du temps, certains gestes qu'on faisait, qu'on trouvait tout naturel de faire (et en rédigeant ce papier qui me remettait dans l'atmosphère 1941, je trouvai de nouveau tout naturel) ne paraissent plus naturels. Comment s'étonner que ceux qui ne voient que le fait, sans en connaître les causes déterminantes, en aient été choqués. J'ai ainsi quelques fautes dans ma vie. Mais plus on est arrivé à une situation importante, plus on a acquis de considération, plus ces fautes prennent d'importance. Ce qui est peu de chose pour n'importe qui est important pour qui n'est pas n'importe qui.
Le général de Gaulle disait avant hier devant le jeune de Boissieu que la guerre finirait probablement avant l'hiver, mais que s'il y avait encore un hiver à passer, ce serait en territoire allemand où la France serait entrée en vainqueur.
Florent Schmitt a été arrêté. Il était inscrit au groupe collaboration. Il tenait aussi des propos idiots. Il aime les attitudes paradoxales. Il reçoit une rude leçon, trop tardivement malheureusement. Dans S[ain]t-Cloud, on l'a mis dans un hangar, où pendant deux nuits ses geôliers se sont amusés à l'empêcher de dormir. Nous avons téléphoné pour demander qu'on ne le laisse pas ainsi. Réponse :
— Si M. F. Schmitt, avant de s'inscrire au groupe collaboration avait réfléchi, pensé à tous les vieillards, à toutes les femmes qu'on torturait dans les prisons allemandes ça ne lui serait pas arrivé. Ça ne lui fera pas de mal d'en goûter un peu.
Après quoi on m'a dit qu'on allait s'en occuper.
On continue à tirailler dans Paris. Coups de revolver partent de maisons d'apparence désertes, où l'on ne trouve personne. Il y en a deux, rue Gutenberg, à côté.
29 août [1944]
Dans la bonne voie pour Shakespeare. Mais ferai-je ce monument? Comme le gouvernement nouveau, qui est vraiment gouvernement nouveau, ne ratifie rien de ce que le gouvernement vichyssois a fait, il pourrait bien annuler toutes les commandes... La statue est trouvée. Le socle me parait l'être. Il va être criblé de sculptures de proportions diverses, où tous les principaux personnages de Sh[akespeare] seront évoqués. Comme liaison entre la statue et le socle, il y aura de tout petits personnages des comédies, et des comédies féeries (Le Songe d'une nuit d'été, La Tempête, Le conte d'hiver, La Mégère) se présenteront comme sur une scène de théâtre, saluant les spectateurs. C'est assez drôle. Les panneaux centraux porteront Hamlet, Roméo, Le Roi Lear, Macbeth, les grands rôles. Il y aura une troisième zone, à la base, avec des musiciens, des figures fantastiques. Ce ne seront pas des bas-reliefs ni des hauts-reliefs, mais de franches rondes-bosses adossées. Avec mon Shakespeare très grand, dominant, dans son costume fin XVIe, avec son grand manteau, faisant une lecture. Ça donne une silhouette robuste, sans une ligne froide.
La guerre tourne en une course. L'effort allemand semble être de maintenir partout l'espace nécessaire à la retraite de ses forces restantes. De gagner du temps aussi, dans cet espoir, cette attente angoissée d'une arme nouvelle atrocement destructrice. On en menace aussi Paris maintenant.
30 août [1944]
Mon buste de Françoise, je l'ai un peu abîmé, un peu vidé. Est-ce à cause des critiques si injustes dont la critique m'accable systématique, mais un souci exagéré de perfection, d'impeccabilité m'amène à trop disséquer. Je m'en aperçois. La séance n'a pas été bonne. C'est bête, car la chère, si gentille petite, avec son petit bébé qu'elle attend, se fatigue. Elle en a assez.
Shakespeare va bien. Commencé le buste de Bouglé. Celui de Bigot est moulé, fait très bien en plâtre.
On nous racontait cette triste histoire. Un jeune homme, engagé dans l'armée Leclerc depuis trois ans arrivait en France ces jours-ci derniers. De Versailles il téléphone à sa famille. Me voici. Je serai ce soir à Paris. Préparez ma chambre. Enthousiasme de la famille. On fait la chambre. On l'encombre de fleurs. On réunit les amis les plus fidèles. Le soir, arrive un autre soldat. Son camarade, le fils attendu, avait été tué dans l'après-midi, dans un combat de tanks à Jouy-en-Josas. Vingt-trois ans.
Paris est rempli de troupes qui campent dans le bois, sous les arbres des avenues. Des centaines et des centaines de tanks énormes traversent sans arrêt, du sud au nord, de l'ouest à l'est, montent interminablement vers le front qui s'éloigne.
Vu le jeune de Boissieu. Il répète un propos de de Gaulle. Les plus pessimistes envisagent une campagne d'hiver. Elle n'est pas probable.
31 août 1944
Buste de Françoise. Les yeux, les pommettes ont retrouvé leur luminosité, la facture large de l'ébauche. Que cette petite est charmante et intelligente, et avant tout artiste. Que ma petite Nadine[38] va nous manquer. Quelle tristesse. Et ce n'est rien, quand on pense à ce que ce sera quand la vie normale reprendra, quand elle devra être là. Il y a eu certainement une faute grave, infection de piqûre. Mais à quoi bon en reparler!
Je suis allé à pied au Gr[an]d Palais dans un Paris tout transformé et où des camionneurs ont déjà organisé un système de transport. Les rues sont animées. C'est vraiment un aspect de libération. La disparition des drapeaux allemands, la suppression des barrages de rue, de ces sentinelles plantées sur leurs jambes écartées, mitraillette sous le coude, braqué sur le passant. Toutes les rues sans un d'eux, l'animation revenant, circulation des autos, tout cela est comme le prélude d'une vie normale et active. Il faisait beau.
Au comité des Artistes français, Tournaire a repris sa présidence aux applaudissements de tous. Le malheureux Bouchard n'était pas là. Quelles erreurs son ambition lui a fait faire! Quelles actions laides. J'ai décidément une nature trop indulgente. Je ne lui ai maintenant pas de rancune de ce qu'il a même essayé de faire contre moi. Il faut que je m'efforce de m'en souvenir, pour me tenir toujours vis-à-vis de lui sur la réserve. On m'apprend que Despiau a été arrêté. Certes, il ne l'a pas volé, mais c'est la même chose. Il parait que Breker et de Brinon lui avaient fait avoir de grosse commandes d'État. C'est à eux que l'on doit l'encombrement du musée Moderne, par ses bustes — au moins une douzaine — et ses morceaux si faibles. Comme pour les bonnes femmes en saindoux de Maillol. Billoul nous raconte ce que fut la séance d'hier à l'Entraide. Ce n'était pas un comité d'entraide, mais un comité d'entre haine. Montagnac et Henraux dansaient la danse du scalp autour de l'emprisonnement de Despiau. C'était leur ami. Et puis on a voulu exécuter de Monzie, en fuite, parait-il, le président de l'Entraide et le président des Artistes décorateurs, qu'ils étaient allé chercher, qu'ils flattaient, encore ces derniers temps. Qui leur apportait encore une trentaine de mille francs, il y a trois mois. La victoire alliée leur a fait découvrir aujourd'hui seulement qu'il avait écrit des livres perfides il y a deux et quatre ans! Pas élégant, pas élégant. Tout ça, parce que Darras voudrait devenir le président. Et puis, ils voudraient faire de cette Entraide une sorte de supersociété, de fédération de sociétés, coiffant toutes les autres. Confusion avec ce que devrait être la Corporation qui ne doit s'occuper que de questions professionnelles, de bienfaisance, etc. Une fédération de sociétés n'a aucune raison d'être. Mais là, comme partout, on se heurte à de nombreuses ambitions, à toutes sortes d'arrière-pensées, de poursuites cachées d'intérêts. En fait, l'Entraide doit rester exactement ce que son nom indique, rien d'autre. Et il y a assez à faire, hélas!
[1] Françoise Landowski-Caillet.
[2] Benjamin Landowski.
[3] Nadine Landowski-Chabannes.
[4]. Le docteur Ménétrel.
[5] Oradour-sur-Glane.
[6] Jacques Chabannes.
[7] Chabannes.
[8] Marcel Landowski.
[9] Cotignac, dans le Var.
[10] Jacqueline Pottier-Landowski
[11] Jean-Max Landowski.
[12] Le Retour éternel.
[13] Le Retour éternel.
[14]. Été 1899, à Granville.
[15] Landowski Françoise.
[16] Jacques Chabannes.
[17] Benjamin Landowski.
[18] Groupes mobiles de réserve.
[19] Suzanne Caillet.
[20] André Caillet.
[21] Jacques Chabannes.
[22] Claude Draeger ?
[23] Jacques Chabannes.
[24] André et Suzanne Caillet.
[25] Gérard Caillet.
[26] Paulette Landowski.
[27] Jacques Chabannes.
[28] Caillet.
[29] Landowski.
[30] Landowski.
[31] Personnage de Hamlet.
[32] Amélie et Françoise Landowski.
[33] Où habitent les Caillet.
[34] Françoise de Boissieu. Elle été très active dans la Résistance.
[35] Jacques Chabannes.
[36] Où la famille est réfugiée.
[37] Benjamin Landowski.
[38] Nadine Landowski-Chabannes.