1er sept[embre 1944]
La situation militaire évolue avec une incroyable rapidité. Les Américains dans leurs immenses mouvements enveloppants ont atteint, dépassé Sedan. Seraient entrés en Belgique. Rouen serait pris. Les Allemands sont dans un double, sinon triple réseau. Le premier qui va du Mans vers le nord, le second qui va de l'est de Paris à Sedan et la Belgique, le troisième qui s'amorce par la marche des armées qui venant de la Méditerranée ont atteint la frontière Suisse, tandis que d'autres colonnes marchent sur Lyon. Curieux de voir si je prévois ce qu'ils vont faire. Je ne serais pas étonné que cette armée force le passage du Rhin par la trouée de Belfort, et prenne la ligne Siegfried à revers.
La situation intérieure de la France est moins bonne. Parmi les différents groupes de Résistance, le plus actif est celui des communistes qui s'est camouflé sous le vocable de Front National. Les membres s'en immiscent partout, ils se sont déjà emparés de tous les postes au cinéma, à la radio, et même au théâtre. Certaines mairies sont dans leurs mains. Pas difficile. On balance les maires en place, parce que nommés par Vichy. De nouveaux les remplacent, nommés, m'assure-t-on par eux-mêmes. Je ne le crois pas trop. Tout semble avoir été jusqu'à présent si parfaitement organisé que je crois ces nouveaux maires nommés par des services compétents. Les communistes dans le mouvement insurrectionnel de Paris ont eu un rôle essentiel. Ils se sont montrés remarquables dans la résistance. Ils apportent des idées neuves que l'expérience russe a rodées. Il est donc normal que ce parti ait son mot à dire dans le véritable ordre nouveau qui va s'établir. Mais, il faut qu'ils s'intègrent dans la constitution qui sera votée sous de Gaulle. Il faut qu'ils sachent s'incliner devant la loi fondamentale de la majorité. Nous allons vers une quatrième république, qui sera peut-être débarrassée des défauts de la troisième. Puisse-t-elle, cette IVe république donner à la France, lui maintenir un bonheur et une liberté comme la IIIe jusqu'en 1914. Il ne faut pas que les communistes la paralysent, fassent de l'obstruction, gênent l'œuvre si dure que de Gaulle aura à mener à bonne fin. Il faut l'aider dans la paix comme on l'a aidé dans la guerre.
Le buste de Françoise[1] marche vers son achèvement. Très content et certainement avec raison. Commencé celui de Bouglé. Il est très bien parti. Esquisse Shakespeare.
On a trouvé à Vincennes, il y a quelques jours, et hier à Issy-les-Moulineaux, des chambres souterraines où les Allemands torturaient d'incroyables manières leurs prisonniers. Une salle dont les murs étaient chauffés électriquement et revêtus de parements en feuille d'amiante. Les victimes accrochées y brûlaient lentement, debout. Peut-on imaginer. Les preuves sont là, irréfutables.
À bout de souffle guerrier, ils mettent leurs derniers espoirs dans les fusées réfrigérantes et les gaz. Cet homme ne disparaîtra pas sans avoir encore causé des malheurs plus grand encore que ceux dont le monde, depuis cinq ans est accablé. Aujourd'hui commence la sixième année.
Au milieu de l'allégresse et des difficultés, il y a la note comique, comme toujours. En somme Shakespeare a raison contre Corneille. Les romantiques contre les classiques. Voici : Abel Hermant a été suspendu, comme membre de l'Académie française. Il a répondu à l'avis l'en avisant en demandant qu'on lui envoie immédiatement son traitement.
Ce qui est moins drôle, c'est la sourde lutte intérieure entre les divers groupements de libération dont les nuances politiques sont camouflées sous leur noms actuels. Le Front National, c'est le parti communiste. Le Mouvement National de Libération, c'est le parti gaulliste, qui réunit les jeunes radicaux et les socialistes, en somme le parti républicain. Le Front National a été le plus actif. Si, au gouvernement il n'a que trois membres — Justice et Éducation nationale entre autres et je crois Travail — dans les grands services comme radio, cinéma, dans les municipalités, partout il a ses représentants en grande majorité. Radio, cinéma, information sont dans ses mains exclusivement. Le jeune Bourgeois qui a monté le "mouvement prisonnier de libération" vient de démissionner, barré partout par le Front National. Ce qui est affreusement désagréable dans les discussions avec eux, nous disait-il, c'est qu'on a, en face de soi, des hommes qui, on le sent très bien, obéissent à des ordres occultes. Madame Neuzillet nous parlait de choses analogues à la mairie de Boulogne, à son dispensaire. À la mairie tout le monde est découragé. On a remplacé Colmar, homme excellent, par un nouveau maire, dont j'ignore le nom, qui a pris comme secrétaire général un nommé Le Gallo qui m'assure-t-on a été renvoyé de la mairie il y a deux ans pour trafic de faux billets qu'il vendait fort cher. Si c'est vrai, c'est lamentable. Mais ces désordres sont dans l'ordre des choses, si l'on peut dire. Tout s'arrangera. Jusqu'à présent, je crois qu'il y a eu un minimum.
2 sept[embre 1944]
Lily[2], rentrant de courses dans Boulogne, me dit avoir rencontré Madame Buisson. Elle aussi est navrée de ce qui se passe à notre mairie. Même la situation de son mari, prisonnier évadé, arrêté ensuite pour son activité clandestine, supplicié, déporté, on ne l'a pas réservée[3]. C'est une ruée sur les places.
En deux séances, j'ai enlevé le buste de Bouglé.
Je vais à l'Institut avec Poughéon. L'aspect de Paris est de plus en plus étonnant. C'est comme un immense soupir de soulagement qui sort de partout, s'étend, s'étale, s'élève, remplit de nouveau d'air les poumons de sang, les artères. Comme une guérison miraculeuse, un "Lazare, lève-toi" mille fois répété, mille fois réalisé. Les rapides voitures américaines sillonnent la ville. Armée à caractère bien particulier. Un énorme car de transport de troupes, rempli d'hommes, emmenait, au milieu, une femme toute seule. Quelqu'un me disait l'autre jour que l'attitude des femmes à Paris avait choqué les Américains. Ils s'en sont remis, car le flirt marche grand train partout.
À l'Académie, la nôtre, l'exécution de Bonnard et de Abel Hermant a mis en goût [ ?] quelques-uns d'entre nous. Les cas de Bonnard et de Hermant sont tellement patents que c'était normal. Chez nous, ceux de Schmitt et de Bouchard, je crois que ce sont les seuls collaborationnistes de plein gré, ne sont pas aussi graves, bien que Bouchard ait réellement fait des délations. Je pense qu'avant d'agir, il faut attendre que la justice ait agi d'abord. Et nous, Académie, nous devons nous placer sur le plan humain et de l'indulgence. Quoique!... L'amiral Lacaze parlait du départ de Bonnard, parti dans la voiture d'Abetz. Deux voitures chargées d'objets d'art et d'une grosse somme d'argent lui ont en effet été volées, conduites par les chauffeurs à la Résistance. Avec raison, on a décidé de ne rien faire.
Je reviens agréablement avec Verne par les quais. Petit arrêt au café Francis, où des couples américains-françaises illustrent plus que jamais la pensée de Nietzsche.
Chez Mme de Dampierre, rien de sensationnel. Il y a une question russe. C'est exprès, affirme le fils de Volény, que les Russes laissent les Polonais lutter seuls dans Varsovie. Ils ont même refusé aux aviateurs anglais et américains envoyés pour seconder les Polonais, de se poser sur les aérodromes russes. Est-ce vrai? Les Russes se plaignent du petit nombre de drapeaux soviétiques arborés dans Paris. Quand ils auront la Finlande, les États baltes, les Balkans, ils seront satisfaits, auront réalisé leur programme; l'Europe occidentale ne les intéresse pas. Qu'une Allemagne encore forte, reste au centre de ce bout d'Europe ne les inquiète nullement, au contraire. Le démembrement de l'Allemagne, ils n'en sont pas tellement partisans. On peut s'attendre à tout de la part des Russes. Il ne faut pas oublier le début de ce cataclysme. Comme explication, ils allèguent l'intransigeance de la Pologne, au moment où Angleterre et France négociaient l'alliance militaire. Mais tout ça est à vérifier comme exactitude de renseignements.
3 sept[embre 1944]
Le général allemand commandant la place de Paris avait reçu de Hitler l'ordre de combattre dans Paris jusqu'au dernier homme en faisant le plus de ravages et de destructions possibles.
Il parait qu'en Espagne on prépare des logements pour les personnalités nazis qui doivent venir y chercher asile (?).
La Finlande à son tour demande l'armistice. Des satellites de Hitler ne restent plus que Hongrie et Bulgarie.
On me dit que Max d'Ollone et Cortot sont arrêtés. Max, sincérité et sottise. Cortot, ambition et sottise.
Deux V1 sont tombés à Chatou et au Pecq. Deux entonnoirs de 400 m de diamètre. Des maisons soufflées à de grandes distances. L'adieu à la France et à Paris! Encore serons-nous heureux si nous ne voyons pas pire!
4 sept[embre 1944]
On m'avait téléphoné samedi — je n'étais pas à la maison — pour m'annoncer une remise en place de la statue d'Éd[ouard] VII. Hier j'en ai téléphoné au directeur de la banque. En effet, sans rien m'en dire que la veille, ils ont organisé une cérémonie demain. En tombant, la statue a porté sur la tête. Les pattes sont cassées. J'y suis allé ce matin. Je n'ai pu que protester contre cette décision et cette hâte. La pose, reculée de trois semaines, aurait donné le temps de réparer. La statue est ridicule. Surtout à cause de la tête qui est de côté, penchée en avant, comme ces vieillards dont les muscles distendus et les ligaments des vertèbres relâchés laissent glisser la tête sur le creux claviculaire. L'inauguration, si on peut appeler ça une inauguration avait lieu l'après-midi. Je n'y suis pas allé. J'ai attendu la fin. J'ai alors retrouvé Lily[4] qui s'y trouvait avec Riou et Ben[jamin][5].
Revenu à pied avec Riou. Il est parait-il sollicité d'entrer dans le gouvernement avec un poste aux A[ffaires] é[trangères]. Mais il ne veut pas accepter. Il considère la situation intérieure comme très difficile. Le parti communiste, très bien organisé, et qui a joué un rôle de premier plan dans la libération, manœuvre actuellement avec une extrême énergie et cherche à se glisser partout. Il y parvient. Il a déjà en mains la Justice, l'Éducation nationale, l'Information; ce sont là des postes de commande importants. Riou annonce que 80 % du ministère est à ses ordres. Après tout, serait-ce si mal? Il fera certainement aboutir des réformes essentielles dont on parlait sous la IIIe Rép[ublique] et qu'on étouffait régulièrement. Il voit aussi un danger dans l'attitude Russe, qui inonde la France d'or (pas au figuré). Alors, si vrai, fort grave. Tous ces journaux ne peuvent vivre qu'avec beaucoup d'argent. L'éternelle question se pose donc : d'où vient l'argent? Mais n'y a-t-il pas dans ces suppositions excessives, comme celle qui consiste à dire que l'Allemagne va se soviétiser pour ce sauver et qu'avec la Russie elle fera front à l'invasion anglo-américaine qui est commencée. R[iou] n'est d'ailleurs pas du tout hostile en tout aux communistes. L'expérience russe lui évitera bien des erreurs. Ce n'en est pas moins une dictature. C'est là sa tare. Ce n'est pas une démocratie.
5 sept[embre 1944]
Toutes les rampes de lancement des V1 sont aux mains des Anglais. Bruxelles délivrée. Et un premier village allemand est dans celles des Américains, à la croisée des frontières Luxembourg-France-Allemagne. Ces torpilles volantes, on dit beaucoup que Georges Claude a contribué à les perfectionner. L'Académie des sciences vient de le rayer. C'est effarant, un Français aidant les plus farouches ennemis de la France à la maintenir en esclavage!
En même temps que la fantastique offensive américaine et anglaise, les Américains s'occupent de l'Allemagne proprement dite, les Anglais des côtes france-belgique-hollande, les Russes s'apprêtent à une grosse affaire sur la Prusse orientale. Son attitude vis-à-vis de la Pologne, par contre, est bien énigmatique. Elle laisse, assure-t-on, volontairement, l'armée allemande écraser les Polonais de Varsovie. Elle n'a pas fait un geste pour les aider. Elle marque le pas à trente kilomètres du combat. Question politique. Ceux qui se battent dans Varsovie ne sont pas du parti polonais que soutient Staline. Ce n'est pas un tendre. L'héroïsme de ceux-là ne l'émeut guère. La doctrine et le parti d'abord.
Formigé vient voir son groupe et le bas-relief[6]. Il est très content du groupe et du fond, toute la partie ciel. Mais pendant que je travaillais à ça et à la claustra qui m'a donné tant de mal, il modifiait tout ça dans son coin, sans me le dire. Modification heureuse d'ailleurs. La surface en hauteur de la claustra est trop grande. Le rapport entre elle et le fond plein au dessous n'est pas bon. Avec raison il a beaucoup diminué. En même temps, il faisait tout un arrangement de marches qui entraînaient un exaucement général du sol sur lequel repose le groupe. Ça m'entraîne à modifier la claustra, m'oblige à supprimer l'ellipse de la ronde des mois. La composition va devenir une frise à claire-voie très allongée qui comprendra seulement la partie centrale de cette composition.
Travaillé au buste de Bouglé, qui me parait bien ressemblant.
6 sept[embre 1944]
Matin, buste de Françoise.
À pied, je vais à l'Institut, séance commission administrative. On était instamment prié de s'y rendre. C'était pour nous raconter les événements qui se déroulèrent autour de l'Institut pendant la semaine de la libération. Germain-Martin eut un rôle bien difficile à jouer. Les Allemands étaient sur la rive droite, cour du Louvre, Tuileries. Les F.F.I. sur la rive gauche, du Pont-Neuf au pont des S[ain]t-Pères (il s'agit de ce secteur, car les faits analogues avaient lieu jusqu'à la Concorde, etc.) Les Allemands tenaient le Luxembourg. Ils avaient délivré des prisonniers de droit commun, la plupart de race jaune, les avaient armés et ces hommes s'étaient répandus dans les rues, rue de Seine notamment, avaient gagné les toits des maisons. Le canon du Luxembourg et les toits de la rue de Seine rendaient la rue de Seine impossible à traverser. Or, un groupe de F.F.I. voulait s'installer pour combattre, dans l'Institut. Les concierges s'y opposèrent. Devant leur insistance Germain-Martin dut intervenir. Il expliquait à leurs chefs qu'il était impossible de transformer l'Institut en fortin, que le moindre coup de fusil parti du bâtiment entraînerait riposte immédiate du canon, obus incendiaires, que la bibliothèque Mazarine et des collections inestimables seraient détruites. Après s'être fait traiter de mauvais français, il parvint à les convaincre, un de leurs lieutenants externe des HO [ ?], nommé Lecomte. Ce jeune homme fut quelques jours après arrêtés aux Champs-Élysées par d'autres F.F.I. qui le blessèrent, l'accusant d'être milicien camouflé. Germain-Martin appelé en témoignage put le libérer. Germain-Martin nous dit avoir assisté à un épisode du combat sur le pont des Arts. Il avait été prévenu de l'arrivée de trois tanks précédent un camion chargé de soldats. Force assez importante. Il peut en aviser à temps un groupe peu nombreux de F.F.I. Ceux-ci n'avaient que des bérets, étaient en bras de chemise, chaussés d'espadrilles, armés de fusils. Cette petite poignée d'hommes s'étale sur le pont et quand les tanks débouchent du Pont-Neuf les criblent de balles, attaquent le camion chargé, avec une telle ténacité que, laissant leurs morts, les Allemands rembarquent et avec leurs tanks battent en retraite. Germain-Martin est encore stupéfait.
Tout ce qui s'est passé pendant ces étonnantes journées, montre bien que les vrais responsables de 1940 sont dans l'état major du commandement. Ce ne sont pas les soldats. Avec de bons chefs, toujours ils sont prêts à faire tout ce qu'ils leur demanderont. Mais avec ce Gamelin, sots bureaucrates comme Brinon, Domerc que pouvaient-ils faire d’autre que ce qu'ils ont fait.
Je m'en retourne à pied. Deux heures et demie de marche sous la pluie, et j'achète en passant, quelques bouquins sur les quais.
7 sept[embre 1944]
Mon modèle me téléphone qu'il y a un service d'autobus qui lui permet de revenir. J'en suis content. Je travaille bien mal, bien peu en ce moment. Les événements nous dominent trop. Nous vivons certainement un des moments les plus importants de l'histoire. La suite logique de 1789. Quand plus tard on en tirera la philosophie, c'est certainement ainsi que ce drame énorme apparaîtra. C'est le triomphe des "immortels principes" dont Mussolini, Hitler parlaient avec tant de dédain. Que l'établissement d'une plus réelle justice dans le monde aura coûté cher!
Mais plus que ma jeune fille, j'aimerais revoir Deriaz, Michel-Ange, si avancé, attend. Je l'ai montré à Formigé qui, après Lagriffoul, m'a paru recevoir un choc. Tout ça va se réorganiser.
La guerre marche grand train. Les armées anglo-franco-américaines s'alignent le long de la ligne Siegfried. Et les journaux assurent que des événements sensationnels se préparent en Allemagne. La paix est peut-être plus proche qu'on ne pense. Vraiment il est curieux de voir comment finiront les deux monstres. Leur passage sur cette terre, quel cataclysme!
Travaillé au buste de Bouglé et de Françoise[7]. J'installe l'atelier pour passer à l'exécution grandeur des panneaux de la Porte[8].
Mes recherches pour le monument Shakespeare me font penser à une réunion des dessins préparatoires qu'on pourrait publier sous le titre "en lisant Shakespeare". De même pour le Dante, "en lisant Dante".
Il parait que les Allemands, dans certaines de leurs chambres de torture, avaient installé des fauteuils où des officiers pouvaient venir assister. Des femmes souvent les accompagnaient.
L'hebdomadaire auquel je pense depuis longtemps va prendre corps indirectement. Fernand Gregh avait cette idée. Il va diriger un grand hebdomadaire qui remplacerait Comœdia supprimé. Celui que Jacques[9] devait fonder et qui était celui dans lequel j'aurais été, se fondra avec celui de Gregh. On arrivera ainsi à avoir les deux millions nécessaires au départ. Celui de Fernand devait s'appeler Spectacle. Celui de Jacques, Opéra. Moi j'aurais aimé qu'on l'appelât Lettres et Arts.
D'après ce qui me revient des milieux gouvernements, il y a parmi ces hommes si remarquables, si courageux, il y a autour d'eux, des gens pour qui ces événements ne sont que l'occasion d'une foire d'empoigne à côté de laquelle ni 1936, avec l'arrivée du front populaire, ni 1940 à Vichy, autour de Pétain, ne sont rien. Les hommes seront toujours les mêmes.
8 sept[embre 1944]
Ce n'étaient pas des fauteuils ordinaires qui étaient dans les chambres de tortures, rue Lauriston et place des États-Unis. C'étaient des canapés confortables où ces messieurs les officiers s'étendaient avec des femmes. J'ai lu, je ne sais plus où, que lors de l'écartèlement du malheureux Damiens qui dura plus de vingt quatre heures! les fenêtres de certaines maisons autour de la place du supplice avaient été louées à des femmes et à des hommes de la meilleure société, et que des scènes d'orgie se déroulaient pendant cette agonie affreuse.
9 sept[embre 1944]
Lejeune me téléphone que le Populaire public, ce matin, publie la liste des participants au voyage en Allemagne de 1941. Il en parait fort agité. Je le calme. Il ne faut pas s'étonner que ces hommes, dans l'excitation du combat et du succès, ne fassent pas de discrimination. On juge sur les apparences, surtout dans ces moments. Mais, sauf pour ceux qui ont continué des relations avec les Allemands dans l'esprit "collaboration", les choses s'arrangeront. Lejeune me dit que son nom a été oublié, et qu'il a l'intention, geste qui serait très chic de sa part, d'écrire pour rectifier l'oubli. Voilà qui tout à son honneur. Jacques[10] que je mets au courant, me dit qu'il vaudrait mieux ne pas bouger.
Travaillé au buste de Bouglé. Madeline vient avec Barnabé et Odette Gastinel[11] pour le voir. Et ils l'ont trouvé ressemblant. C'est déjà si difficile avec le modèle.
On racontait un mot de Sacha Guitry. Un journaliste américain était allé le voir à Drancy.
— N'avez-vous rien à dire?
— Si, répondit Guitry, on nous annonçait les libérateurs. Ils sont venus.
10 sept[embre 1944]
Les journaux publient la liste du premier ministère de Gaulle. Je ne crois pas qu'il ait été possible de faire mieux. Avec raison, et c'est magnifique, on l'appelle déjà le ministère de l'unanimité. Mais la guerre continue. De tous côtés elle [ill.] proche de l'Allemagne. Celle-ci ne donne pas encore des signes de capitulation. On y prépare au contraire une monumentale guerre de maquis. Tous ces tortionnaires organisent déjà leurs repaires. Tous ont déjà de fausses identités. Ils sont nombreux aussi en France. De fausses cartes vraies, ils en ont par celles de tous ces innombrables fusillés et déportés dont ils ont pris les papiers. L'agonie de ces monstres, le fascisme et le nazisme sera longue, et aussi affreuse que leur naissance. Mais quel beau spectacle donne en ce moment la France! Il y a bien des coins de France où ça n'est pas beau, dans toute révolution, autour de toute révolution il y a toujours des remous. Même parmi ces F.F.I. si enthousiastes, se glissent des éléments troubles. Il faut reconnaître que c'est un minimum.
Schmitt a été libéré. Il parait que Cognacq est dans une situation dangereuse. Un de ses plus fidèles amis de ces dernières années était un des gros pontes de la Gestapo! Craignant la peste communiste, il s'est donné à lui-même le choléra.
Repris le travail avec la jeune M[arcelle] C[ombet]. Elle parle parfaitement l'anglais-américain, car elle a été élève aux U.S. Elle m'a l'air de s'amuser beaucoup dans Paris depuis l'arrivée des troupes d'Eisenhower. Elle bavarde avec les uns et les autres. Un d'eux lui disait :
— En partant pour l'Europe, je me demandais vraiment ce que j'y venais faire, pourquoi nous nous battions. Depuis que j'ai vu ce qu'ont fait les Allemands, j'ai compris.
Un autre lui a dit :
— Les Américains ne veulent absolument pas se mêler des affaires intérieures de la France. Les seules choses qu'ils ne permettront pas, c'est l'instauration d'un régime fasciste ou communiste.
Buste de Fr[ançoise][12] presque achevé.
Téléphone de Lejeune. Toujours ces histoire de voyage d'il y a quatre ans. Waldemar Georges dans un des nouveaux journaux, à son tour, éprouve le besoin de mettre son grain de sel. Ils ont de la veine les types qui comme lui n'ont eu à prendre aucune responsabilité collective, n'ont eu qu'un souci, celui de sauver leur personne. Mais lui, homme des marchands, essaye de discriminer enfin ceux que les marchands protègent. Que je suis furieux contre moi de m'être mis dans ce pétrin. Sauf Segonzac, pas un seul des artistes de cette caravane ne m'était sympathique. Et tristesse très grand d'avoir semblé trahir toutes les idées qui me sont chères. Ce sentiment gâte ma joie.
Pendant ma séance avec Fr[ançoise], Lily, stupéfaite, me dit que Gaston Riou a été arrêté hier matin. C'est bouleversant. Olivier Rabaud a été délivré par les Américains. De Fresnes, il avait été envoyé à Compiègne. Ils étaient environ 1 500 par voiture, par camions les Allemands ont commencé à les acheminer vers l'Allemagne. Le camion d'Olivier s'est arrêté à Péronne, où les Américains sont arrivés avant que les Allemands n'aient pu les emmener. Le voyage de Compiègne à Péronne fut particulièrement affreux, ignoble.
11 sept[embre 1944]
Mon esquisse Shakespeare est partie. La statue est trouvée. Je ne m'en occupe pas pour l'instant. Mais du socle. À son propos, comme à propos de toutes mes compositions, je peux retourner la formule de Flaubert et déclarer : "l'idée crie la forme", pensée qui peut être défendue avec autant de justesse que l'autre, peut-être même avec des exemples concrets meilleurs.
Téléph[one] de Segonzac. Il veut me voir. C'est sûrement à propos de ce voyage.
12 sept[embre 1944]
C'est en effet à propos du voyage Allemagne que venait Segonzac. Comme moi, il a fait une note l'expliquant. Ses amis, comme les miens lui conseillent de ne pas répondre. Nous sommes d'avis en tout cas de ne pas répondre collectivement, car ni lui ni moi ne voulons nous solidariser avec des collaborationnistes comme Despiau ou Bouchard. Il venait me proposer de répondre à trois, lui, Derain et moi. Je lui dis qu'il vaut mieux, car chacun de nos cas est différent, répondre individuellement chacun, en nous prévenant, si nous le faisons. Très chic vraiment Segonzac.
Mais je reçois une visite autrement sympathique. Celle d'une jeune fille, ancienne élève de l'École, qui avait lu un de ces articles et venait me proposer de rechercher les élèves que j'avais sauvés d'aller en Allemagne pour protester. J'en suis ému aux larmes. Je lui avais signé un papier avec le magnifique cachet des Corporations qui n'existaient pas.
Discours magnifique du général de Gaulle. On ne peut imaginer plus d'élévation et de netteté.
13 sept[embre 1944]
Benj[amin] est d'avis de faire une réponse à Waldemar Georges. Lejeune me téléphone que lui aussi veut répondre. Il a la chance d'avoir un livre que Wald[emar] Geo[rges] lui a dédicacé où il le couvre d'éloges pour son talent "qui unit le passé au présent et à l'avenir".
14 sept[embre 1944]
Les armées de Lattre de Tassigny et Leclerc se joignent autour de Dijon. Près de cinquante mille allemands doivent être pris dans la boucle de la Loire. Je tremble sur le sort des villages où ils cantonnent, où ils passent.
15 sept[embre 1944]
Visite à Georges Duhamel. Comme Lagriffoul m'avait dit que Duhamel lui avait manifesté son regret de mon voyage, j'ai voulu, d'homme à homme lui en donner l'explication. Il me conseille de ne pas répondre. Il trouve que les Tharaud ont eu tort de répondre.
19 sept[embre 1944]
Chez Juge où je suis fort mécontent de la façon dont il a pratiqué mes marbres. Poussé beaucoup trop loin et sans aucune sensibilité. Le buste de ma petite Nadine n'a plus aucun caractère. Pourquoi je sauve? Celui de la g[ran]de duchesse du Luxembourg est un peu moins mal. Mais je vais en avoir, moi, pour rendre à tout cela de la plénitude. Et puis, cette affreuse façon de traiter les cheveux avec le coin du ciseau! Bien que je lui ai dit tant de fois que je ne voulais pas de cette manière fa-presto.
Grande révolution à l'Institut. Nos séances, qui depuis la fondation de l'Académie des beaux-arts avaient toujours eu lieu le samedi, se tiendront le mardi. La semaine anglaise devient légale. Personne, désormais, ne doit plus travailler le samedi après-midi.
20 sept[embre 1944]
Buste de Françoise. J'ai un peu abîmé ce buste! Cette affaire m'a préoccupé beaucoup. Quand je pense à ces imbéciles qui racontent qu'on peut, en dessinant, peignant, sculptant, qu'on peut penser à autre chose!
Poughéon me téléphone. Il vient de recevoir avis qu'il avait perdu son poste de directeur. Également Jaudon, Beltran, Untersteller et Bouchard. Mais lui!
21 sept[embre 1944]
Visite à Robert Rey, tout à la préparation de la première leçon de son cours d'histoire de l'art à l'École des B[eau]x-A[rts] (chaire qu'inaugura en 71 Viollet-le-Duc, qu'il ne peut conserver par l'hostilité des élèves) qu'illustra Taine ainsi que Louis Hourticq. Il me parle aussi du projet à l'étude d'une transformation de la direction générale des B[eau]x-A[rts]. Il y aurait quatre directions : arts plastiques, urbanisme et reconstruction, lettres et théâtre et musique, enseignement. En fait, c'est déjà un peu comme ça.
Visite à Mortreux, me confirme les suspensions.
22 sept[embre 1944]
J'étais tellement peu d'aplomb ces jours-ci, que je ne m'apercevais pas que mon buste de Françoise, je le travaillais dans un faux aplomb. Cette élémentaire erreur m'a fait tout chambouler. Idiot.
Déjeuner Cavillon près la gare de l'Est. Je reviens à pied avec Thomé et Vignaud. Ils me parlent de mon affaire. Ils la trouvent idiote. Bien sûr, mais quand on ne sait pas, l'apparence seule compte.
25 sept[embre 1944]
Je reprends, d'après les nouvelles proportions la frise ajourée du Père-Lachaise. Ça sera mieux, je crois. Et en tout cas sûrement, plus facile d'exécution.
Poughéon me téléphone. Sa suspension aurait été provoquée par une lettre des pensionnaires, non signée, dans laquelle ceux-ci lui reprocheraient des paroles pro-allemandes! Accusation très fausse. Je connais les idées de Poughéon. Cette lettre aurait été portée aux B[eau]x-A[rts] par Fournier, mon ancien secrétaire de Rome. Derrière tout ça, il y aurait Ibert qui veut être réintégré et sans doute Fournier lui-même que Vichy avait rétrogradé pour gaullisme.
26 [septembre 1944]
Frise du Père-Lachaise. Buste Françoise[13].
Bouchard, à l'Institut, vient à moi :
— Le voyage en Allemagne, me dit-il, je l'ai fait pour te suivre, puisque tu y allais comme directeur de l'École.
Je le reçois mal :
— Dans ce cas, tous les autres professeurs auraient dû me suivre.
Je me suis mis dans un cas encore plus idiot que je pensais. Être solidarisé avec, cela m'ennuie terriblement. Voilà ce que c'est que d'oublier le grand devoir pour un petit, sans même la certitude ferme d'obtenir ce qu'on espérait. Poughéon me confirme l'histoire de la lettre. On était même venu proposer à Büsser de la lui confier pour qu'il la communique à l'Académie. C'est le curé de S[ain]t-Germain-des-Prés qui lui avait porté le document. Qu'il refusa de lire.
Après l'Institut, je passe chez Segonzac. Il est aussi embarrassé que moi. Faut-il répondre aux accusations excessives? Ce qui le gêne, comme moi, c'est qu'il ne veut pas se solidariser avec certains des compagnons de voyage. On se quitte sans rien décider.
À la Régence, rendez-vous avec M. Vanucci. Il me dit qu'à Rome, la vie est excessivement difficile, que la ville est très peu abîmée. Il parait qu'il tombe toujours des V1 sur Londres et que les destructions sont très graves. Les Allemands menacent Paris de la même façon. Paris, aurait hurlé Hitler dans un récent discours, sera détruite comme Londres et Berlin.
J'ai terminé une lettre à W[aldemar] George. Mais je crois que je ne la lui enverrai pas.
27 sept[embre 1944]
Jacques[14] dit que le général de Gaulle a très bien manœuvré avec les communistes. En les faisant entrer dans le gouvernement, il les solidarise dans les décisions. Ils sont là, en réalité, comme les parents pauvres, n'ayant pas les ministères vraiment essentiels qu'ils voulaient tout d'abord. Ils ne sont pas, ainsi, dans l'opposition. D'ailleurs eux-mêmes ont leur extrême gauche, la IVe Internationale, les Trotskistes, les doctrinaires de la révolution permanente. Staline, en déclarant la révolution terminée, est considéré désormais comme un bourgeois. La France, dans sa détresse et ses malheurs, a eu une chance immense d'avoir eu de Gaulle. Sans cet homme là, dans quelle cacophonie serions-nous? Et pourtant d'autres hommes remarquables ne nous manquent pas. Mais aucun n'en imposerait à tous, par son seul prestige personnel, comme cet homme là. Son prestige, il le tient essentiellement de sa sincérité. Non, ne soyons pas découragé de l'humanité.
Commission administrative. Je reviens avec Formigé, et je vais chez Marguerite Long où je rencontre Jacques Thibaud. Je suis désireux de cette occasion de leur parler de Françoise[15] et de son histoire de la radio, en la ramenant à ses justes proportions.
28 sept[embre 1944]
Aujourd'hui passait dans L'Aube, un article sur l'enlèvement des statues de Paris. Il est mal documenté et nous prête, à moi notamment, un rôle contraire à la vérité. Cette fois, je n'hésite pas à répondre pour rectifier.
Visite de Segonzac. Fort embêté aussi des répercussions de ce voyage. Toujours hésitant. Faut-il répondre? Je lui dis, qu'en fin de compte, je ne réponds pas publiquement.
Travail à la frise du Père-Lachaise[16]. Ça va.
La bataille sur le Rhin semble terriblement dure. Mais dans l'ensemble la situation générale est toujours très bonne.
29 sept[embre 1944]
Frise ajourée du Père-Lachaise.
Buste de Françoise.
Buste de la grande duchesse du Luxembourg.
Fin de journée, chez Hautecœur. Il me dit que son départ de la rue de Valois a été exigé par Goering... Il n'est pas moins fort ennuyé pour l'instant. Il n'a pas encore sa retraite.
30 sept[embre 1944]
Buste de Françoise.
Buste de Bouglé.
J'ai la surprise de recevoir la visite de Lise Daniels, et de sa fille Nicole. Délicieuse petite fille. Quel soulagement pour ces braves êtres, après ces années de transes affreuses.
Je crois que maintenant est vraiment engagée la dernière bataille de cette guerre. Bataille aux épisodes innombrables. Qui part de la mer du Nord, va à la frontière suisse, traverse l'Italie, la Hongrie et s'en va rejoindre la mer Baltique par la Pologne, la Prusse orientale.
[1] Landowski Françoise.
[2] Amélie Landowski.
[3]. Précédé par : "même sa situation à la mairie", raturé.
[4] Amélie Landowski.
[5] Benjamin Landowski.
[6] Le Retour éternel.
[7] Landowski Françoise.
[8] Nouvelle faculté de médecine.
[9] Jacques Chabannes.
[10] Jacques Chabannes.
[11] Elèves de Bouglé ?
[12] Landowski Françoise.
[13] Landowski Françoise.
[14] Jacques Chabannes.
[15] Françoise Landowski-Caillet.
[16] Le Retour éternel.