Octobre-1944

1er octobre [1944]

Je vais voir M. Bardoux pour lui parler de mon ennuyeuse affaire, lui demander conseil. Il est d'avis que je devrais répondre, remettre aux points les choses. Je lui montre ma note. Il me conseille de la raccourcir, mais de la faire connaître. Ne rien laisser passer sans une remise au point.

Puis chez Mme Daniels, Maxime Leroy, Lise. J'y trouve Mme Rosenthal qui me dit connaître Billot. Elle me propose de lui parler de moi. Je ne l'y encourage pas. Dans quelle situation humiliante et fausse je me suis mis! Tellement contraire à ce que je suis. Tant pis.

2 [octobre 1944]

Buste de Françoise[1].

À déjeuner M[argueri]te Long et Jacques Thibaud. Il n'était pas au courant des conditions de ce fameux voyage. Il a été content d'être éclairé. Il nous parle d'une tournée par lui faite en Belgique où il fut reçu par le roi Léopold prisonnier. Ses gardes qui le suivent partout ont l'ordre de prendre le "garde à vous" chaque fois qu'il les regarde. Il s'amuse à leur faire claquer les talons à tout bout de champ. Il disait à Thibaud, il y a de cela six mois :

— Ils sont perdus. Ils n'ont même plus 4 000 avions.

 

Cahier n° 46

11 oct[obre] 1944

Montagnac me téléphone que la réunion annoncée a eu lieu hier soir, qu'un nouveau communiqué a été rédigé et qui me donnera réparation.

Brianchon téléphone à Marcel[2] le texte nouveau. Il y serait dit : "Si M. L[andowski] a été en Allemagne, c'est à titre officiel. Par contre il a eu une belle page dans la résistance." J'ai hâte de le voir paraître a-t-il ajouté.

Mais qu'est-ce que cela à côté de la nouvelle affaire que ce soir Paulette et Benj[amin][3] m'apportent. Mon Jean-Max[4] a été tué le 3 sept[embre], aux environs de Belfort, dans l'armée Tassigny! C'est Marie-Thérèse qui a écrit d'Alger à Jacqueline. Heureux ceux qui pleurent ou font des phrases.

12 oct[obre 1944]

J'ai travaillé toute la journée à M[ichel]-A[nge], quand même!

Hervé Bail[5] est venu m'apporter les quelques précisions qu'il avait. C'est par une lettre de Marie-Thérèse[6] à sa fille. Jeannot[7] était lieutenant au 1° zouave. Il a eu la Légion d'honneur à titre posthume.

Lagriffoul, Gaumont viennent me voir. Gaumont comme toujours avec son air inquiet, concave. Il est très préoccupé parce qu'il a été nommé de la Commission d'épuration de la rue de Valois. Faut-il accepter? Voilà un sage, si la sagesse est de fuir les responsabilités. Je lui conseille d'accepter, pour empêcher les excès.

13 oct[obre 1944]

Nous ne savons rien d'autre sur Jeannot[8]. Nous écrivons à Arlette[9]. Nous téléphonons à Gregh.

À Banyuls, Maillol aurait été massacré dans son lit, sa maison pillée[10].

Travaillé au buste de Bouglé.

15 oct[obre 1944]

La note rectificative du F[ront] n[ational] parait ce matin :

1. On s'y défend d'avoir demandé des arrestations;

2. Pour moi, il est dit : Si M. L[andowski] s'est rendu, à titre officiel, en Allemagne, et a adhéré au comité A[rno] Brecker, il aurait eu une belle activité pour éviter aux élèves d'être déportés en Allemagne."

Ce n'est pas le texte qu'aurait voté la commission. C'est en tout cas un commencement de réparation. Sur les conseils de Benj[amin][11], je vais constituer le dossier de tout ce qui s'est fait ici pour la Résistance. Lagriffoul, très gentiment, réunit les signatures de protestation en ma faveur.

Didier Gregh nous téléphone des renseignements sur la mort de Jeannot[12]. Il a été tué dans la région de Lyon. Il serait inhumé dans un cimetière de Provence.

17 oct[obre 1944]

Lettre de Briault, où il se met à ma disposition pour témoigner de tout ce que j'ai fait pour nos prisonniers architectes notamment. Que ces gestes spontanés réparent les perfidies! Cette histoire idiote m'empêche de penser comme je le voudrais à mon enfant.

18 oct[obre 1944]

Je suis tellement dégoûté, découragé, las que je laisse partir pour le Figaro et P[aul] Valéry une lettre dont je n'aime pas du tout la rédaction, que la chère Lily a rédigée. Envoi qui me parait d'autant plus inutile que la société des A[rtistes] f[rançais] va réunir sa commission d'épuration. Le communiqué qui sera publié ensuite vaudra toutes les rectifications individuellement envoyées. Mais je me suis tellement trompé ces temps derniers que je suis ... à contrecœur.

Fr[ançoise] de Boissieu nous dit que le chef du cabinet du ministre de l'Éduc[ation] nat[ionale] lui a dit que je n'avais absolument rien à craindre, qu'il n'y avait rien contre moi. Bien sûr, je le sais mieux que quiconque. Ce n'en est pas moins furieusement embêtant de s'être mis dans cette situation.

Visite du cher Paul Léon. Il me dit :

— Quand on parle des accusations contre vous, tout le monde en rigole.

Le soulagement de ces malheureux israélites fait plaisir à voir. Ils sortent de l'abîme.

19 oct[obre 1944]

Les Russes semblent avoir déclenché une offensive extrêmement puissante.

Je regrette l'envoi des lettres d'hier. Pourtant G[eorges] Lecomte me téléphone pour me dire qu'il n'a jamais pris au sérieux ces idiots communiqués.

Travaillé toute la journée à M[ichel]-A[nge]. Quel opium que la sculpture! Ma tristesse et mon dégoût sont infinis. Jamais je n'avais encore éprouvé ce sentiment de lassitude de la vie.

Nous commençons à recevoir des précisions sur la mort de Jeannot[13]. Il a été tué aux environs de Lyon.

J'écris. Je me force.

21 oct[obre 1944]

Au grand Cantique dans le plâtre mou. Technique particulière. Après-midi, aux fameuses bottes de Michel-Ange, "en peau de daim, très serrées, lassées intérieurement, car il avait mal aux jambes."

Lily[14] a rencontré Mme Léon[15], le Dr. et Mme Debat. Personnes très charmantes qui tiennent beaucoup à visiter mon atelier. Ils lui disent que la situation dans le Sud Ouest de la France est bien désordonnée. En très petit, cela ressemble un peu au démembrement de l'empire romain. Mais je ne crois pas qu'il en pouvait être autrement. Je pense au contraire que le désordre est le moins grave qu'il pouvait être. La France se montre d'une extrême sagesse. Une réelle bonne volonté d'union, de discipline consentie, se manifeste très nettement. Cette bonne volonté est tellement profonde que même les extrémistes (Front National, communistes) s'en réclament.

23 oct[obre 1944]

L'arrangement des bottes de M[ichel]-A[nge] est trouvé. Pour les faire, j'ai simplement fait poser Deriez dans ses grosses chaussettes de laine. Cela donne des bottes florentines, pur style renaissance.

Partout le front allemand est enfoncé.

24 oct[obre 1944]

Date très importante. L'Amérique et l'Angleterre reconnaissent enfin officiellement le gouvernement de Gaulle, comme gouvernement de droit.

Malgré mon chagrin et mon écœurement, je réponds au perfide Guerquin.

25 oct[obre 1944]

Valéry n'a rien répondu à ma lettre et aux documents que je lui ai adressés. C'était un tort de lui envoyer tout cela. Ce ne sera pas la seule vexation que je recevrai à cause de ce voyage. Ça n'empêche pas Valéry d'être un mufle.

26 oct[obre 1944]

Cravet, l'ami de Jean-Max[16], vient nous voir. Il avait passé avec lui plusieurs jours en Algérie-Maroc, il y a un an. Jeannot était mobilisé déjà. Il avait un service de surveillance des côtes. Puis il demanda de rejoindre son régiment, le 1er zouaves. Il passe un certain temps à Mostaganem pour recevoir le matériel blindé. Une lettre reçue par Jérôme, envoyée par un général de l'armée Tassigny nous renseigne sur les circonstances de sa mort. Il était en reconnaissance, conduisant une voiture Jeeps, avec deux sous-officiers. Les Allemands avaient menacé le village de Marcilly de l'anéantir. Avec ses chars blindés, Jean qui commandait une c[ompagn]ie pénétra dans le village. Sa voiture fut prise sous le tir d'armes antichars et de pièces automatiques. Lui fut tué d'une balle au cœur. C'était à onze heures du soir, le 2 septembre. Il avait eu encore une citation de 27 août. Que faisions-nous ce 2 septembre? Comment de pareils malheurs peuvent-ils arriver, sans que rien vous en avertisse!

27 oct[obre 1944]

Cérémonie à l'église de Boulogne, pour Jeannot[17].

Sans courage.

28 oct[obre 1944]

Benj[amin] nous racontait qu'hier après-midi, il fut alerté, avisé que la femme de son ami Badel était menacée d'arrestation. On voulait son mari. Comme il n'était pas chez lui, sa femme devait servir d'otage. Système que nous avons vu pratiquer. Contagion de l'abus de la force. Benj[amin] accourut avec Badel qui était précisément chez lui. C'était encore une de ces opérations de ces policiers amateurs. Grosse discussion au cours de laquelle le chef de ces policiers amateurs lui déclare :

— Vous dites que la police seule a le droit d'arrêter. Mais dans quinze jours, c'est nous qui serons la police.

La flotte japonaise parait avoir subi une écrasante défaite, dans les eaux des îles Marquises.

29 oct[obre 1944]

Le cher docteur Gosset est mort.

Parait une ordonnance du gouvernement pour désarmer les partisans. S'engager comme soldat ou remettre ses armes aux autorités. Grosse protestation du F[ront] n[ational] notamment. Et le comité national de la Résistance décide de siéger en permanence. Jeux. Attitudes. Sottises.

Harlette Gregh est de retour. Elle nous parle de Jeannot[18], de sa femme, sa fillette. Toutes les deux sont excessivement jolies. C'était un ménage adorable. Elle nous parle de sa fuite à elle de France, son passage des Pyrénées, son emprisonnement en Espagne. De la politique en Algérie, où le F[ront] n[ational] exerçait une forte pression. Elle y est hostile. Sans doute tout n'y est pas très bien. Partout il y a des extrémistes qui gâtent les meilleures causes. Mais il y a aussi beaucoup de bon, un réel idéalisme malgré la poursuite de buts très matériels. C'est toute l'humanité : l'ange et la bête.

Il y a en France encore d'importants îlots d'Allemands qui sont ravitaillés par parachutage.

30 oct[obre 1944]

J'ai comparu, sur ma demande, devant la commission d'épuration des Artistes français. J'avais mon dossier sur tout ce que j'ai fait et ce qui s'est fait à la maison pour la résistance. Abris aux israélites, aux réfractaires. Fourniture des fausses cartes d'identité. Ouverture de ma maison aux membres du MNL[19]. Journaux clandestins. Opposition au déportement des artistes en Allemagne. J'aurais préféré que parmi les membres de la commission il n'y ait ni membres de l'Institut, ni candidats. Mais ils n'étaient, sur la quinzaine, que deux ou trois. Comme je suis vexé de comparaître comme un Bouchard ou tel autre collaborateur! Tant pis. J'espère que maintenant ce sera une affaire finie.

P[aul] Valéry n'a pas répondu à mon envoi.

Jacques[20] nous dit que Parodi lui a dit que les ordonnances dernières ont été prises pour arriver au désarmement des bandes. Les Américains se décideraient à faire le nécessaire effort pour liquider la poche de S[ain]t-Nazaire. Les Allemands qui sont là procèdent périodiquement par razzias, tuent des hommes, emmènent le bétail.

31 oct[obre 1944]

Le général de Gaulle ne cède pas d'un pouce aux démarches que l'on fait auprès de lui à propos du désarmement des bandes.

La guerre marche bien. Mais une campagne d'hiver me parait certaine. La bataille est dure en Russie. La pénétration en Prusse orientale semble piétiner. Sur le Rhin et nos frontières c'est très dur aussi.

 


[1] Landowski Françoise.

[2] Marcel Landowski.

[3] Paulette et Benjamin Landowski.

[4] Jean-Max Landowski.

[5] Famille de la première femme de Landowski.

[6] Marie-Thérèse Nénot

[7] Jean-Max Landowski.

[8] Jean-max Landowski.

[9] Harlette Gregh.

[10] Maillol est mort des suites d’un accident de voiture le 27 septembre.

[11] Benjamin Landowski.

[12] Jean-Max Landowski.

[13] Jean-Max Landowski.

[14] Amélie Landowski.

[15] Madame Paul Léon.

[16] Jean-Max Landowski.

[17] Jean-Max Landowski.

[18] Jean-Max Landowski, sa femme Flore et sa fille Geneviève.

[19] Mouvement national de libération.

[20] Jacques Chabannes.