Septembre-1947

2 septembre [1947]

Je prépare le buste de Ladis. Ce serait dommage de ne pas immortaliser un aussi beau visage. Malgré son âge, il a toujours son masque apollonien. Il est pourtant slave pur sang. Il est plus grec que les Grecs. Race pure. Les Grecs ont été trop bousculés et métissés. Il n'y en a plus.

L'extravagante Flore[1] nous annonce, par dépêche, son arrivée pour ce soir.

3 sept[embre 1947]

Séance n°1 du buste de Ladis. Malgré ses 85 ans, il a toujours son visage magnifique. Mais je ne m'explique pas pourquoi! lui dont la vie a été facile et presque sans chagrin, sauf en 1903 la mort de Wanda, et cinquante ans après la mort de Lily, événement cruel, mais hélas normal, lui qui a été entouré d'affection et de respect, a une expression amère et désabusée et parle souvent comme un qui aurait eu à se plaindre des autres, alors que, un peu trop souvent, d'autres ont eu à se plaindre de lui, de ses mépris et de son autoritarisme, le brave Félix, ses neveux Peretti, le cher et brave Henry, à la suite des cancans de Wanda sa fille, du genre cafard, le bon Nénot. Vis-à-vis des gens, il fut si mufle, même Joseph, et ces temps derniers moi, aussi cancan de Wanda.

Institut. Commission du tricentenaire. Boschot ne pense qu'à une séance solennelle en Sorbonne. Pour l'exposition qui aurait une autre importance pourtant, il fait le frein, comme toujours.

8 (lundi) septembre [1947]

Visite de Ruaz pour l'exposition que je vais faire dans sa galerie. Nous fixons décembre.

Travail à une autre esquisse de Nyota Inyoka, La Danse de Dourga, ou Danse de l'Arc. Silhouette bien. Ça vaudrait la peine d'être grandi.

Les Anglais font débarquer à coups de matraques les juifs de l'Exodus. C'est scandaleux. Ces pauvres malheureux qui avaient espéré retrouver une patrie. Ils ont menacé d'employer les gaz pour forcer à débarquer et à retourner dans leurs camps de concentration les malheureux qui s'entêtent à rester dans le bateau.

Lily[2] revient de sa Société de secours aux enfants. Le délégué grec leur a parlé de l'inquiétante pression russe sur la Grèce. Très grave.

9 septembre [1947]

Je retouche dans le plâtre mes danseuses hindoues[3]. Dommage de n'avoir pas le temps d'en faire quelques autres. Tout est passionnant, et si particulier de mouvement.

Les Anglais font de nouveau débarquer les malheureux juifs du second bateau ramené par eux d'Orient. C'est moche. Digne de Hitler.

J'écris à Boschot à propos du tricentenaire, pour protester contre son inertie.

10 septembre [1947]

Danse de la Pureté. Je fais de la bijouterie.

À l'Institut, toujours le tricentenaire. L'exposition est très compromise. Salles, cet imbécile qui a la direction de tous les musées de France et ses séides, Cassou, Dorival, etc., ne montrent aucune bonne volonté. Boschot ne fait rien, ou ce qu'il fait est si mou qu'il vaudrait mieux qu'il ne fasse rien. Au ministère, il n'a aucun prestige. Je pense bien. Dès la première entrevue, il a en premier lieu parlé de promotion dans la Légion d'honneur! Ça a fait un drôle d'effet. Pour moi, c'est raté.

11 sept[embre 1947]

Les danses hindoues. Danse de l'Arc[4].

13 sept[embre 1947]

Visite de Oulmont, sa femme et de leurs amis de Lausanne.

14 sept[embre 1947]

Lagriffoul me dit que Robert Rey, pour avoir les professeurs de l'État en mains, a organisé un système qui oblige à les renommer tous les ans. Pour les commandes l'État ne fait plus de prix. Vous nous demanderez de l'argent quand vous en aurez besoin. Et l'on vous donnera ce qu'on pourra. Jeanniot, paraît-il, se vante beaucoup d'avoir fait avoir le prix de Rome à un de ses élèves qu'il sait parfaitement nul. Gimond est furieux. Ce qui ne les empêche pas l'un et l'autre d'organiser dans leurs ateliers respectifs des expositions de travaux d'élèves, à propos desquels ils invitent la presse et se font faire de la réclame.

17 sept[embre 1947]

Il y a en ce moment une exposition Rembrandt et une des impressionnistes, sur l'une et l'autre terrasse des Tuileries. De Rembrandt, que dire qui n'ait été dit! Mais l'exposition impressionniste caractérise la sottise des uns et la lâcheté des autres. Que vient faire là-dedans le douanier Rousseau! Même si c'était bien, ce n'est pas de l'impressionnisme, mais bien tout le contraire. Or d'énormes toiles cirées sont là, de lui, qui seraient moins mal à leur place sur des baraques foraines.

À l'Institut, communication intéressante de Prost sur l'urbanisation d'Istanbul. Pour l'expo[sition] du tricentenaire, on envisage le Luxembourg.

18 sept[embre 1947]

Politique. L'O.N.U. est un organisme paralysé. La cause de cette paralysie. Le droit de veto.

21 sept[embre 1947]

La petite Madeleine Delpierre (adjointe au musée Carnavalet) vient revoir l'atelier pour une visite qu'elle doit commenter d'une association qui s'appelle l'Art pour tous.

Visite d'un ancien élève qui s'appelle Mioux. Il me paraît bien "demeuré" comme on dit dans le Midi. Il s'assied. Ne dit rien. Et reste ainsi indéfiniment.

Nyota[5] donnait un récital de danse. Comme, tout de même, elle a pris de l'âge, elle s'essouffle. Alors elle a créé une école de danse. Un ballet. Il y a des moments magnifiques. Surtout une danse qu'elle appelle danse cosmique, où ses danseuses évoluent suivant des courbes, des ellipses qui veulent évoquer les mouvements des astres. C'est très réussi et très impressionnant sous les lumières tournoyantes. Une pareille composition est d'une artiste.

24 sept[embre 1947]

Chez de Ruaz. Malgré les menaces sociales (conflit de l'électricité), nous maintenons la date choisie, décembre. D'ici là peut-être les choses se seront-elles arrangées.

25 sept[embre 1947]

Chez Rudier, où j'étais pour le buste de l'amiral de Grasse, destiné au transat[lantique] du même nom, je vois un buste remarquable de Rodin par Judith Cladel [6]. Affreux destin que celui de cette fille qui adora Rodin, que celui-ci rendit terriblement malheureuse, dont il usa et abusa de toutes façons (le fameux torse aux jambes écartées qui est elle) et qui devint folle de l'abandon et en mourut. Il y avait là une des trois grâces de Maillol. Comme c'est bête, banal et nul.

Je voudrais faire trois autres danses hindoues (Danse de Krishna, Krishna flûtiste, Une Danse du Lotus (tout dans les mains) et la Danse du Naja). Un autre projet de danse : la jeune fille s'abandonnant au démon.

26 sept[embre 1947]

Mon buste de Ladis vient bien. C'est beau à faire. Ce qui est émouvant chez lui, c'est la pensée continuelle qu'il a de l'époque où il s'est occupé de chacun de nous avec une tendresse qui ne s'est jamais démentie alors.

Je fais des croquis pour Krishna flûtiste dansant. Il y aurait aussi un joli groupe à faire, Krishna et bergère bayadère.

Paul Léon me téléphone que finalement Isay est écarté de ses fonctions si mal remplies aux fêtes et aux commémorations. Il n'a pas été envoyé, comme il le demandait, aux fêtes du centenaire de l'École d'Athènes.

27 sept[embre 1947]

Déjeuner fastueux chez Debat.

28 sept[embre 1947]

Il paraît que Wolf, le chef d'orchestre, s'intéresse beaucoup à Nils Halérius de Marcel[7]. Pièce extraordinaire. Le troisième acte notamment est un tour de force. Un acte où un seul acteur sera en scène, et même se diluera.

30 sept[embre 1947]

Dessin, entre autres, pour le petit groupe auquel depuis longtemps je pense : Conte des mille et une nuits.

 


[1] Flore Pouy-Landowski.

[2] Amélie Landowski.

[3] Danseuses cambodgiennes.

[4] Danseuses cambodgiennes.

[5] Nyota Inyoka.

[6] Camille Claudel.

[7] Marcel Landowski.