Juillet-1907

Cahier n°2

28 juillet 1907 [Boulogne]

Reprise. En somme cela en vaut la peine. On se dit : C'est idiot, ces notes au jour le jour. Pour soi-même cependant, elles sont pour l'avenir d'un grand intérêt. Ça m'est une joie très douce de relire les pages que j'ai écrites à Rome. Elles sont malheureusement insuffisantes, pas assez nombreuses. Je m'y remets. Aussi loin, ma vie commence-t-elle à devenir intéressante. Et quand ce ne serait que pour noter les stupidités que j'entends débiter par certains personnages huppés, cela déjà en vaudrait la peine. Rien ne mérite plus l'éternité qu'une ânerie, si elle est profonde, et surtout si elle est prononcée par un gros personnage...

Le jour de la distribution des récompenses au Salon, j'ai eu beaucoup de succès. Cérémonie idiote, d'ailleurs. À la sortie, Dujardin-Beaumetz m'annonce qu'il a l'intention de me donner une commande : L'Architecture [1] ! Pour mettre en face de mon groupe qu'il doit installer au Carrousel, dans le square ! C'est déjà pas une si bonne idée de mettre ce groupe dans un square, j'aurais de beaucoup préféré qu'on le mît seul dans un jardin triste, dans un coin un peu perdu. Énorme bêtise ! Passons. À cela, rien à faire.

Or donc, me voilà avec cette commande de L'Architecture. Pas si amusant :

— Allez voir Redon, me dit Dujardin-Beaumetz.

Je suis allé voir Redon... Quel idiot ! Un grand gars, grisonnant, à allure de jeune homme. Assez jolie tête d'ailleurs, aiguë, volontaire. Quand il parle, paraît intelligent. Il dit aimer les belles choses. À l'œuvre, il en est encore à Versailles ! Il me montre ses plans. Au fond du jardin, mon groupe. Et avec quoi l'a-t-il entouré ? Avec trois figures allégoriques couchées : la Peinture, la Sculpture, l'Architecture. Couchées toutes trois, dans la pause des figures entourant les bassins de Versailles. Et en plus, dans ce petit square, huit statues s'érigeront, peintres, sculpteurs et architectes. Il y aura Mansart, WatteauColombe, Corot, etc. Au milieu, un bassin, avec un groupe. Effrayant ! Quelle salade ! Et ce petit square si intime où quelques enfants jouent, où tout près de la foule on est isolé, où les amoureux peuvent tranquillement causer et se peloter, ce square va devenir un jardin officiel... J'ai voulu essayer de sortir de cette vision. J'ai tout de même trouvé quelque chose. J'ai pensé au plan de marbre de Rome. Et j'ai imaginé un homme, planté sur un plan de pierre, et le gravant. Cet homme, je le prends dans un moment de repos. Accroupi au milieu du plan de la ville future qu'il crée, il a relevé la tête et rêve. Il y a là un bon point de départ.

 Une fois mon esquisse faite, photographiée, grosse faute : je suis allé voir Redon le premier. Ni oui, ni non.

— Ce n'est pas ça et cependant ça pourrait aller... Allez donc voir Dujardin[-Beaumetz]. Je suis curieux de savoir ce qu'il en pensera...

Mais voilà que l'animal, avant que j'aie eu le temps d'y aller, y a couru. Et il l'a sûrement influencé contrairement à mon affaire. Et aussitôt, il m'expédie la carte suivante : "Cher ami, vu tout à l'heure Dujardin-Beaumetz. Il veut symboliser l'architecture française et non l'Architecture avec un grand A. Donc une femme au lieu d'un homme. Du Versailles aimable et non du préhistorique. Amitiés. Venez me voir que nous en causions. Signé Redon". Ecco ! Le cochon ! Et le surlendemain, je reçois une lettre de Dujardin-Beaumetz m'invitant à lui présenter le jeudi suivant, à 9 heures, le projet que j'ai préparé.

J'arrive. Je trouve là Octobre, avec deux esquisses soigneusement enveloppées dans du papier. Peu après arrivent Redon et Ségoffin. L'un après l'autre on nous appelle. Je montre ma photo. Le bonhomme la regarde et me dit :

— Ce n'est pas ça. Vous comprenez, moi, je me fiche de l'Humanité. Ce que je veux glorifier c'est l'architecture française. Faites-moi donc une femme.

Je réponds :

— J'essaierai. Excusez-moi. Je vous ai mal compris...

J'avais envie de lui dire : Monsieur le ministre, retirez-moi cette commande.

Puis ce fut l'homérique entrevue. Tous. Segoffin, Redon, Octobre, moi.

— Messieurs, asseyez-vous. Je vous présente mutuellement, si vous ne vous connaissez pas encore.

— Si, si, nous nous connaissons.

— Bien. N'est-ce pas, vous avez remarqué que tout ce qui se fait actuellement est trouvé très mauvais.

Redon :

— Il y a unanimité dans la presse et dans le public.

Dujardin-Beaumetz :

— Il ne faut pas retomber dans les mêmes fautes. Il faut donc marcher tous d'accord.

Tous :

— Oui, oui, tous d'accord.

Dujardin-Beaumetz :

— Très bien. Et bien voici. Moi, je ne suis pas internationaliste. Je suis français, je suis patriote, et ce que je veux glorifier, c'est l'art français.

Redon se levant, et d'un ton convaincu :

— Ah ! ça c'est bien, monsieur le ministre.

Dujardin-Beaumetz se tournant vers moi :

— Et d'abord, votre groupe, pour moi, ce n'est pas du tout Les Fils de Caïn. Ce sont les premiers artistes. Et ces premiers artistes donnèrent naissance à la Peinture française, la Sculpture française, l'Architecture française. Voilà.

Un silence, pendant lequel chacun à l'air profondément impressionné de cet aperçu grandiose, mais pense au fond de lui-même, en tout cas moi sûrement : "Quel veau !". Dujardin-Beaumetz regarde chacun alternativement, souriant, ravi.

— N'est-ce pas ? Eh bien, la Peinture française c'est très simple. Vous faites une femme couchée.

Redon :

— Très bien, très bien, geste de la main, votre petite esquisse, qui est là sur la cheminée, est charmante. (Il indique sur la cheminée, une petite esquisse d'Octobre, invraisemblable de banalité et de bêtise, une femme nue, assise, tenant une palette et des pinceaux), très original. Mais, voyez-vous, moi je verrais plutôt là un Watteau. Voulez-vous faire un Watteau ?

Pas de réponse. Octobre n'est pas enchanté de la proposition imprévue qui lui octroierait une commande moindre.

— Moi, ça m'est égal. En tout cas, comme vous l'a dit M. Redon, étalez, étalez votre composition.

— Ah oui, s'écrie Octobre. Je l'étalerai. Je mettrai des enfants. Oui, c'est ça, je vois des enfants, là.

Dujardin-Beaumetz :

— C'est ça, mettez des enfants, je n'y vois pas d'inconvénient, etc.

La conversation continue :

— J'ai à désigner 8 sculpteurs, pour faire les 8 statues de grands hommes.

J'avais presque envie de lui demander un échange, de me donner la statue de Michel Colombe à la place de l'Architecture. Que faire ?

Puis on se sépara de Dujardin-Beaumetz et on alla dans le petit square, emportant les 2 esquisses d'Octobre. Il est charmant ce petit square. Et en vérité c'est presque une complicité que d'accepter de collaborer à sa "décoration". Je voudrais pouvoir refuser. Oui, vraiment. C'est désolant de collaborer avec tous ces gens-là, surtout dans cette direction-là. Des gens qui ne voient qu'à travers la formule Versailles. D'abord le côté décoratif. L'expression du sujet vient ensuite. Ça ne compte pas. Ça n'a pas d'importance. Décoratif avant tout. C'est-à-dire dessus de cheminée.

C'est mon premier contact avec les officiels. Je ne me doutais pas que c'était à ce point là !


[1]    . Le manuscrit porte : "Zut alors", raturé.