1er janvier 1954
Le déjeuner rituel qui ne devait pas avoir lieu chez moi, mais chez Ladis[1], car c'est lui le chef de la famille. Mais depuis bien des années, il ne l'est plus de cœur. J'aurais quand même voulu les inviter, lui et Paulette[2] et même cette petite arriviste de Wanda[3] et ses deux garçons qui ne sont pas sans valeur. Si je l'avais proposé, il n'y aurait pas eu d'écho. C'est quand même un chagrin très grand pour moi, cette banale mésentente comme il y en a dans beaucoup de familles, mais qui n'avait pas existé dans la nôtre jusqu'à ce que cette malheureuse refoulée de Wanda eût, peu à peu, pris une énorme influence sur Ladis. Toutes ces scènes idiotes qu’il m'a faites à propos de Marcel. Wanda avait décidé que Marcel n'avait pas de don musical! Pauvre petite imbécile qui n'a pu être ni pianiste, ni compositeur et qui, comme tous les ratés, s'est rabattue sur le critique d'art. C'est l'ensemble de ces ratés qui, dans tous les arts, font l'opinion! Ils sont accrochés aux artistes, comme la vermine après les lions. Mais l'influence que cette pauvre fille a eue sur Ladis, et indirectement pour Marcel, des conséquences tellement graves que je peux ni les oublier, ni les pardonner. Auprès de Rabaud[4] d'abord qui a pourri les années de Conservatoire de Marcel, l'empêchant d'avoir certains prix importants (composition, direction d'orchestre) mais l'en empêchant activement. (Me l'ont dit Gaubert[5], Rousseau). Et il y a l'histoire du service militaire. Le colonel Carvès, étonné que Marcel n'ait pas été versé dans la musique du régiment d'infanterie de Paris a vu au ministère la note suivante de Rabaud : "ne rendra aucun service!" Rabaud, que je croyais mon ami! Ainsi Marcel a été versé dans un régiment d'infanterie coloniale. Aussi a-t-il commencé la guerre en toute première ligne, comme voltigeur! Heureusement Carvès a pu le faire muter dans un régiment d'infanterie où il y avait une musique et il a été versé! Au départ de cette grave aventure : le jugement hargneux de cette malheureuse imbécile.
Et puis, ça a continué. L'histoire de cette lettre pour Wanda, arrivée chez Marcel à cause de la similitude des noms, et que Marcel a mis quarante-huit heures à lui transmettre. Crime inexpiable. Mon pauvre garçon a eu la maladresse de lui écrire une lettre inutile dans laquelle il lui reprochait le ton dont elle lui avait parlé au téléphone et lui disait qu'il n'avait pas, comme elle, des domestiques pour porter immédiatement des lettres. Ça alors! Voilà mon Ladis qui prend cette lettre et va la porter, la faire lire à des étrangers! Jusque chez Paul Léon, ahuri qu'on vienne lui montrer ça. Mais il s'agissait encore de nuire à Marcel. Cet acte est un des plus vils que je connaisse. Je l'ai dit un jour à mon pauvre Ladis qui, évidemment, ne pouvait rien répondre. Et voilà que, récemment encore, le pauvre a été plus loin encore. Revenant sur cette fameuse lettre surtout absurde, il m'a accusé d'avoir été au courant! Alors que j'avais été fort mécontent de cette maladresse[6]. S'il me l'avait montrée, je lui aurais vivement recommandé de ne pas l'envoyer…
Mais, en ce jour où j'aurais tant aimé que nous soyons tous réunis, sans arrière-pensées, chiquement comme jadis, je ne puis m'empêcher de souffrir de ces petitesses. J'ai beau me rattacher à tout ce que Ladis a été pour nous jadis, sa personnalité d'aujourd'hui s'interpose et c'est terriblement dommage.
Mais notre déjeuner de famille où nous étions vingt a été charmant et gai. Tant pis.
3 janv[ier 1954]
Travail au m[onumen]t du Trocadéro[7] dont la banalité m'ennuie de plus en plus. Mais que faire? Avec ce comité content, l'acceptation par la commission? Et surtout n'ayant moi-même pas trouvé un parti supérieur à proposer. Je l'entrevois pourtant.
En plus de tout mon travail, à faire un papier pour la radio sur les sculpteurs anciens Grands prix depuis cent cinquante ans, dans le cadre, comme on dit, du cent cinquantième anniversaire de la villa Médicis, devenus propriété de la France.
4 [janvier 1954]
Évidemment le drapé de la France Trocadéro dont le nu avance bien, fera bien. Mais ce n'est pas ça l'intéressant, c'est l'ensemble, le jet général.
6 janvier [1954]
Pénible séance de la commission administrative de notre Académie. Boschot avait convoqué Jouve et le colonel François, son secrétaire administratif. Boschot nous annonce, en faisant une sale gueule, et avec des moues restrictives et des gestes de mains indécis et des haussements d'épaules méprisants, que la bibliothèque Marmottan semble sauvée, à la suite de la visite de André Marie. Puis ce fut le musée Marmottan : Le colonel François, du type fouine, rend compte de la situation budgétaire. Elle est assez bonne. Puis se déclenche l'attaque contre M. Ollivier, le grand maître du tourisme de la principauté de Monaco, que la commission administrative avait nommé conservateur adjoint. C'était une heureuse suggestion de Domergue. Mais l'attaque avait été évidemment concertée avec Boschot, Jouve et Pontremoli. Ce dernier a fait un petit discours malveillant contre M. Ollivier et jetait même la suspicion sur l'élection. Je proteste. Jouve nous lit une lettre nettement diffamatoire sur une personne dont j'entendais parler pour la première fois. Ce que je dis. Mais Jouve dit avoir reçu la démission de M. Ollivier, comme conservateur adjoint. La commission accepte la démission. Je proteste. Je suis le seul. Jouve et le colonel François se poussent du coude. M. Ollivier, évidemment, les dérangeait.
Ladis[8] n'est pas bien. Il est très faible. Voilà longtemps qu'il ne peut guère s'alimenter. On envisage une possibilité d'opération. Ah! Que ce qui s'est passé entre nous ces dernières années est malheureux!
7 janvier [1954]
Paulette[9] téléphone. Ladis va entrer rue Bizet pour une opération du pylore. On sait ce que cela veut dire!… L'état général est meilleur qu'on ne le craignait. Pas trop d'urée.
Laniel obtient sa majorité. Le projet CED va être probablement légèrement modifié.
8 janvier [1954]
Lily[10] est prise de saignements de nez prolongés.
Je suis en discussion avec Susse pour le règlement de la Porte[11]. C'est un truqueur, pire que Rudier, parce qu'il en a moins l'air.
Rue Georges-Bizet, Ladis va à peu près bien.
10 janv[ier 1954]
Visite à Ladis[12]. Je ne peux arriver à considérer cet homme puissant comme un malade immobilisé. On lui fait du sérum artificiel. Il était là, immobile, entre les deux réservoirs du sérum qui goutte à goutte se versaient dans les veines de chaque bras. Pauvre Ladis. Mais il est comme toujours magnifique et ne laisse voir aucune anxiété. Il dit tout le temps : "J'ai fini ma tâche".
Ce matin, visite Halbout qui me dit qu'il a été éliminé de la chaire de dessin à Polytechnique par Bercier. De Toulon, je reçois une lettre de Nicolas qui me transmet les conditions requises pour être candidat à la direction de l'école des B[eau]x-A[rts]. Première décision : ne pas avoir plus de 25 ans! Les qualités artistiques viennent après celles d'administrateur… C'est comique. Mais il parait que c'est pour assurer la nomination d'un fonctionnaire de la mairie, protégé par elle. Ainsi élimine-t-on partout les artistes.
Farrat[13] vient me voir. Il boite, ce grand gaillard. Il aurait de la décalcification de la hanche. Il me parle toujours avec la même rancœur de Untersteller. Aussi le prince Galitzine, toujours à propos de ses projets pour Pinciana. Je ne l'encourage pas. D'autant plus que ce projet stupide des pavillons nursery pour pensionnaires mariés risque fort de se réaliser sur ce terrain. Au fond, j'aurais préféré le projet Galitzine.
30 janvier [1954]
Le 11 janvier on a opéré Ladis. Je suis moi-même tombé malade dans la nuit. Congestion pulmonaire. Peut-être pris froid en sortant de la maison de santé, ou en sortant de chez Marguerite Long. Mauvais souvenir, souvenir même déjà très vague du début de ma maladie. Maintenant je me lève. J'ai fait préparer par Spranck une petite esquisse du monument pour corriger ce qui ne va [pas] actuellement, même dans ce parti là.
Ladis a très bien supporté l'opération. Il y a maintenant 20 jours. Mais Picot a trouvé un énorme tissu cancéreux réduisant l'estomac à presque rien. Il durera tant que la petite poche restée ne sera pas, à son tour, obstruée.
[1] Ladislas Landowski.
[2] Paulette Landowski.
[3] Wanda Landowski.
[4] Henri Rabaud.
[5] Philippe Gaubert.
[6]. Suivi par : "de mon pauvre Marcel", raturé.
[7] A la Gloire des armées françaises.
[8] Ladislas Landowski.
[9] Paulette Landowski.
[10] Amélie Landowski.
[11] Nouvelle Faculté de médecine.
[12] Ladislas Landowski.
[13] Farret ?