Février-1954

3 février [1954]

Travaillé à la petite esquisse, assis! J'ai trouvé la correction à faire dans ce parti-là. Ma composition actuelle, sur un mur convexe, ne se tenait pas avec l'architecture. Bonne impression aujourd'hui. Je retrouve l'impatience du travail.

4 février [1954

Fait extraordinaire, Le Caire annonce le règlement du dédit convenu pour l’artiste du monument Méhemet Ali et le règlement de l’acompte dû pour le travail effectué.

5 février [1954]

Benjamin vient me voir. Me dit la gravité de l'état de Ladis. Il ne digère plus rien, s'affaiblit de jour en jour.

Je lis un ouvrage fort intéressant : Des hommes, des tombaux et des dieux[1]. C'est une sorte de tableau des vieilles, vieilles civilisations : Inde, Égypte, Mésopotamie, Mexique. C'est fait par un allemand. Très bien. L'auteur s'appelle Céram.

Conférence de Berlin. C'est une sinistre comédie. Dans la journée, chacun se dit de dures choses, on se heurte de contradictions, chacun accuse l'autre de mauvaise foi, du moins les occidentaux contre les Russes. Chacun est irréductible. Et le soir, on dîne ensemble, on se gorge de caviar, on sable le champagne, on boit en se regardant droit dans les yeux. Sinistre comédie. Mais c'est tout de même mieux que de s'envoyer des ultimatums. Hélas! Ça viendra peut-être, pour ne pas dire sûrement.

6 février [1954]

Ladis[2] va très mal. Marcel doit aller le voir. Benjamin a un immense chagrin.

Les Belges ont été mal impressionnés par des déclarations de Eden et de Bidault sur la liberté absolue qui serait laissée à l'Allemagne, après son unification, d'entrer ou non dans la CED. Il paraît que la communication n'était pas exacte. Eden et Bidault ont complètement rassuré Van Zeeland.

État de Ladis est désespéré. Viel m'interdit absolument de sortir. Mon chagrin est double. Il est, malgré moi, mêlé de trop de rancœur.

7 février [1954]

Marcel[3] a été voir Ladis qui l'a reconnu à peine.

J'avais un petit retour de température ce matin.

8 février [1954]

Ici, c'est la guerre des potins contre Bidault. Il me paraît, à moi, se conduire remarquablement. Le désastre pour la France, en ce moment, réside dans ces perpétuelles critiques dont les auteurs n'offrent rien de constructif en échange. Il me paraît vraiment que la CED[4] est fatale et qu'elle est la seule sauvegarde.

Travaillé à la notice sur les sculpteurs de la villa Médicis depuis 1803.

Mais que ma faiblesse est encore grande.

Benj[amin][5] est venu nous donner des nouvelles de Ladis. Il est à toute extrémité. Il est arrivé à la clinique alors qu'on lui administrait l'extrême-onction. Il était indigné de cette comédie.

9 fév[rier[1954]

Décès du cher Ladis.

10 fév[rier 1954]

Elisabeth[6] entre aujourd'hui dans la maison de santé pour être opérée de l'appendicite.

11 fév[rier 1954]

C'était aujourd'hui les obsèques de Ladis. Lily[7] souffrante et moi-même n'avons pu y être. Quel malheur double. Sa mort et mon chagrin gâché par ces dernières années sans franchise.

12 fév[rier 1954]

Docteur W[eil] m'autorise à reprendre le travail la semaine prochaine. J'ai peine à imaginer que Ladis n'est plus de ce monde. C'était une étonnante personnalité. Quel malheur que je ne puisse pas me souvenir que de ce qu'il était il y a dix ans. Mais déjà, il était changé.

Je travaille au papier pour la radio.

13 février [1954]

Première sortie. On a fait le tour des blocs des maisons. Grande faiblesse encore des jambes.

15 fév[rier 1954]

Allé à l'atelier. Je suis très préoccupé de ce monument[8]. L'esquisse, la grande, est insuffisante. Au fond, avec les Fantômes, avec l'esquisse le Tombeau du soldat[9], avec le monument d'Alger (le Pavois), j'ai exprimé ce qui était en moi. Avec celui-ci je voulais que ce soit "L'heure H". Jusqu'à présent, c'est raté, pour moi. Que les autres trouvent que c'est bien, ça m'est égal. Je sais qu'il y a beaucoup mieux à faire.

17 fév[rier 1954]

La critique essentielle du mon[umen]t du Trocadéro[10] est qu'en l'analysant, c'est une banalité. C'est l'éternelle figure centrale dominant, encadrée à droite et à gauche soit par une, deux ou trois figures, peu importe. Le schéma est banal. L'erreur première est dans cette figure centrale dominante.

18 fév[rier 1954]

M. Ricard, le fondateur des Pastis Ricard, répond à ma lettre lui donnant le prix pour une fonte du "Nocturne"[11], en me proposant de faire une fonte de fer bronzifiée au pistolet!!!

La conférence de Berlin est close! Le renouvellement de l'histoire du Palais Rose. On a décidé seulement d'une autre conférence qui se tiendra à Genève mais qui sera consacrée à l'est asiatique (Corée et Indochine). Ça sera une blague du même genre.

Le gouvernement égyptien nouveau nous indemnise tout de même pour l'interruption du travail interrompu. Je verse à Neuflize-Schlumberger 3 692 500 F. C'est heureux, car la Porte de la science[12] et les incorrections de Susse nous ont mis dans le pétrin.

Eté chez Bruneau pour une prise de sang et analyse.

19 février [1954]

Quelle pauvreté que le communiqué final de la conférence de Berlin! Jamais la situation actuelle ne changera tant qu'un événement grave ne se passera pas. Et pour cet événement, il n'y a que deux alternatives : l'effondrement du totalitarisme russe ou la guerre. Sans la bombe atomique, ce serait déjà la guerre. Et l'effondrement du totalitarisme russe n'est pas proche.

22 février [1954]

Visite Derudder. Il me donne une avancée de 1 m 80. C'est le minimum nécessaire et qui sera suffisant. Je suis hanté par une arrière-pensée et un regret. C'est de n'avoir pas cherché ma composition en mettant tous les personnages de profil. C'est trop tard.

23 février [1954]

Passé à la maison Duresne qui fait de la fonte de fer bronzifié…! Deux procédés : L'un consiste à mettre au pinceau une excessivement mince couche de bronze. Mais Duresne lui-même dit que dans l'eau, sur l'eau, ça ne résisterait pas à la rouille.

Lu un des meilleurs Vicki Baum, Pivoine, ouvrage extraordinairement instructif pour connaître la mentalité juive profonde et l'attachement de ce peuple à ses rites séculaires. C'est l'histoire d'une famille juive installée en Chine. La Chine, heureusement incroyante dans cet ordre de pensée, regarde agir les juifs avec stupéfaction et une sorte de respect pour ces rites auxquels elle ne comprend rien.

24 février [1954]

Téléphone de Dr Gardinier. Il a eu, comme moi, une pneumonie. Je ne lui dis pas que j'ai été gravement malade.

Je suis ennuyé d'être embringué dans cette maquette acceptée. J'aurai du prendre un parti de profil. En ce moment, c'est banal.

25 février [1954]

Je crois avoir trouvé la solution. Il ne faut pas que la figure centrale, la grande France symbolique, vienne en avant. Je la recule, bien que ce ne soit pas orthodoxe de mettre au second plan le motif principal. Mais, en fait, tout est le principal dans un projet. Ainsi reculée, cette France apparaîtra comme une apparition glissant, sans toucher le sol, sur le champ de bataille. J'ai travaillé toute la journée, en très bon état.

26 février [1954]

Je crois que la figure "France" au second plan est un gros gain.

Lu La vie de Dostoïevski. Ces êtres portent en eux, avec leur génie, en même temps, celui de leur autodestruction. C'était un homme remarquable, courageux.

Auguste Perret est mort. Vie magnifique. Ah! Ce n'était pas un Dostoïevski celui-là. Avec son génie, il portait en même temps celui de son autoconservation. Son modernisme lui était une bannière. Son chef-d'œuvre est le théâtre des Champs-Élysées, l'intérieur, car la façade est sans intérêt. Les bas-reliefs de Bourdelle qui sont mauvais, ne sauvent pas la froideur. Architecturalement, c'est une charge du classicisme comme les bas-reliefs de Bourdelle sont la charge des bas-reliefs des concours de Rome. C'est comique à quoi conduit le "modernisme" fabriqué. L'intérieur est bon et les groupes de Bourdelle aussi.

26 février [1954]

Le vainqueur de Farouk, le général Néguib, se fait photographier en peignoir de bain, littéralement, à son balcon.

28 février [1954]

Rédigé le papier sur les sculpteurs prix de Rome depuis cent cinquante ans, pour la radio. Pas plus de six minutes.

Soirée chez Ben-Louise[13]. Il y avait Gilbert Cahen-Salvador, accompagnant une femme[14] très jolie, mieux que jolie. Visage extraordinairement expressif. Tout à fait la tête qu'il faut pour la France du monument en cours. À propos du Père-Lachaise[15], Gilbert ne me semble pas disposé à reproduire dans le prochain numéro de l'Illustration mon monument du Père-Lachaise avec l'importance qu'il mérite. Snobisme. Quand je pense à la place consacrée aux sottises de Braque.

29 février [1954]

Il paraît que les Russes font en ce moment des commandes énormes aux industriels français du Nord de la France. Aucun marchandage. Les règlements sont faits en or qui arrive directement à flots. L'extraction par le travail forcé ne leur coûte rien. Ainsi consolide-t-on le capitalisme.

 


[1] Ceram C. -W., traduit de l'allemand par Gilberte Lambrichs-Plon-1952.

[2] Ladislas Landowski.

[3] Marcel Landowski.

[4] Communauté européenne de défense.

[5] Benjamin Landowski.

[6] Elisabeth Caillet.

[7] Amélie Landowski.

[8] A la Gloire des Armées françaises.

[9] Mort porté par le peuple.

[10] A la gloire des armées françaises.

[11] Fauré Gabriel.

[12] Nouvelle Faculté de médecine.

[13] Benjamin et Louise Landowski.

[14] Violette qui sera la seconde femme de Gilbert Cahen-Salvador et posera pour P.L.

[15] Le Retour éternel.