1er octobre [1955]
La délégation française est revenue à Paris. Le Conseil des ministres va être affreusement triste et peut-être violent. Le système de "toutes les tendances" au fond est absurde. Aucun gouvernement n'est possible. Le véritable esprit démocratique devrait consister à confier le pouvoir à la représentation de la majorité qui, elle, devrait gouverner pour tout le monde, sans aucune discrimination. Au fond le système anglais.
À la répétition du Ventriloque de Marcel[1]… Je suis inquiet. Très difficile à jouer et malheureusement les acteurs et le metteur en scène ne sont pas bons. Même mauvais. Marcel n'a pas l'air de bien savoir lui-même ce qu'il veut. Cet acte ne peut réussir que s'il est joué vivement et burlesquement. Je vais beaucoup y penser et je crois qu'il aura le temps en neuf répétitions encore d'améliorer son affaire en l'orientant très différemment (mise en scène et jeux de scène et silhouettes des personnages). À mon avis, ne pas craindre même la clownerie. Il faut que ce soit endiablé! Même la danseuse. Il faudrait une danseuse acrobatique, pas une danse classique à ronds de jambes. Ça se passe dans les coulisses d'un music-hall.
2 oct[obre 1955]
Nous recevons un ménage. Ce sont deux malheureux jeunes gens, affublés d'un bébé et qui sont sans logement. Le mari, employé chez Farman à 38 000 F par mois. La femme ballade toute la journée son bébé. Elle est sans place et, à cause du bébé, n'en peut pas avoir. À l'hôtel on leur demande des sommes excessives et en général à cause du bébé, on ne les garde pas. Lily[2] est, avec raison, très émue de ce cas. Comme la fille que nous avons à notre service en ce moment est pas mal flemme, forte galopeuse et fort sale, nous allons changer. Cette jeune femme, à l'air sérieux, est cuisinière. Nous la prenons et son mari, jeune et vigoureux, à ses heures de liberté pourra me donner un coup de main à l'atelier.
Le brave Zanini vient me voir. Après son départ, je pense que j'aurais dû lui demander de m'aider à remonter Shakespeare. Lui écrire.
Après-midi au théâtre. Vu Pygmalion de Bernard Shaw. Remarquable comme tout Bernard Shaw. Un entrain endiablé. Jean Marais, le fameux Jean Marais, l'ami de Cocteau… joue fort bien. Mais surtout une jeune femme, fort jolie, qui s'appelle Jeanne Moreau, donne à la pièce toute sa valeur de symbole. Plutôt met en valeur le symbole imaginé par Shaw.
Benj[amin][3] un peu souffrant. Nous l'allons voir. Rien de grave.
Le théâtre est peut-être la forme supérieure de l'art. Son point faible est la nécessité d'avoir recours à tant et tant d'interprètes de tout ordre, depuis le metteur en scène jusqu'au lampiste.
3 octobre [1955]
Enfin, ce matin ils étaient quatre au Trocadéro[4]. Rendez-vous était pris avec les deux architectes Tabon et Derudder, et Jacques Meyer, Docteur Gardinier et Han. Très amusant de voir l'importance de ce qu'on appelle "le modernisme" sur ces messieurs. Certaines parties du monument sont à peine ébauchées et déjà ils disent : "n'y touchez plus". Bien peu nombreux sont ceux qui s'y connaissent quelque peu. Le côté intelligent des "modernistes" est d'avoir compris le parti qu'on peut tirer de l'imbécillité. Assaisonner l'imbécillité d'un peu de publicité, et vous faites avaler ce que vous voulez. Jacques Meyer me dit qu'il a eu beaucoup de mal à obtenir la présence de Coty à l'inauguration. Quant à changer la date, rien à faire. L'inauguration aura lieu le 13 mai ou jamais.
Après-midi, Madame Laborie me conduit un nouveau groupe des membres des Monuments Historiques. Visite qui m'ennuyait et qui a été charmante. Beaucoup d'enthousiasme.
Je décide de refuser la nouvelle commande de l'Égypte. Je veux travailler pour moi. Quand je pense à tout ce que je voudrais faire "pour moi", il serait temps de m'y mettre.
4 octobre [1955]
Hier soir au théâtre de Chaillot : Ballets russes. Salle pleine. Pour faire honneur aux ballerins et ballerines, toute la bourgeoisie parisienne s'est précipitée en grande tenue. Plastrons blancs. Épaules, dos nus. J'avais devant moi les ravissantes épaules nues d'une grande jeune fille à joli profil, malheureusement très mal coiffée. La mode d'aujourd'hui leur arrange les cheveux comme ceux de garçons mal peignés, aux cheveux trop longs. Quoiqu'il en soit, j'avais un très joli premier plan. Donc, à tous points de vue, très bien placé. Au deuxième rang des fauteuils, je vois Paul Léon et sa cousine, Ibert-ménage, lui d'aspect assez fatigué, Georges Duhamel et épouse, Georges Huisman derrière nous avec sa gentille femme et qui, à haute voix, se manifestait, très informé sur les mœurs théâtrales des démocraties populaires.
Je note l'effet de la tête du chef d'orchestre, ronde et puissante, se détachant, brutalement éclairée, sur le fond grenat du rideau. Premier plan le joli dos dans une lumière tamisée. Un tableau, ces trois taches.
Les danses. Avec Duhamel nous évoquions Shéhérazade, le Coq d'or, Petrouchka. Nous en avons été loin. On ne donnait que des danses folkloristes. Le folklore, très à la mode actuellement. Première danse : deux douzaines de danseuses sont entrées en scène à la queue leu leu, vêtues de jupes de toutes [les] couleurs, toutes avec des corsages blancs. Sur un fond gris. Puis les hommes sont entrés. Tuniques russes blanches ou de tons clairs tombant à mi-cuisse sur des culottes noires. Bottes noires. Alors a commencé une danse endiablée, à grands coups de talons ou bien tout le contraire. Tout le monde retombant tout à fait silencieusement. La meilleure a été une danse géorgienne du XII° siècle. Sur fond sombre des hommes vêtus de noir, les têtes serrées dans des foulards blancs, des cuisses blanches. Ce fut très extraordinaire. On n'est plus que peintre devant semblable régal de couleurs. Contrastes. Il y a eu aussi une danse moldave. Décor : l'espace, le vide. Les filles en corsages blancs et jupes noires, bottes noires. Les hommes en costumes bariolés. En scène, il y avait un violoniste solo. Ce fut une autre danse enragée, les couples se faisant, se défaisant, des farandoles rompues, se refaisant, et tout cela se détachant dans ce décor qui n'était qu'espace, malgré une musique très ordinaire, atteignait à une véritable émotion.
Et puis, il y a eu des spectacles de propagande, assez puérils. Une claque trop affirmée dans la salle. Mais, je ne sais pas si c'est parce qu'on aime sa jeunesse, ça ne vaut pas les danses russes d'avant 1900. C'était autrement artiste. Delacroix disait : "ce qui fait un tableau, c'est le contraste des lignes". Eh oui! Mais c'est aussi le contraste des couleurs. Les lignes, ce sont les formes. Les couleurs sont elles-mêmes. Attention, je vais me mettre à parler comme les esthéticiens. Il y a une danse assez curieuse qu'on aurait pu appeler "dialogue des pieds". Aussi un effet très singulier de danseuses enveloppées dans de grandes capes et glissant sur le sol, les têtes toujours sur la même horizontale. Ça c'est terminé en violente bagarre, coups de sabre, fusils sortant de dessous les capes. C'était la révolution. Applaudissements frénétiques de cette société que les chefs politiques de ces danseuses rêvent de traiter en vérité comme ces danseuses frénétiques le simulaient.
Rue Sacrot, où j'ai retouché les têtes[5]. Il y avait longtemps que je ne les avais revues. Mon impression a été très bonne. Au fur et à mesure que j'avance la mise aux points, je suis de plus en plus persuadé que ce monument portera. La meilleure réponse à la bande des roquets. Mais au fond de moi-même, je ne suis pas content. Il n'y a pas de trouvaille. Je vois toujours comme une sorte de frise, au lieu de ce cabochon, où j'aurais réuni le passé au présent. Les grands mouvements de libération du passé à celui que le monument commémore.
6 octobre [1955]
Hier, à l'Académie, à la suite du récit que j'ai fait de ma visite au nouveau Lycée Claude Monet et parlé des excellentes décorations de Gaumont, Bouchot[6], de nouveau nous nous sommes entretenus de l'éventuelle création d'une Revue de l'Académie des beaux-arts. On y ferait des articles sur nos collections (musées) et nos travaux personnels. Maintenant que le néfaste Boschot, l'éteignoir est disparu, cette revue pourrait prendre vie. Kunstler a fait une intervention très antipathique, déclarant que l'Académie des B[eau]x-A[rts] n'avait plus aucun prestige. Comme je protestais, car c'est faux, il a insisté. Je n'ai plus rien dit, mais je protesterai la semaine prochaine, après la lecture de l'ordre du jour. Je lui demanderai pourquoi, si l'Académie a si peu de prestige, il a tant désiré d'en faire partie? Qu'ils sont empoisonnants ces touche-à-tout de critiques d'art.
Après la séance, avec Paul Léon, nous allons chez Nyota Inyoka. Elle me demandait depuis longtemps de lui amener P[aul] L[éon] pour lui montrer ses schémas sur la danse. Elle est persuadée d'avoir fait de sensationnelles découvertes. Elle a rempli une bonne dizaine de cahiers de dessins. Elle part de ce qu'elle appelle les clés, qui sont : la ligne droite verticale qui donne la danse classique la ligne oblique qui donne la danse antique la spirale qui donne la danse hindoue l'orbe qui donne aussi la danse hindoue, avec les succédanés le carré ou demi-rectangle qui donne la danse égyptienne. À ces formes élémentaires, il faut greffer les angles, etc. De ce point de vue purement linéaire elle est partie dans des dessins où, autour de ces lignes premières, elle dessine les bras dans différents angles, et les jambes. Et cela donne des dessins fort curieux, motifs décoratifs dont le corps humain est le pivot. C'est une documentation très passionnante, car elle est danseuse. Automatiquement toutes ses aspirations qu'elle croit de profonde philosophie, la pauvre, se transforment en gestes qu'elle connaît, qu'elle a pratiqués. Je ne sais pas si la publication de ces carnets serait utile à des danseurs. Ils le seront pour les artistes.
Cet après-midi, dernière répétition du Ventriloque de Marcel[7]. C'est vraiment curieux. Le début est brutal, déconcertant. C'est, entendu des coulisses, le bruit discordant d'un public qu'un ventriloque, dominé par une poupée maléfique, a injurié dans son numéro. Le décor est la loge dudit ventriloque. Le pauvre bougre s'y précipite avec sa poupée. Il est effondré. Arrive le directeur. Engueulade du ventriloque, menacé d'expulsion. Je n'y peux rien, lui répond le v[entriloque]. C'est Pedrillo (c'est le nom de la poupée) qui m'inspire les propos que je lui fais dire. Alors Pedrillo prend la parole et divulgue que tous les êtres mentent. Et le ventriloque dévoile à chacun ce qu'il est. Ainsi, lui, ce directeur est un ancien forçat… scène mi-burlesque, mi-hypnotique dans laquelle le directeur apparaît en costume de forçat. La fiction s'efface. On se retrouve dans la loge. Bref le directeur oblige son acteur à reprendre une ancienne poupée, charmante, à laquelle il confie sa douleur et sa révolte. C'est avec elle qu'il part pour son deuxième numéro.
Et cependant que nous écoutions ce spectacle original et nous préoccupions de l'effet sur le public, je pensais à E[dgar] Faure, aux intrigues du Palais-Bourbon et à nos pauvres petits soldats que de nouveau l'on envoie se faire tuer, sous le masque de conquérants. Quelle situation retournée! Alors que nous avons apporté à l'Afrique tant de bienfaits.
7 oct[obre 1955]
Il semble que provisoirement la situation se stabilise. Beaucoup de tribus, si les renseignements sont exacts, se rallient à la France. C'est à la fois une guerre de répression, de confirmation d'une situation acquise, greffée sur une guerre civile intermarocaine et des ingérences étrangères. Pas commode de s'y débrouiller. La France n'avait certes pas besoin de cela. Notre gouvernement a bien fait de remettre la visite à Moscou. Laissons ces palinodies aux affairistes et aux arrivistes. Paul Léon, l'autre soir au théâtre pendant les Ballets russes, a eu un mot parfait : "Je préférais le rideau de fer au rideau de velours".
Ces ballets méritent d'être médités pour les contrastes qui les caractérisent et permettent des confrontations instructives. Les Russes ont eu l'idée de donner, après les ballets régionaux dans les costumes anciens, des ballets modernes. L'un représentait l'influence de la ville sur la campagne, l'autre le football, le troisième la Résistance. Est-ce à cause de leurs intentions de propagande ou de leur vérité vestimentaire, ces trois ballets ont fait baisser d'un cran sérieux le spectacle? Nous nous trouvons ainsi en présence du problème du costume et, par contrecoup, de celui de la vérité. Les costumes qui nous ont enchantés dans les premiers ballets, étaient des costumes modernes du temps où on les portait. Nous, qui voulons être modernes et vrais, observant notre temps avec la même objectivité que nos anciens, nous [nous] trouvons en présence d'un problème ardu : le costume des hommes de nos jours est laid. Est-il si laid? En tout cas il n'est pas plastique. Sans doute nos librettistes russes ne se sont pas montrés imaginatifs dans leur fabulation. Faire vrai ne veut pas dire qu'il faut tout faire. Il ne s'agit pas de prendre n'importe quel thème, de le traiter avec vérité pour qu'il nous enthousiasme. C'est là qu'intervient le talent et cette qualité spéciale qu'on appelle "le goût", auquel les esthéticiens du XVIII° donnaient tant d'importance. C'est ce qui a manqué à ces trois derniers ballets. Pour que porte une œuvre théâtrale à intentions, il faut bien de l'imagination, bien du talent (technique) et bien du goût. Le goût dirige le choix. Goût implique choix. Et c'est tout l'art…
8 oct[obre 1955]
Huit octobre, date de l'anniversaire de Ladislas[8], avec le douze août, anniversaire de Wanda[9], c'étaient les deux dates sacrées de la famille. Quel malheur, oui, vraiment quel malheur que Ladis ait tellement changé ces dernières années. On peut dire depuis le séjour à Vichy. Je me souviens que jadis il me disait, parlant de notre si parfaite union :
— Il suffit parfois de l'intrusion d'une femme étrangère dans une famille pour que ces belles unions soient rompues.
Il ne se rendait pas compte que si notre union a été rompue, c'est sa fille Wanda[10], ambitieuse, ne pensant qu'à l'argent, qui en est la cause. Mais comme il était stupidement systématique, il cherchait la femme, et c'est sur Jacqueline[11] qu'il faisait, sans aucune raison, retomber l'origine de la mésentente, de la méfiance qui, peu à peu, se sont insinuées entre nous. La pauvre chère Jacqueline. C'est un malheur. Quand je pense au peu de chagrin, au fond, que j'ai eu de sa mort! Après tout ce que je lui devais. Mais, maintenant, j'arrive mieux à penser à lui tel qu'il était avant cette triste période de sa vie.
Passé, ce matin, un long moment dans l'atelier, trop abandonné ce mois dernier. Je sens revenir le désir du travail. Je vais me remettre à Shakespeare.
9 oct[obre 1955]
Hier soir, ou plutôt cette nuit, E[dgar] Faure, contrairement aux prévisions, a obtenu une grosse majorité. Le voilà maintenant solidement établi pour appliquer son programme, c'est-à-dire : la suppression des deux sultans et leur remplacement par un système analogue aux systèmes démocratiques. Ce "Conseil du trône", avec des représentants de toutes les tendances (formule à la mode), se paralysera lui-même. Il y aura des luttes sournoises entre ses membres. En tout cas, cette nuit marque un redressement vers la gauche, l'éloignement de ce mouvement idiot ARS, au fond l'éternelle et néfaste droite, avec ses généraux imbéciles qui ne sentent pas qu'ils sont sans armée. Plus que jamais je crie : "vive la République".
Tout à l'heure nous partons pour Soissons. Quelle réaction aura le public soissonais pour une pièce aussi étrange, dont l'idée première était heureuse, mais dont le livret a été fait un peu hâtivement et qui, par dessus le marché, est mal jouée. Acteurs empotés dans leur rôle, leur diction, leurs notes. Pas d'imagination non plus dans les costumes. Pas de drôlerie. Dans une pièce de ce genre, il faut que chaque acteur fasse rire, rien que par son aspect. Ce n'est hélas! Pas le cas. Inquiet, très.
10 oct[obre 1955]
La pièce de Marcel[12], hier, a eu beaucoup de succès. Il est arrivé ce qui arrive souvent au théâtre, les acteurs se sont gonflés. Public très curieux. Beaucoup de prêtres et de jeunesse très bien pensante. J'ai moi-même été très surpris de la qualité très grande de cet ouvrage. Imagination, sensibilité. Aux répétitions j'étais fort inquiet. Nous avons joyeusement dîné à Soissons.
10 oct[obre 1955]
P[rocès]-v[erbal de la] comm[ission] du règlement. Notre querelle du Lutrin.
Séance de la commission du règlement. Je suis stupéfait de la facilité avec laquelle on est prêt à toujours tout changer. Nous avons pourtant l'exemple du pays. On a changé la constitution de 75, depuis quel pétrin! Il en sera de même pour notre Académie. Le fond de la question est le suivant. Untersteller est en partie à la base de l'aventure dans laquelle on nous lance. Il veut diminuer le nombre des peintres. Qu'il n'y en ait plus que dix. Paul Léon veut voter aux élections des artistes professionnels. Ainsi, d'une part, Untersteller sera unique maître de la section peinture et Paul Léon retrouvera sur les artistes son autorité de directeur des B[eau]x-Arts. C'est à la fois amusant et pénible de voir l'ambition sans frein dominer les actions de la plupart des hommes. P[aul] Léon est le plus curieux phénomène du genre. Petit, maigre, d'aspect maladif, il déclare à tout venant : "moi, je ne veux rien", et obtient tout. Il a préparé de main de maître sa nomination à Chantilly comme administrateur n° 3, bien qu'en tant que membre libre il n'ait pas le droit d'administrer les biens de l'Institut. Il ne lui manque plus que de dominer nos élections. Ce sera moins facile. Mais les artistes se fichent trop de tout, ou plutôt, ne comprennent pas où on les mène. Après ils protestent. Et c'est trop tard. Hier, à la commission du règlement, Formigé, président de la commission, a laissé en fait P[aul] Léon prendre en mains la direction du débat. P[aul] Léon a été jusqu'à faire voter sans bulletins, demander aux présents leur vote. Lâchement, après hésitation, Büsser a dit oui, Dropsy plus courageux a dit non, moi aussi bien sûr. Mais nous étions très peu nombreux. Certainement pas la moitié. P[aul] L[éon] demandait à tour de rôle, pour qui votez-vous? Même à Formigé, le président qui se défila, faisant comprendre par un geste évasif qu'étant président, il ne votait pas… Il manquait à la séance Domergue, Leroux, Pontremoli, Decaris, Florent Schmitt, Rouché.
Il y a une question qu'il faudra bien poser. Est-ce que dans un cas comme celui-ci, une revendication d'une classe ou d'un groupe s'étant préalablement entendus, ces revendicateurs participeront au vote? Chose pareille n'est jamais arrivée. Pour employer un mot à la mode, il y a une "procédure" à trouver. J'ai déclaré qu'il faudrait trouver un compromis. P[aul] Léon lui-même reconnaît que 12 membres libres forment un paquet trop lourd. Les amateurs, écrivailleurs, pharmaciens, gens du monde, etc., seraient les maîtres des élections. J'ai proposé qu'à chaque élection, les membres libres désignent 3 membres parmi eux. Il est logique qu'ils ne soient pas plus nombreux que la section la moins nombreuse. Je pense que cette solution pourrait obtenir une majorité importante dans l'Académie, car il est absolument souhaitable qu'une modification aussi grave ne soit pas acquise par une majorité de une ou deux voix. Formigé s'étant dérobé (mentalité du petit fonctionnaire, P[aul] Léon l'intimide et puis il compte sur lui pour être grand off[icier] de la L[égion d']h[onneur]). Aucune décision n'est prise.
11 oct[obre 1955]
Au Troc[adéro][13]. J'envisage un changement dans le geste du bras du jeune mitrailleur. Tel qu'il est, ce bras droit, un peu tombant, sans action, arrête son mouvement. Il faut relever l'avant-bras, le mettre dans le jet de l'ensemble du groupe qui va obliquement de gauche à droite.
Aujourd'hui séance définitive au Parlement. C'est la question algérienne. Si on ne jette pas le ministère par terre, je crois que la situation nord-africaine pourra s'arranger. L'unanimité du pays ne pourra qu'impressionner les intrigues et les hostilités sournoises.
12 oct[obre 1955]
Institut. Lecture des lettres de candidature à la succession Poughéon. Ils sont 12 : Yves Brayer, Didier Tourné, Léon Fontan, Alf[red] Giess, Goulinat, P. Jouffroy, Gustave Lorain, Lucien Martial, Martin Fourière[?], Plançon, Paul Colin, Tondu. Il y a là sept hommes de valeur. Je le signale à Paul Léon qui hausse les épaules. Il ne pense qu'à son désir de voter. Il disait
— Vous ne trouverez plus de candidats.
Et voilà qu'il y en a trop! Après la séance, courte réunion chez Leroux (dans l'ancien atelier de Houdon) où l'on décide de voter Giess. Puis réception d'un ministre suédois à l'hôtel Crillon. Pitoyable réception sans aucune allure. J'aperçois Bourbon-Busset et Marcel Aubert.
13 oct[obre 1955]
Repris Shakespeare. Voilà trois mois que je n'ai guère travaillé. Mon esquisse qui est bien, est froide. Il faut un coup de vent. C'est Prospéro dominateur, dans La Tempête. Je crois que c'est bien.
14 oct[obre 1955]
Très belle cérémonie rue de la Convention, où l'on inaugure une place au nom de Charles-Vallin, qui fut un soldat magnifique et résistant de grande pureté. Mort de maladie, jeune encore. Grosse perte car il était spécialiste des aff[aires] algériennes. Nous avons entendu un remarquable discours de Hamar Abd el-Kader, beau et robuste vieillard, président de l'Assemblée algérienne. La vérité est qu'il y a en Algérie quantité d'autochtones qui se savent défendus par la France contre les algériens requins. Même chose au Maroc, et en Tunisie, c['est]-à-d[ire] qu'il y a à travers tout le monde une seule race de requins. Quand ils s'entre-dévorent, les peuples ont la guerre. Ce sont les peuples qui sont mangés.
15 octobre [1955]
Hier soir à l'Odéon, vu la pièce de Montherlant Port-Royal. C'est un grand effort et audacieux. Je ne sais pas exactement ce que j'en pense! C'est curieux. Moi qui suis bien tout le contraire d'un croyant, je n'aime pas voir en scène des religieux et religieuses. Ces agenouillements spectaculaires sont aussi peu émouvants qu'ils le sont immensément dans la vérité (la petite jeune fille de la Scala Santa) et m'agacent comme les baisers prolongés sur la bouche au théâtre et au cinéma. Ceci est une parenthèse. Il y a là trop de scènes mal accrochées ensemble, se succédant comme les chapitres, sans liaison, d'un ouvrage didactique. Quand les différents cas de conscience se sont affrontés tour à tour, arrive le dénouement sous les espèces de Monseigneur l'Archevêque qui expédie ailleurs les plus récalcitrantes des filles de Port-Royal. Ce n'est pas la critique du dogme de la grâce, c'en est la discussion, et encore! C'est souvent la critique de l'obéissance passive. Tout est passé en revue. La ferveur. Le doute. La révolte. La révolte mesurée, s'entend! Et ça se termine par l'assurance que tout le monde finira par s'incliner, car la religion et la royauté sont un tout qui n'obéit pas au pape, est hostile au roi et mérite les galères. Joué remarquablement.
Repris le travail à l'atelier : Shakespeare. Dans le tourbillon de la Tempête. Je renonce à le sculpter directement en grand. J'ai refait une grande esquisse. Je crois que ce sera bien. Travaillé plusieurs heures cet après-midi, sans fatigue.
Parmi les petits sujets que je dois faire, ne pas oublier le groupe (page du 29 sept[embre]) : Le Serment, à la fin de la pièce de Montherlant Le Maître de Santiago, quand le fou mystique arrache sa fille à son fiancé, s'agenouille avec son enfant et tous les deux prient, enveloppés dans la même cape à l'immense croix. Ne pas oublier non plus les groupes Contes des Mille et Une nuits. Non, la besogne ne manque pas. Je suffis à me la fournir moi-même.
Je lis un livre remarquable Puissance noire, écrit par un nègre américain très instruit[14], parti en Afrique pour y chercher l'origine de la mentalité négro-américaine. Ce passage sur une danse à laquelle il assiste :
"À ma grande stupéfaction, j'aperçus des femmes nues jusqu'à la ceinture et qui dansaient. Elles exécutaient une série de mouvements giratoires en forme de huit, une sorte de danse glissée, bizarre, par laquelle elles extériorisaient paisiblement, animalement, leur joie. On eut dit qu'elles éprouvaient le besoin de s'exprimer par ces mouvements de leurs jambes, de leurs bras, de leur torse, plutôt que par des mots comme si ceux-ci avaient cessé d'être un moyen adéquat de communication, comme si les sens étaient insuffisants pour traduire leurs sentiments et que, seul, le mouvement de leur corps tout entier fut capable d'exprimer leur acquiescement, leur approbation et leur gratitude. Et alors je me souvins d'avoir assisté à ces mêmes danses faites de glissements, d'ondulations… où donc? Mais oui, dans les petites églises nichées dans les arrière-boutiques, dans les chapelles du Holly Roller, dans les temples de Dieu, les petites baraques en planches où l'on se rassemblait pour prier, dans les plantations du Sud…"
Ce qui me paraît enthousiasmant dans ce récit remarquable, c'est de trouver là, la sincère origine de la danse, dans le sentiment d'exaltation religieuse mais sentiment essentiellement de joie de vivre (la danse de Siva dont chaque mouvement de sa danse donnait la vie à un des éléments du monde).
Fini de rédiger la riposte aux propos puérils de Susse qui se refuse à s'acquitter loyalement de sa dette envers moi pour sa fourniture falsifiée de bronze (Aff[aire] Méhémet Ali).
16 octobre [1955]
Visite de Brayer — candidat à l'Académie — si je n'étais engagé avec Giess, c'est à lui qu'irait ma voix. Au fond de moi, je pense qu'il serait mieux que Giess. Plus intelligent, plus imaginatif et beaucoup de talent. Il ferait un excellent directeur à Rome, meilleur que Fontana[rosa], trop jeune et de peu d'autorité. En votant, il fait aussi penser à ce que le nouvel élu apportera à l'Académie. Brayer, lui, apportera la jeunesse et aura de l'action sur la jeunesse. Il me dit que le Salon des Tuileries est condamné. Il est dans les mains de la galerie Charpentier. C'est le directeur de cette galerie qui invite tel ou tel artiste à exposer. Ainsi devient de plus en plus grande l'influence des marchands sur les B[eau]x-Arts. C'est néanmoins scandaleux.
Visite de la gentille Mme Quercy de Fronsac, pour me demander de faire voir une petite fille, folle de danse, à Serge Lifar. Elle m'a montré de jolies photos de cette fillette.
Puis déjeuner du "Mérite Civique", présidé par M. Maria, héros de 1914-18. Je suis à côté du député de Paris, Hugue, radical. Très inquiet de la question algérienne. Que faire? Quoique devant voter mardi, il ne me semble pas connaître très bien la question, surtout ne me paraît pas avoir idée de ce que l'on doit faire.
— Intégration, Fédération, Assimilation, me dit-il, ce ne sont que des mots.
Il faut offrir un programme concret à réalisation immédiate. Il y avait le délégué en Algérie du Mérite Civique, un M. Vannucci : il nous rassure sur Bône où il ne se passe rien. Cette partie de l'Algérie semble nettoyée. Cela ne rassure pas Flore[15]. Mais qui peut assurer que quelque fou ne fera pas, au hasard, quelque coup individuel!
Ce soir, visite de Bruneau qui a tenté de connaître le fond de la raison de la campagne du Figaro. Il n'a pas obtenu grand chose. Il a essayé par le ministère des Anciens combattants. Il me laisse une lettre du ministre où celui-ci lui dit que rien n'empêchera le monument de s'achever et d'être inauguré le 13 mai prochain. Et le ministre ajoute :
— M. L[andowski] qui est âgé, doit être philosophe…"
Et qu’on n’a guère de moyens d'empêcher un certain genre de journalistes de faire les plus sordides campagnes. Dans cette lettre, il est dit que le 13 mai a été choisi parce que fête de Jeanne d'Arc. Cette précision m'incite à traiter la figure centrale de femme comme une apparition de Jeanne d'Arc, si possible.
17 octobre [1955]
Commencé ma journée au Troc[adéro][16]. Décision prise de ne pas changer le mouvement du bras droit. Je boucherai le trou entre le bras et le torse par un tissu, comme une pèlerine tombant derrière. Du Trocadéro à la rue Daguerre pour retoucher la terre de la Léda[17], pour Mme C[harles] Schn[eider]. De là à S[ain]t-Mandé : les têtes placées plus haut sont bien mieux pour travailler. Ce sera sans surprise quand elles iront en place.
Après-midi : Shakespeare.
Cherché Lily[18] à son CLAFT où elle avait entendu une très intéressante conférence sur la Chine par Mme Devau, fort jolie femme, sénateur, retour de Chine.
18 oct[obre 1955]
À la Commission administrative centrale, Domergue expose ses projets concernant le musée Jacquemart-André. Il bouscule pas mal les chers et illustres confrères avec ses propositions grandioses et qui me paraissent heureuses. L'ennui de ces fondations, ce sont les impératifs que les circonstances rendent désastreux. Défense de rien bouger. Défense de rien sortir. Défense de rien vendre. Ainsi, il y a dans les caves d'immenses tapis persans, trop grands pour être posés. Ils pourrissent donc dans l'humidité. Ils valaient beaucoup de millions il y a vingt ans. Actuellement ils n'en valent guère plus que cinq. Dans dix ans, ils vaudront zéro. Et si on les vendait, quelque héritier lointain pourrait nous faire un procès que nous perdrions!
Visite de Giess. C'est un brave homme de peintre. Beaucoup de talent, surtout une remarquable technique. Certains de ses nus valent des nus, les bons, du père Ingres. Son point faible : son allure un peu frustre. Il manque d'allant, mais on le sent si franc, si simple, si convaincu. Je voterai pour lui. Si ça ne marche pas, Brayer ou Goulinat.
Grande réception chez Marthe de Fels. Présenté à de jolies brunes d'Amérique du Sud et une jeune égyptienne qui fait de la peinture et va exposer au printemps prochain. On s'aperçoit des ravages faits dans l'opinion mondiale par la publicité, car on ne parle que de Picasso et de ce qu'on appelle l'art moderne. Mais quand cet art moderne ne sera plus à la mode, comment l'appellera-t-on? Aucune appellation valable ne lui pourra être appliquée! Peut-être pourra-t-on l'appeler le rupturisme? Je vais essayer de lancer ce qualificatif.
Nous avons attendu impatiemment des nouvelles de la Chambre. Faure a eu sa majorité, et plus forte qu'on ne l'espérait. Évidemment ça ne résout pas les événements des guérillas, mais ça évite en France des incidents. Pour le Nord-Afrique et tous les petits États esclavagistes qui ont voté contre la France à l'ONU, ils ne sont pas encouragés.
19 octobre [1955]
Retour de la réception Cocteau à l'Académie. Cocteau, il a l'air d'une vieille coquette. La voix n'est pas désagréable. Il parle en accompagnant ses propos de petits gestes menus et précieux. Une vieille dame, encore assez jolie, déguisée en académicien. Deux discours copieux. Celui de Cocteau, adroit, avec beaucoup de vantardise de ses défauts, ne parlant que de lui-même avec une insolence contenue, probablement retouché après la lecture devant le Comité. Aujourd'hui il y en a qui font carrière dans le catholicisme. D'autres, dans la pédérastie. Si certains écrivains catholiques méritent respect, les écrivains pédérastes… tout de même, c'est pénible, irritant de voir des gens se précipiter vers ces personnages si douteux. Ce qu'ils racontent d'eux-mêmes laisse supposer que ce qu'ils ne racontent pas ne doit pas être ordinaire. Car ce qu'ils disent être "leur vérité" est encore mensonge.
Après que Cocteau en eut fini avec ses drôleries et pirouettes, Giraudoux prit la parole pour lui répondre classiquement. Il parla de Jérôme Tharaud, parce que Cocteau n'en avait pas parlé. Et puis ce fut une fort exagérée avalanche de compliments hyperboliques du vieux gamin vicieux que tout Paris applaudissait par les huit ou neuf paires de mains des auditeurs du jour. Bien lâchement, comme tous les hommes de lettres, Giraudoux trouve moyen de parler de Picasso et de Braque, aussi antipathiques l'un que l'autre dans leur art. Ce qu'ils font ces deux bonhommes est fort différent. Quel lien entre eux? On les cite comme de la même École. École? Non, coterie. Il n'y a plus guère d'École, dans le grand sens du terme.
20 octobre [1955]
Commission administrative centrale. Domergue obtient le vote nécessaire. J'en suis fort content. Mario Rogues et Farral, les éternels opposants (souvent avec raison d'ailleurs) n'ont plus fait d'opposition. Toute la collection Jacquemart-André va donc partir vers l'Amérique du n[ord] d'où elle reviendra, rapportant au musée des sommes sérieuses. Domergue prévoit cinq à six millions, probablement plus. Mario Rogues, un petit monsieur louchant, tout ébouriffé de poils blancs, visage rouge. Farral, le contraire, un grand blafard, nez en l'air, bouche serrée - un trait de crayon. Très bonne tenue vestimentaire. Monsieur qui fait très sérieux.
Je ramène Pontremoli chez lui. Au fond, il déteste Domergue. Il parle de l'élection prochaine. Il votera Brayer. C'est probablement Brayer qui passera. Je voterai Giess. Il va au fond. Brayer est plus brillant mais c'est un à-peu-préiste [19]. Nous en avons élus un peu trop. Et puis on doit penser aussi à l'ensemble. Brayer sera immédiatement embringué dans le groupement haineux Untersteller-Souverbie. Mais que Pontremoli fait vieux! Sa laideur s'accentue. Que ne porte-t-il pas une grande barbe! Quel étonnant fantôme de rabbin il ferait. Voûté, rapetissé, la peau jaunâtre, le rire méchant, marchant à petits pas, ronchonnant et jugeant. Il votera Brayer, comme il a voté Untersteller et Souverbie. Encore Brayer a-t-il du talent et beaucoup, alors que ni Untersteller ni Souverbie n'en n'ont. Mais Brayer est pas mal arriviste. Il a déclaré publiquement à la radio qu'il avait perdu quatre ans de sa vie à Rome. Moins publiquement, ailleurs, il a dit qu'il avait eu assez de mal à faire oublier qu'il avait eu le prix de Rome… C'est assez idiot, mais assez, pour avoir les applaudissements des journalistes et des imbéciles. Et ça ne dévoile pas un beau caractère. Pourquoi je ne voterai pas pour lui, si ça ne marchait pas pour Giess, mais pour Goulinat. Toutes ces mesquineries sont bien regrettables. L'Académie avait une autre allure quand j'y suis entré (1926)!
21 octobre [1955]
Le jeune Lhoste me téléphone pour mon audition à la radio. Thème "Le dernier quart d'heure", des tas de gens de lettres ont déjà fait à ce propos leur autocritique. J'ai si peu souvent pensé à ce dernier quart d'heure, et surtout à ce qui se passera après, que je suis fort embarrassé.
Le dernier quart d'heure de chacun a commencé du moment où l'on arrive au monde. Chaque instant que l'on vit peut être l'instant de ce dernier et fatidique quart d'heure. Si l'on en a la possibilité physique, le mieux serait d'employer les premières quatorze minutes à faire le possible pour que la minute suivante soit la première d'un nouveau quart d'heure, et ainsi de suite. Et n'est-ce pas, après tout, ainsi que nous vivons? C'est que la vie, nous la connaissons. Et nous l'aimons. Et si nous avons le goût de la méditation, il est à mon sens, plus logique de méditer sur ce que l'on croit connaître que sur ce que l'on ne connaît pas, que l'on ne peut pas connaître. Probablement parce que, au but de ce dernier quart d'heure, si l'on trouve quelque chose, ce sera très certainement bien différent de ce que les hommes ont imaginé. J'avais une vieille amie qui un jour me disait :
— Voyez-vous, j'aime mieux ne croire à rien. Parce que, si je croyais à quoique ce soit, et qu'il n'y ait rien, j'aurais une trop grosse déception.
Après tout, cette simplicité est pleine de sagesse. Et je pense qu'il vaut mieux se rabattre sur l'autocritique de son passé. Pouvoir se dire, comme l'écrivait, en fin d'année, Alfred de Vigny : "L'année se finit et je n'ai fait volontairement de peine à personne!". Pouvoir se dire cela lors de ce fameux dernier quart d'heure, il faut le souhaiter à chacun et, peut-être, puis-je le dire pour moi-même. Et puis, comme celui qui se noie, revoit simultanément toute sa vie depuis l'éveil de la conscience jusqu'à la perte de connaissance, la volonté fait surgir tout le panorama de la vie passée, partagée entre le travail et les affections, les peines et les bonheurs, et pour l'artiste les succès et les échecs. Un artiste peut avoir la conscience tranquille s'il pense à sa vie de famille. Quand il contemple les êtres chers qu'il laisse derrière lui, qu'il a aimés et qui l'aiment, il peut se dire : "J'ai accompli ma tâche". Mais peut-il se le dire quand il revoit sa vie d'artiste? Que de rêves qui ne sont restés que des rêves. Surtout pour le manieur de glaise et le tailleur de marbre. Tant d'obstacles de tout ordre se mettent en travers. Le plus grave est le temps. Nul, s'il n'a pratiqué l'art de la sculpture, peut-être le premier des arts car il est aussi un métier, ne se doute du temps que demande un ouvrage, même de dimensions ordinaires. Et puis il y a toutes les autres contraintes, emplacement, proportions souvent imposées, sujet le plus souvent également imposé, etc. C'est dans cet ensemble de gênes qu'il faut le plus souvent chercher les causes de bien des erreurs d'artistes. Alors, quand le sculpteur jette un regard en arrière, dans le quart d'heure où ne compte plus que le passé, ses regrets sont souvent amers. Alors il souhaiterait que d'autres quarts d'heure, beaucoup d'autres quarts d'heure lui soient accordés pour corriger bien des choses, recommencer même complètement des ouvrages dont on le complimente, mais que lui juge autrement.
Le peintre Planson me téléphone. Il retire sa candidature sur le conseil de Büsser. De quoi j'me mêle!
23 octobre [1955]
Martin Ferrière vient avec sa femme. Le malheureux est devenu tout à fait borgne, suite des coups sur la tête que lui portèrent les soldats Russes au service des Allemands, au moment de leur fuite, pour obtenir de lui l'aveu de l'endroit où était caché son argent. Et pendant que lui était ainsi supplicié, une bonne douzaine de brutes violaient sa femme. Elle en fut malade pendant un an et moralement elle eut un mal énorme à se remettre, à retrouver son équilibre. Elle vécut dans le désespoir.
Fini la lecture de l'ouvrage de l'américain noir[20] Puissance noire. Livre remarquable à tous les points de vue, sauf tout à fait la fin où il parle de la "férule" nécessaires mais "noire" pour mettre ce continent d'aplomb, au niveau de notre civilisation!… Pas le temps d'étudier ce livre en ce moment, du moins d'en écrire. Je veux le faire dans quelques jours.
Visite de Marcel Tréboit. Pas le temps non plus. Il faudrait qu'il sache bien lui-même ce qu'il veut. L'École des B[eau]x-A[rts], au fond, le déçoit. Il me dit connaître pas mal d'étudiants algériens, bacheliers, licenciés : tous nous "détestent". Mais pour en revenir à ce jeune homme intelligent et doué, son état mental tient d'abord à l'insuffisance du patron. En l'espèce Yencesse, chez qui je l'avais envoyé, mais qui évidemment n'est pas un as. Ensuite aux difficultés matérielles de sa vie. Et enfin, au désordre artistique contemporain. C'est là le plus grave.
24 oct[obre 1955]
Encore une journée perdue. Retourné ce matin, chez Meynial, le Léda[21] pour Mme S[chneider]. Après-midi, travaillé dans l'atelier, à me dire que je ne devrais pas travailler, et travaillant quand même. Il faut que je me secoue les puces. Chaque heure de vie devient de plus en plus précieuse.
À propos du "Dernier quart d'heure", il faudrait tourner la chose et finalement parler du "premier quart d'heure"… Pourquoi pas si je suis assez subtil pour le faire avec esprit. Mais…?
Travaillé autour de Shakespeare. Ce n'est pas comme ça qu'on avance.
25 octobre [1955]
Gaumont vient me voir ce matin au Trocadéro[22]. Son impression est bonne. Il est étonné que j'en sois déjà à ce point d'avancement. À la fin de novembre, la mise aux points sera terminée, je pense. Dans ces conditions, je crois pouvoir être prêt à la fin avril.
Après-midi, débarrassé l'armature, si on peut appeler armature cet amoncellement de bouts de madriers et de boites de conserves qui tenaient par la cire, au lieu de soutenir la cire. J'ai décidé de faire une assez grande maquette et de la faire agrandir mécaniquement à la taille définitive. On ne trouve plus de jeunes voulant apprendre sérieusement leur métier. Les anciens, comme mon bon S[pranck], l'ont oublié et l'on a des déboires coûteux, comme actuellement pour Shakespeare.
Je me sens bien. Pas fatigué d'une journée où j'ai été tout le temps sur mes jambes. Et j'ai dû faire pas mal d'efforts pour mettre la plastiline dans les lessiveuses et la caisse.
Après sa visite, nous avons été, Gaumont et moi, nous installer dans un des cafés de la place du Trocadéro. Il faisait beau, pas froid. Nous nous réjouissions de pouvoir encore jouir de belles journées comme celle-là. Nous avons gémi sur le sort de notre pauvre pays, mené tout doucement à sa perte. Nous avons regretté le vote Sarrois. Le responsable est Mendès-France avec son torpillage de la CED. Parlé aussi de l'élection de demain. Il votera pour Goulinat. C'est un homme bien. De tout le lot, c'est Giess, à mon avis, le plus fort.
26 octobre [1955]
Institut. Le centenaire de Rude. Sandoz a enfin écrit à Hautecœur, comme je le lui conseillais. La proposition d'une exposition de souvenirs, quelques dessins, durant huit jours, avec trois conférences, présentation par Hautecœur, une conférence par Paul Léon, une par moi (celle faite à Bruxelles) n'a pas enchanté. On est très touché par son offre de 500 000 F. Au fond il a eu tort de faire d'avance tout un programme et, en fin de compte, de le faire connaître si tard. Julien Cain, avec raison, estime que Rude mérite une commémoration de grande allure, à l'Arc de triomphe, qui est un peu son œuvre. Oui, mais les crédits? Et puis, le centenaire de la mort de Rude, c'est dans cinq jours, le 3 novembre! L'Académie marche plus lentement que la justice.
Giess a été élu [au] troisième tour : dix-huit voix; Brayer 14 voix. Évidemment il n'a pas le brio de Brayer, comme talent et surtout comme homme. Mais c'est de la peinture solide, vraiment allant loin, peut passer aujourd'hui pour réactionnaire, de sorte que ce sera la peinture révolutionnaire demain. Ce sera avec plaisir que je voterai Brayer la fois prochaine. D'ailleurs l'échec de Brayer, échec tout provisoire, est plus causé par ses partisans que par ses opposants. La fureur d'Untersteller faisait plaisir à voir. Sa petite bande voudrait faire la loi dans l'Académie.
Passé rapidement chez Edmée de la Rochefoucauld. Resté très peu à cause du concert de Françoise[23]. Ce fut très bien. Il faudrait écrire quelque chose de très bien sur le virtuose. Je l'admire presque autant que le créateur. Car vraiment hier soir Françoise et tout cet orchestre et son chef, créaient l'atmosphère musicale dans laquelle nous étions plongés.
27 oct[obre 1955]
Déjeuner offert aux deux architectes et à moi par l'entrepreneur du mur et fournisseur-poseur des pierres du Troc[adéro][24]. Remarquablement excellent. Huîtres, langoustes, champagne, etc. On a parlé bouilleurs de cru, pour raconter des fraudes continuelles et imprenables. On a parlé haute cuisine, vins. Ça a duré trois heures. Je ne crois pas que jadis des architectes auraient accepté de déjeuner avec leur entrepreneur. Mais celui-ci me paraît être un vraiment charmant homme.
28 oct[obre 1955]
Faure obtient sa majorité. Dix voix. Ça vaut mieux que le renversement. Il ne pourra pas faire autrement que ferait son successeur. Mais l'histoire Ben Youssef est une fameuse tragi-comédie. Tous les faits démentent les affirmations catégoriques. Il est probable qu'au Maroc maintenant les affaires vont s'arranger. Reste l'Algérie! Comment va-t-on en sortir?
Visite d'une Madame de G[astyne] qui est fille du maréchal Franchet d'Esperey, pour son tombeau qui serait placé aux Invalides, en pendant avec le tombeau du maréchal Foch. C'est devant la proposition d'un pareil travail qu'on regrette le poids des ans! Et si cela a une suite, on va encore crier que je suis un intrigant. Du moins les envieux et les jaloux… Mais déjà je pense à un tombeau, genre de ceux de Vérone. Envisager une statue équestre me tente. Mais faut-il, à mon âge, me lancer dans cette grosse aventure. Car il y a l'administration, l'ADMINISTRATION et tous les ennuis qui font sa raison d'être.
En attendant je m'organise pour l'Enfer[25]. Revu mes premiers dessins. Il y a de bonnes esquisses parmi eux. Programme passionnant, plus que de faire des poilus.
29 oct[obre 1955]
Visite du colonel, comte de Gastyne et de Madame, à propos du tombeau du maréchal Franchet d'Esperey. Madame de G[astyne] me dit que Mme Leclerc avait demandé pour son mari cette chapelle à gauche de l'autel, en face du tombeau Foch (au fond de moi je crois bien qu'on le refusera pour le tombeau Franchet d'Esperey). Le comité que préside le général Koening est d'accord avec mon propos. Mais je suis certain que l'État ne le sera pas. J'ai déjà eu tant de travaux. Et puis, mon âge est là. L'État n'aura pas tellement tort. Le colonel et Mme de G[astyne] aimeraient que j'aille trouver Perchot pour tâter le terrain. C'est une démarche que je ne ferai pas. Ce n'est pas à moi de la faire. Ce serait même une maladresse. Mais M. et Mme de G[astyne] ne connaissent pas le milieu. Rien n'est facile.
Jacqueline[26] revient enchantée de la première étape de la tournée du Ventriloque. Très grand succès partout.
Elle me dit que le dernier numéro du Fig[aro] Litt[éraire] fait paraître un nouvel article, accompagné d'une photo du baraquement. Téléph[oné] à Benj[amin][27] qui est tout à fait d'avis de poursuivre judiciairement.
Le colonel de G[astyne] paraît assez renseignée sur l'aff[aire] Ben Youssef. Il paraît que celui-ci est fort riche, excessivement riche même. Que beaucoup de gens sont payés. En outre, il a des fonds dans beaucoup d'affaires au Maroc et même en France. Il aurait averti que, si on ne le remettait pas sur le trône, il retirerait ses fonds. Ce serait un effondrement économique. Est-ce possible!
31 oct[obre 1955]
Ce matin, une déclaration de Ben Arafa : il déclare abdiquer en faveur de Ben Youssef. La plaisante comédie.
Au Troc[adéro][28]. Il fait froid. Une partie de l'échaf[audage] descendue, le monument paraît faire bien.
[1] Marcel Landowski.
[2] Amélie Landowski.
[3] Benjamin Landowski.
[4] A la Gloire des armées françaises.
[5] Du monument A la Gloire des armées françaises.
[6] Bouchaud.
[7] Marcel Landowski.
[8] Ladislas Landowski.
[9] Wanda Landowski-Laparra.
[10] Wanda Landowski-Bomier.
[11] Jacqueline Pottier-Landowski.
[12] Marcel Landowski.
[13] A la Gloire des armées françaises.
[14] Richard Wright.
[15] Flore Pouy-Landowski.
[16] A la Gloire des armées françaises.
[17] Fauré, monument variante.
[18] Amélie Landowski.
[19]. Sic.
[20] Richard Wright.
[21] Fauré, monument variante.
[22] A la Gloire des armées françaises.
[23] Françoise Landowski-Caillet.
[24] A la Gloire des armées françaises.
[25] Illustrations pour Dante.
[26] Jacqueline Pottier-Landowski.
[27] Benjamin Landowski.
[28] A la Gloire des armées françaises.