Juillet-1956

2 juillet [1956 Vence]

Paresse. Petites promenades. Vie au ralenti. Lecture : Homo ludens. L'auteur[1] ramène toutes les activités humaines spirituelles à celles du jeu, d'après les débuts de l'ouvrage. Livre très important pour moi, mais je manque trop d'érudition. D'instinct je fais contre. Je considère que même le jeu n'est pas gratuit.

3 juillet [1956 Vence]

Je relis l'introduction de Valéry à la méthode de Léonard de Vinci. Léonard n'était pas si compliqué. On veut en faire une sorte de prophète de l'art abstrait. Rien de plus faux.

Calquer une gravure d'Albert Dürer, montrant comment à la Renaissance on calquait en quelque sorte le modèle sur des vitres divisées en carreaux. C'était la mise en carreaux du modèle. Nous sommes loin de l'art abstrait et de tourner le dos à la nature.

4 juillet [1956 Vence]

Une amie de Mme G[aillard] vient déjeuner. C'est une femme d'aspect jeune. Elle vit seule dans un château des environs. Elle a de la famille, des enfants et des petits enfants. Mais elle aime les aventures. Donc liberté nécessaire.

Reçu lettre Gontard, me demandant le prix du M[ichel]-A[nge].

Nord Afrique. Bourguiba réclame le port de Bizerte et l'immédiat départ des troupes françaises. De leur côté, les Marocains prétendent s'étendre jusqu'à S[ain]t-Louis du Sénégal.

Suzanne G[aillard] nous raconte que dans une propriété près d'Agadir, pendant la cueillette des tomates, un marocain embauché en aurait volé. Comme punition on le fit mettre tout nu. Il dû ainsi faire à poil le tour de la propriété sous les rires et les moqueries des femmes. C'est vexant, mais c'est mieux que les coups de bâton.

6 juillet [1956 Vence]

Dans un livre de Maurice Magre, je trouve le point de départ d'un très beau sujet de pièce lyrique (dans La Clef des choses cachées). Le voici : les bohémiens sont mal vus des paysans sédentaires. On les accuse de vols, de magie, de sorcellerie. Dans une ville X, l'un d'eux accusé de sorcellerie est cruellement battu et chassé. Il fuit de ville en ville. Il est partout persécuté. Alors il refait une sorte de pèlerinage à travers la ville où il fut persécuté et, par une sorte d'attraction masochiste, revient à celle où on lui avait annoncé qu'il serait buté s'il revenait. Il est en effet repris et buté comme magicien.

Comme dans toutes les activités humaines, il y a peut-être au début de tout un élément ludique. Même dans le Droit et la Justice, et dans la Religion et dans l'art. Mais le sentiment d'élévation, inhérent à l'homme, l'inspiration à l'éternité de la vie, à la pérennité individuelle, fait que l'élément ludique est dépassé et ne demeure plus que dans les arts décoratifs.

Il paraît que Chagall, ce pauvre type (à mon point de vue particulier) a acheté dans le midi la propriété de Claude Bourdet.

7 juillet [1956 Vence]

Très belle promenade au-dessus de Vence. Goûter dans un hôtel dit "Des Templiers" parce que construit sur les ruines d'un vieux château fort des dit T[empliers]. Splendide vue. Sérénité absolue de ne plus penser à cette absurde histoire de membres libres, mais ce à quoi il ne m'est pas possible de ne plus penser : c'est à mon monument raté du Trocadéro.

8 juillet [1956 Vence]

Le fille de Mme G[aillard] vient déjeuner. Elle débarque de sa voiture avec des petits chiens bassets ravissants.

9 juillet [1956 Le Brusc]

Retour au Brusc. Déjeuner à S[ain]t-Tropez sur le port aux yachts. Au Brusc, dégâts causés par la gelée. Tous les mimosas perdus. Eucalyptus très malades. Les pins parasols par moi semés ont résisté. Un surtout parait porté par sa gloire. Dans la maison, champ de cailloux. Bien beau tout de même. Mais surtout les petits sont splendides. Marc et Anne[2].

10 juillet [1956 Le Brusc]

Le Radar, notre voisin nous embête. Bruit obsédant d'un navire de guerre qui fait des expériences de détection sous-marine.

Reçu Les temps modernes. Un article sur Freud assez obscur à première vue. Tâché de le lire. Au fond, Freud est un obsédé. Un article fort tendancieux sur l'Algérie. Mais qui semble juste, hélas! à beaucoup de points de vue. Celle aff[aire] algérienne, quel poignard à notre flanc.

11 juillet [1956] - Le Brusc

Lettre Lemaresquier. M'envoie copie de la consultation auprès d'un avocat du Conseil d'État. Celui-ci semble considérer notre recours comme très valable. Nous - les artistes non indépendants - sommes conduits stupidement. Manque de cohésion.

Relecture de Homo ludens[3] qui mérite d'être très étudié, très à fond.

13 juillet [1956 Le Brusc]

Déclaration imprudente du ministre Lacoste pour les conditions d'un cessez le feu au Maghreb.

Énorme augmentation des impôts.

14 juillet [1956 Le Brusc]

Dans Revue d'Esthétique, grand article à sujet : le jugement et le temps. Thèse : il n'y a pas de constantes en esthétique. Elles changent avec les variations du goût. On peut aller avec ce point de vue, où tout n'est pas faux d'ailleurs. Si l'art n'est pas un jeu, l'esthétique en est un, ni drôle, ni spirituel.

15 juillet [1956] - Le Brusc

Très utile la lecture de Homo ludens, de J[ohan] Huizinga. Beaucoup de choses intéressantes et utiles pour la Querelle éternelle des images. Mais prendrai-je ce temps de l'écrire, ce livre!

16 juillet [1956 Le Brusc]

Eisenhower se représente à la présidence USA.

17 juillet [1956 Le Brusc]

Reçu lettre Lemaresquier avec copie de la lettre protestant contre le vote des membres libres.

Lecture d'un petit livre très courageux de Honegger. Titre : Je suis musicien Charmant et simple comme était Honegger. Ne craint pas de parler des difficultés pratiques de sa profession. Tableau spirituel des amateurs de musique.

Terminé ma seconde lecture de Homo ludens. L'auteur, J[ohan] Huizinga est néerlandais. Très, grand intérêt. Selon l'auteur, presque toutes les activités humaines, à leur origine, ressortissent du jeu puis s'en dégagent. Seuls les arts, à leur origine, ne ressortissent pas du jeu mais de la magie et de la religion, et inversement, tournent au jeu.

20 juillet [1956 Le Brusc]

Lettre de Gaumont. Les séances à l'Académie ont été très orageuses. Büsser aurait démissionné de la présidence. Puis aurait repris sa démission. Je ne vois pas Büsser ne changeant pas d'avis et de décision chaque quart d'heure.

Arrivée de Françoise et de Roland[4], ce soir, avec les enfants. Tous charmants.

21 juillet [1956 Le Brusc]

Éditions Baudinière me proposent le rachat d'un certain nombre de volumes : Peut-on enseigner les B[eau]x-A[rts]. J'en reprends 50. Mystère, pourquoi on ne pouvait en trouver nulle part…

Lettre de Domergue. Il me dit que le Conseil d'État annulera certainement le vote scandale du 7 mai (avis de Huisman qui préside la section chargée de ces recours), mais les artistes se sont conduits comme des idiots.

Relu le livre de L[ouis] Hourticq, L'art et la littérature. Vraiment très remarquable. Il y a des points de critique littéraire d'une intelligence et d'une pénétration de premier ordre, par exemple l'étude du sonnet Le Cygne de Mallarmé.

24 juillet [1956 Le Brusc]

L'affaire du barrage d'Assouan. Nasser joue les Hitler et les Mussolini. Il réussira car l'Égypte a besoin d'un pharaon.

25 juillet [1956 Le Brusc]

Je relis la vie de Rodin, par Judith Cladel. L'aventure de Rodin et de Camille Claudel est plus qu'une aventure. Ce serait même un thème plastiquement dramatique, digne d'un Shakespeare ou d'un Hugo. Allant même plus loin que chez Hugo. La jeune fille, exaltée, est tombée amoureuse du sculpteur. Lui est emporté dans le tourbillon. Il n'est pas marié avec Rose Beuré. Elle le sait. Il l'a installée loin de son atelier ordinaire. Il la rejoint souvent le jour et toujours les nuits. Camille naturellement, veut le mariage. Elle l'exige. Rodin ne veut pas abandonner Rose complètement. C'est l'amie des durs débuts. Camille s'énerve. Elle se rend impossible. Rodin la fuit. Elle devient folle.

26 juillet [1956 Le Brusc]

Le livre pour Flammarion. Au départ, en guise de préface, un dialogue devant le Balzac de Rodin. Image du carrefour. Placé physiquement dans un carrefour, le Balzac est lui aussi un carrefour où se croisent et s'entrecroisent toutes les erreurs plastiques de l'époque et toutes les qualités d'un génie. Alors apparaîtraient toutes les contradictions des événements de notre époque et la critique des théories. L'art activité de jeu. L'art loin de la vie (abstraction). L'art et la vie (réalisme). Le refus de la perspective. La poursuite de la perfection, etc. Tous les grands problèmes de l'art contemporains.

27 juillet  [1956 Le Brusc]

Nasser annonce la nationalisation imminente de la Société de Suez, dont les paiements permettront le financement du barrage d'Assouan. C'est le problème égyptien depuis les temps millénaires. Position pas bête. Il ne cache pas son ambition d'être le maître d'une sorte d'immense empire de toute l'Afrique Nord, allant de l'Atlantique au Golfe Persique. L'Europe est de plus en plus faible. Nasser ne cache pas qu'il a acheté des armes à la Russie, qui lui envoie aussi des techniciens.

28 juillet [1956 Le Brusc]

Pour la Querelle Éternelle des Images, un des chapitres : le problème de la beauté et de la laideur. La beauté en soi, ne veut rien dire. La même énigme se pose pour la laideur et pour le beau.

Gros émoi dans les chancelleries européennes causé par l'initiative Nasser, brute insolente. Oui! Mais voilà! Il a la Russie derrière lui.

30 juillet [1956 Le Brusc]

Aff[aire] Nasser-Suez. Les gouvernements occidentaux sont dans l'impossibilité de rien faire d'efficace, car 1° les Américains déclarent que l'affaire ne les intéresse pas, pas même moralement? 2° Nasser sait très bien que les Franco-Anglais ne lui déclareront pas la guerre; 3° Point le plus important, la Russie est derrière lui. Conclusion : je ne crois pas qu'on attendra longtemps avant que Nasser tombe sur Israël. Ainsi, après ses grands succès diplomatiques, il aura un grand succès militaire, espère-t-il… oui, mais une guerre on sait comment on la commence, on ne sait pas comment on la finit.

31 juillet [1956 Le Brusc]

Aff[aire] Suez (on en oublie les problèmes intéressants). Les États se consultent. L'Amérique aurait fait savoir officiellement son adhésion aux décisions que prendront la France et l'Angleterre. Mais ne pas oublier que les ficelles du pouvoir Nasser sont tirées par les Russes.

 

 

[1] Johan Huizinga.

[2] Marc et Anne Landowski.

[3] De Johan Huizinga, Gallimard, NFR, 1938.

[4] Françoise Landowski-Caillet et Roland Chabannes.