1 août [1956 Le Brusc]
Arrivée de Benjamin et Louise[1].
2 août [1956 Le Brusc]
Rien de neuf pour l'Algérie, mais qui sait si, par l'Égypte, une sale surprise ne nous attend pas. En attendant, on annonce dans le vague, de futures décisions et actions énergiques…?
Revue Hommes et Mondes, dans un ancien numéro, un article sur Mme Récamier et Mme de Staël. Le mystère de Mme Récamier. Elle serait fille du grenoblois Récamier, fille naturelle de ce dit d[octeu]r et d'une dame de Grenoble. Dame de la noblesse. Pendant la Terreur, pour assurer le retour de sa fortune à sa fille, Récamier l'aurait épousée. Mariage blanc naturellement. La correspondance Récamier-de Staël témoigne d'une amitié presque amoureuse entre les deux femmes.
4 août [1956 Le Brusc]
Je pense beaucoup à ce livre que je ne pourrai peut-être pas faire. Ce sera un mélange de scènes dialoguées (comme le chap[itre] I, ébauché), l'étude historico-esthétique, comme l'étude de l'abstraction dans les arts plastiques (qui serait le chap[itre] III), comme l'étude de "L'art est-il activité de jeu" (qui serait le chap[itre] II). À ce propos l'Homo Ludens me sera une source précieuse. L'activité de jeu nous mènera, par une déduction normale au chap[itre] IV. Lassitude de la perfection, lequel chap[itre] IV aura comme suite logique l'étude des théories sur le beau (chap[itre] V) et sur la laideur qui forme le chap[itre] V. Les chapitres suivants seront l'art de la vie et l'art loin de la vie. (chap[itre] VI et VII) Là ne pas craindre d'entrer dans la littérature moderne, l'influence néfaste de cette littérature sur les arts plastiques. Diderot, Mallarmé, Apollinaire. Ainsi arriverons-nous au chap[itre] VIII. Affirmer et démontrer qu'il n'y a plus qu'une forme d'art. Il y a un art asiatique, un art égyptien, un art occidental avec des caractéristiques majeures. L'art anglais, l'art français, l'art espagnol, etc.
Et la conclusion? Bien difficile! En ces temps où les caractéristiques des arts nationaux se diluent dans les théories de l'abstraction. C'est là que l'on peut dénoncer l'absurdité et l'erreur de l'abstraction, ou plutôt de l'art plastique abstrait car qui dit "art abstrait" dit uniformité. Mais je crois que les caractéristiques nationales se défendent en quelque sorte automatiquement. Des réactions se produisent partout. En montrer les prodromes. Mais il faudrait avoir le temps de suivre à peu près toutes les expositions.
5 août [1956] - Le Brusc
Ce matin à la messe. J'aime toutes les cérémonies religieuses. De toutes, ce sont les cérémonies catholiques les meilleures. Ce sont les héritiers des cultes mozabite, du culte de Mithra dont le culte orthodoxe fit, à Byzance, pendant plusieurs siècles, des spectacles inoubliables pour qui en a lu seulement la description. Quelle splendeur! Mais à côté du spectacle, en dehors du spectacle il y a le phénomène religieux. Qu'est-ce que le phénomène religieux?
Pour le croyant, il n'y a pas de phénomène religieux. Il y a la foi qui répond à tout. Pas de question. Mais c'est tout à la fois trop simple et pas assez. Pour le non-croyant, comme moi, d'espèce assez particulière, c['est]-à-d[ire] pour l'homme qui aime toutes les religions, qui les respecte, aussi singulières soient-elles, sans croire à aucune, il y a le phénomène religieux. Que cherche l'homme dans la religion? Il croit trouver Dieu, il ne cherche que lui-même. Il ne cherche qu'à se rassurer sur sa pérennité. Car cette vie contre laquelle il grogne sans cesse, il l'aime. Et son problème n'est pas la vie. C'est la mort. La religion est la manifestation essentielle de l'instinct vital. À travers tout, même à travers les religions les plus résignées, comme le christianisme, même à travers celles qui devinent l'anéantissement comme le Brahmanisme, c'est l'amour de la vie qui est au fond de toutes ces manifestations. On veut se mêler à Dieu, faire partie de Dieu. On veut vivre, ou plutôt survivre. Le vrai croyant mourant est persuadé d'y parvenir. C'est au fond tout ce à quoi aspire le père T[eilhard] de Chardin, quand il parle du "milieu divin". En croyant sincèrement se mêler à Dieu, on espère entrer dans l'Eternité. En vérité tout cela c'est la manifestation de l'"instinct vital". C'est cet instinct, parti du ver de terre, simple tuyau digestif, est arrivé au stade de ce que T[eilhard] d[e] C[hardin] appelle "l'hominisation". C'est le stade actuel qui n'est atteint que depuis quelques millénaires. Mais qui sera un jour dépassé, produit en même temps que durera l'hominisation actuelle - comme aujourd'hui vivent des hommes du quaternaire, en même temps que vivent les hommes les plus évolués de notre civilisation.
On a scrupule à discuter sur les élans du père T[eilhard] de C[hardin]. On le sent tellement convaincu et d'une foi si entière. Aussi bien vais-je me procurer tous ses livres. Ils méritent tant d'être lus avec respect. Mais je ne me sens aucune foi dans cette sorte de finalité, un peu à la Lecomte du Noüy, "La vie se suffit à elle-même". Elle est née d'elle-même. N'a pas d'autre but qu'elle-même. Dire comme L[ecomte] du N[oüy] que si notre existence individuelle n'avait pas un but idéaliste (Dieu), ce serait trop stupide. Pourquoi trop stupide? Ce n'est pas un argument. Et d'abord pourquoi s'arrêter à Dieu? Même en admettant ce finalisme on peut encore se demander : et après Dieu? De même que pour le croyant, Jésus est l'intermédiaire entre nous et Dieu, un super-Dieu? Et ainsi de suite… En vérité notre force vitale ne nous a pas donné le sens de l'universalité. Mais elle nous a donné la volonté de vivre, aussi longtemps que possible et l'horreur de l'anéantissement. Alors nous avons inventé divers sortes de paradis. D'autres sont allés au-devant de l'anéantissement comme les ascètes brahmaniques qui sont des anéantis-vivants. Et même les chrétiens, comme certains ordres. Mais à ceux-là, il se mêle un méaculpaisme [2] que seul le christianisme a pratiqué. L'idée du pêché originel! Voilà qui est stupide. La "volonté de vie" nous a donné le sens moral. Il n'a pas besoin de Dieu pour être. Il nous donne aussi à avoir le sens moral, le sens social. La morale survit automatiquement car elle est une nécessité de la "volonté de vie". Dans T[eilhard] de C[hardin], il m'a semblé un moment voir amorcé cette étape. Mais brusquement, comme s'il reculait devant l'évidence, il en est arrivé subitement à la foi de son enfance. On est déçu devant cette véritable fuite. Pourquoi considérer que l'homme est parvenu à son stade définitif et qu'après notre espèce il n'y a aucune continuation de l'évolution.
Pour moi, je suis au contraire convaincu qu'un jour apparaîtra une autre espèce humaine, supérieure à la nôtre. Cette espèce aura un sens collectif plus développé, car je crois bien que c'est vers le sens collectif que nous nous acheminons. Sans doute cette espèce montrera des aspects anatomiques différents qui seront des améliorations à nos insuffisances physiologiques actuelles. Comme à notre insuffisance philosophique absolue.
Je crois que l'erreur de nos philosophes est là : dans la considération que l'espèce humaine est au bout de son cycle. Elle n'est pas au bout. Toutes ces aspirations, tous ces élans mystiques que nous sentons, confirment en nous, ne sont pas autre chose que des manifestations d'un appel vers une vie, supervie à laquelle atteindrons les superhommes dans un avenir millénaire, plus lointain dans l'avenir peut-être, que les hommes de Cro-Magnon des millénaires du passé. J'ai eu l'impression, en lisant T[eilhard] de C[hardin] qu'il avait effleuré cet aperçu de l'évolution de l'avenir. Mais il s'est arrêté dans l'évolution du passé et réfugié dans le mysticisme christologique dont l'eschatologie est l'épanouissement définitif. Mais il n'est pas de l'imagination pure, de la poésie, même assez facile. Ce qu'il y a de particulièrement intéressant c'est l'idée de la noosphère, sorte de réseau spirituel dans lequel se meut l'humain et qui serait né de l'humain…
"Rien ne se perd, rien ne se crée" a dit je ne sais plus quel philosophe de l'antiquité. Tous les élans, tous les enthousiasmes, toutes les révolutions, tous les cris de douleur, on peut bien imaginer que tout cela forme cette noosphère (le mot est, je crois, inventé par T[eilhard] de C[hardin]) Mais où je ne le suis plus, c'est lorsqu'il se réfugie brusquement dans la christianisation de cette noosphère. Certes, je ne nie pas l'existence historique de Jésus. Mais on sait comment ensuite s'est formée la légende merveilleuse. Et que finalement c'est par la guerre que sa légende a triomphé. La bataille des Roches Rouges (ou de Ponte Milvio[3]), puis plus tard ceux des champs Catalauniques.
Cahier n° 59
6 août 1956
"Il existait au II° siècle avant notre ère, en Égypte, une bizarre institution : celle des "catochoi", des possédés. Ces hommes, possédés par le dieu Serapis, n'avaient pas le droit de sortir des limites du temple où ils exerçaient certaines fonctions religieuses. On a voulu voir en eux, les ancêtres des moines chrétiens…", dans La République d'Athènes et Ménandre de Méautis[4]. Bien intéressant ouvrage. En lisant des livres de ce genre, je retrouve mon jeune enthousiasme de rhétoricien.
Le colonel ronchonnot [sic] Nasser paraît hésitant depuis l'attitude claire des Anglo-Américains. Il consulte plusieurs fois par jour l'ambassadeur de Russie. Celui de Nehru et même celui des USA. Les USA veulent jouer les médiateurs, semble-t-il. Pourtant ce sont apparemment eux les responsables de l'échec de l'aff[aire] Assouan. Les services sollicités par Nasser viennent à leur tour de refuser. La note est trop lourde. En somme, personne n'a confiance.
Reçu des photos du monument Troc[adéro][5]. Non. Décidément, il n'est pas bon.
8 août [1956]
Délicieuse journée à Cotignac[6]. Beauté du pays et de toute la région. En nous y rendant, je pensais aux rapides mais si évocatrices descriptions que fait Delacroix dans son journal, des paysages de l'Ile de France. Je regrettais qu'il ne soit pas venu en Provence. Quelles jolies notes il nous aurait laissées.
Jacqueline et Marcel[7] arrangent peu à peu, avec leurs modestes moyens, ces petites bicoques effondrées. La gelée des oliviers est un désastre. Malgré cela, sa propriété reste fort belle. Les vignes sont splendides. Il avait un sillon de raisins précoces qui auraient du être mangeables aujourd'hui. Mais, dans la nuit, tout avait été dévoré par des animaux. Les paysans disent que les renards, les blaireaux et autres rongeurs comme les belettes, les mulots, les musaraignes, en sont très friands. Les grappes sont là, mais sans fruits.
Marcel a refait le livret de sa nouvelle pièce dont le titre provisoire est Orphée enchaîné. Il nous l'apportera dans une huitaine. Je suis impatient.
Au retour, en voiture, vu dans une gorge rocheuse des menhirs naturels qui m'ont donné le désir de me mettre à Shakespeare et à Prométhée. Ces deux ouvrages seront certainement mes derniers. Ils seront, j'espère bien, ma revanche du monument Trocadéro que j'aime de moins en moins.
9 août [1956]
Les Russes répondent à l'invitation pour la conférence de Londres mais avec quelle insolence. Ils demandent la remise au 20 août. Ils demandent que tous les États arabes, n'ayant aucun commerce, aucun bateau soient invités, y compris la Chine communiste. Tout cela assaisonné des ordinaires slogans sur la colonisation, l'impérialisme! Nasser reculerait son voyage à Moscou. Il craint ce qui se passerait en Égypte pendant son absence. Pourra-t-on éviter que toute l'affaire se passe sans coups de canon? Hélas!
Dans le livre que je lis actuellement pour ma documentation Flammarion, De la Beauté et de la Laideur par Mme Lydia Kastowsky[8], je trouve un résumé d'une légende cabalistique institué le Golem par Gustave Meyrink qui est l'histoire de la création d'un homme artificiel, modelé en argile et dont la vie dépendait d'une formule magique cachée dans son corps (sa bouche). La formule retirée, il s'effondre et n'est plus qu'un tas de boue. Je vois là un thème à se servir pour le livret d'un drame lyrique, qui trouverait son emploi parfait dans l'embryon que j'ai lu dans le chapitre sur les tarots dans le livre de Magre : La clé des choses cachées (p. 138).
Benjamin et Louise[9] nous quittent pour s'installer à Cap Myrtes[10]. C'est vendu et fort bien. Mais le nouveau propriétaire laisse aux Baille la possibilité d'y passer l'été.
Je suis travaillé par la vision que j'ai eue hier, en revenant de Cotignac, de rochers énormes dressés comme des menhirs, au milieu d'un torrent desséché. Je crois tenir une grosse amélioration pour Prométhée, et une modification complète pour Shakespeare qui serait debout. En rentrant à Boulogne, chercher immédiatement ces deux nouvelles esquisses.
11 août [1956]
Des déclarations d'un des adjoints de (Von) Nasser (je ne peux pas m'empêcher d'appeler ce type Von Nasser) avoue implicitement que le barrage d'Assouan est la dernière des préoccupations du personnage. Ce ne fut qu'un prétexte pour avancer de douze à dix ans l'échéance. Avec l'avantage d'aucuns aménagements. À ce point de vue le coup a un peu raté. Je crois qu'avec les Russes, encouragé par eux, il pensait des Occidentaux : "Ils n'oseront pas. Ils grogneront un peu, et puis accepteront". Mais ils n'ont pas accepté, les Occidentaux. Et comme maintenant il faut continuer à bluffer. Ainsi a-t-on entendu déclarer que l'Égypte préférera détruire le canal que de le laisser internationaliser. C'est là le vrai programme : être maître absolu de la navigation et du transit entre l'ouest et l'Orient. Surtout être maître d'Israël. Dans la liste des pays à inviter en surnombre, les Russes ont omis Israël, pays maritime, ayant des ports en Méditerranée et en mer Rouge, donc intéressé au plus haut chef au trafic par Suez. L'antisémitisme russe se joint à l'antisémitisme égyptien. Quant au barrage, peut-être les Russes ont-ils promis à v[on] Nasser qu'ils le financeraient. Des Russes peuvent toujours promettre. En tout cas, les malheureux fellahs l'attendront longtemps encore, ce barrage providentiel. Mais ce que j'attends avec une certaine anxiété, c'est le discours de demain au Caire. Je ne serais qu'à moitié étonné que nous soit annoncé un traité d'aide mutuelle entre l'Égypte et la Russie. Pour le moment les deux pays n'ont qu'à y gagner. Nous, pauvres Occidentaux, nous n'avons qu'à y perdre.
12 août 1956 (14 heures)
Ce matin, pour la première fois, je me suis levé avant 10 heures! Pour aller à la messe où Françoise[11] tenait l'orgue. Il y avait beaucoup de monde et cela faisait d'heureux groupements. Au moment de la communion, quand les fidèles sont venus s'agglutiner devant l'autel, quand sur l'autel surélevé le prêtre, vêtu d'une étole verte avec des ornements d'or dont on voyait de temps en temps la doublure pourpre, quand il lève l'hostie avant de descendre l'offrir au premier des pénitents agenouillés (le premier pénitent était le Tartufe de Barton, l'Irlandais), ce fut plastiquement un très beau spectacle. Un beau tableau à faire.
Je vis toujours dans ma dualité. Mon admiration, mon respect des religions, de la catholique comme de la musulmane, etc., et mon incroyance absolue. Ici se pose le problème : un incroyant peut-il exprimer plastiquement des sentiments religieux. Je réponds sans hésiter que oui. Parce que l'artiste a assez d'imagination, surtout assez de sensibilité pour rendre des sentiments poignants. Du point de vue religieux, le talent n'a rien à voir. Maurice Denis, très croyant, n'a pas fait de bons tableaux religieux. Il avait des lacunes que sa foi ne comblait pas. Je ne sais pas si Léonard était très croyant. Je ne crois pas. Sa Cène et plusieurs de ses autres tableaux religieux sont parfaits à tous points de vue, surtout celui de l'expression.
J'attends avec presque de l'impatience la radio du soir qui j'espère nous donnera le texte de la conférence de presse de Von Nasser. Mais, comme j'ai bien fait de laisser tomber le projet des bas-reliefs et autres pour meubler le socle en panne du monument Ibrahim Pacha.
13 août [1956]
La déclaration d'hier de Nasser à sa conférence à grand spectacle n'a pas été trop catastrophique. Ce qu'il propose comme méthode serait une duperie si on le suivait. La seule chose essentielle à obtenir absolument est le contrôle international de la navigation dans le canal. Ça n'est pas discutable.
Je pense beaucoup à Shakespeare. Dès mon retour à Boulogne, j'en chercherai une nouvelle esquisse. J'améliorerai le Prométhée. Pour Shakespeare ce sera tout autre chose. Prospéro de plus en plus.
Plus je pense au mon[umen]t Trocadéro[12], moins je l'aime. C'est un ratage indigne de moi. Hélas! Et cette œuvre de moi, la moins bonne, est celle la plus en vue! Ce n'est pas impuissance, [mais] manque de temps essentiellement, recherche trop précipitée de l'esquisse. Dans ce parti, j'ai fait ces jours-ci un croquis[13] qui aurait donné un bien meilleur résultat. L'œuvre essentielle a été la figure symbolique de la France. C'est une petite consolation, mais c'en est une tout de même, vis-à-vis de moi-même d'avoir trouvé la correction essentielle. Tant pis pour moi de n'avoir pas pensé assez vite! Et cette figure de France, il fallait l'habiller en fille du peuple, en robe indéterminée comme j'ai fait pour le mon[umen]t de Boulogne ou celui de Fargnier. Les allégories ce ne sont qu'arrangements décoratifs. Pas mon affaire. J'enrage! Heureusement je vais bien. J'aurai ma revanche. C'est quand même bien dommage. Conclusion du dernier livre de Camus La chute : "On arrive trop tard. On arrive toujours trop tard". Pas toujours. Cette fois-ci en tout cas.
Lu un bon article d'Antonine Valentin sur Picasso. Il est assez sympathique. Homme étonnamment doué comme beaucoup d'italiens et de latins. De ces jeunes artistes qui à vingt ans sont vraiment des maîtres. Alors ils commencent à errer. Cet article se termine sur l'affirmation que l'homme qui l'a le plus influencé est Van Gogh. Je crois plus à l'influence de Toulouse-Lautrec. Mais Toulouse-L[autrec] était de beaucoup supérieur à Van Gogh. Mais le malheur pour Picasso c'est l'époque où il a vécu.
14 août [1956]
Dans Les Temps Modernes encore, une lettre passionnante d'un certain René Dreyfus, au sujet d'Israël. Il remet au point les calomnies répandues à propos des arabes en Israël, où ils sont au contraire respectés. Israël vit sous le régime du bilinguisme. Les Arabes sont représentés au Parlement. Il y a plusieurs communautés communistes musulmanes. L'auteur de ce document rappelle que l'ONU stoppa Israël en 1948, en pleine victoire. On l'obligea par un armistice partial à abandonner des positions militairement acquises. On voit aujourd'hui comment l'Égypte remercie l'ONU du favoritisme qui lui fut témoigné. Sans doute qu'alors on craignait de voir une des rives du canal au pouvoir des Israéliens. Comme quoi, les sottises finissent toujours par se payer. Car le canal en territoire de deux pays, forçait l'internationalisation.
Flore[14] arrivée hier soir, donne des nouvelles bien inquiétantes sur l'état d'esprit des Algériens. Une de ses élèves de Bône est arabe, de famille autochtone. Son père, qui exploite ses coreligionnaires en leur louant des terrains sur lesquels ils installent leurs gourbis, en est d'autant plus hostile aux Français. La jeune fille, elle, veut se sauver de sa famille. Elle disait à Flore : "Ne vous faites pas d'illusions, tous les Arabes sont contre les Français!" Elle, la petite, a fait la connaissance d'un parachutiste et veut le suivre en France.
16 août [1956]
Hier, à Londres, l'ouverture de la fameuse conférence s'est bien passée. Le bruit court que von Nasser accepterait le principe d'un contrôle international. Il a bien décidé que tous les enfants des écoles en Égypte recevraient, garçons et filles, une éducation militaire! (singulière contradiction de plus de l'époque : en même temps que se multiplient les systèmes internationaux pacifiques, conférences, voyages des chefs d'États, etc., les États intensifient des services militaires où les femmes jouent un rôle effectif, les armes à la main). En même temps donc que v[on] Nasser est de plus en plus esclave de son système dictateur, dans son pays. Il ferait savoir à Londres des intentions de compromis, d'assouplissement. À Londres, les yeux en coulisse. En Égypte, les yeux roulant dans les orbites. Le peuple crie, hurle.
Je parcours La science nouvelle de Vico, présenté par B[enedetto] Croce. Pour mon bouquin chez Flammarion. Au fond, quel fatras! J'y cherchais le fameux passage sur l'autonomie de l'art. Je n'ai rien trouvé d'autre que dans la préface, ou plutôt la notice sur sa vie par Fausto Nicolini, le passage suivant :
"En esthétique : découverte de cette science très moderne que Vico appelle encore de son ancien nom de "poétique" mais dont il sait bien énoncer et discuter les points qui, dans sa plus récente et importante élaboration, en sont les points de départ fondamentaux : pleine indépendance et autonomie de l'imagination et caractère émotionnel, intuitif, lyrique et cependant cosmique et universel de la poésie et de toute autre forme d'art". (p. XXI de l'introduction. Collection UNESCO. Série italienne, Naples, 1953).
J'aimerais trouver le texte développé de Vico.
17 août [1956]
Jusqu'à présent, à Londres, l'atmosphère est contenue. La Russie est d'apparence conciliante. Je la crains d'autant plus. En vérité, et au fonds, c'est le commencement de la curée contre l'Europe occidentale - ce petit cap qui a cependant apporté l'essentiel au monde.
Trouvé mon chapitre 1er du livre Problèmes contemporains de l'art ou Querelle éternelle des images. Le 1er chap[itre] sera un dialogue entre deux artistes et un écrivain d'art, devant la statue de Balzac de Rodin. Le chap[itre] I s'appellera : "Le Carrefour". Le titre d'ensemble serait plutôt : Les grands problèmes de l'art contemporain ou, La querelle éternelle des images.
19 août [1956]
Savoir si on trouvera un texte à la fois suffisamment clair et libéral et suffisamment protecteur de la liberté absolue de la navigation dans le canal. Je ne crois pas qu'on trouvera un texte mettant l'Égypte dans l'obligation de le refuser. Mais quelle ironie de voir la Russie, le pays aux satellites, grâce à la sottise de Roosevelt, défendre le nationalisme à rebours de l'Égypte. Son représentant se vante de l'interdiction de passage imposée par l'Égypte aux bateaux israéliens, contre quoi personne ne protesta. Mais la plus grave nouvelle aujourd'hui est l'avis formulé par les pays saoudiens de ne plus garantir les traités sur l'expédition du pétrole aux pays occidentaux, dans le cas d'un conflit avec l'Égypte… Il ne fallait pas aller à Munich et encore moins se laisser battre en 1939. La logique d'histoire est implacable.
Marcel[15] m'a donné à lire son livret. Beaucoup de choses très bien. C'est à la fois une critique du système actuel des commissions pour le choix des ouvrages lyriques et l'aventure en profondeur de la critique lyrique. Il y a là l'amertume de la soumission à des jugements motivés par des mobiles plus ou moins supérieurs, le rôle que joue l'amour dans la création artistique, ou plutôt le rôle que joue ou peut jouer la femme dans la vie de créateurs, enfin le grand problème du couple ou du solitaire. Cette dernière question aurait pu, à elle seule, faire le sujet du livret. Je crois que c'est un peu le thème de la Joconde de d'Annunzio. Je ne m'en souviens pas bien. Le fond du problème : la femme est-elle source essentielle de la création artistique? Si elle n'en est pas la source essentielle, elle a un rôle éminent. Ni Michel-Ange, ni Delacroix, ni Flaubert n'ont produit par la femme et l'amour de la femme. Sans elle, ni Musset, ni même Hugo n'auraient produit leurs œuvres les plus pathétiques. Je n'aime pas beaucoup la fin de son drame où le comique, plutôt même le ridicule s'enchevêtre intelligemment à la tragédie psychologique, cette fin qui aboutit au suicide du héros. En fin de compte, le héros fuit l'amour et en meurt. Est-ce à cause de cette fuite de l'amour ou parce que son opéra ne sera pas joué! À moins qu'il n'accepte de le transformer, en fait de l'abîmer. Ce livret est plein de bonnes choses, même très réussies, bouffonnes. Je suis cependant inquiet, parce que le problème noble de la création est q[uel]q[ue] peu noyé dans le caractère un peu polémique. Cette partie (la création), est-elle aussi poignante? Mais je crains que la polémique prenne trop d'importance, que le public ne comprenne pas, et que surtout Marcel[16] ne se fasse des ennemis. On s'en fait suffisamment par le seul fait d'exister. Pas la peine de s'en faire comme exprès. Quel est l'auteur qui écrivit un livre intitulé : De l'art charmant de se faire des ennemis? O[scar] Wilde ou Nerval? Peut-être ni l'un, ni l'autre.
22 août [1956]
La conférence de Londres s'achève par un important vote majoritaire (17 voix contre 5), en faveur de la proposition franco-anglo-américaine. Inde et Russie, Espagne et Indonésie contre. L'Inde et la Russie, c'est important. Et maintenant que va-t-on faire? Envoyer une délégation à Nasser? Lui demander audience pour obtenir sa bénédiction? On n'aura même plus à lui faire l'objection que avant lui la navigation était libre, puisque l'Angleterre et tous ont accepté que l'Égypte interdise aux bateaux israéliens de passer par le canal. Comme quoi la lâcheté ne paie jamais.
Je lis beaucoup. Je lis et je relis. Naturellement des ouvrages ayant rapport au livre pour Flammarion. Un des thèmes principaux devrait être "L'art et la littérature". Montrer comment la littérature a pris de plus en plus d'autorité et d'influence sur les arts plastiques. Cette influence se manifeste sur deux plans. Le plan d'inspiration. Cela a existé de tout temps. Les récits historiques, les fables, la mythologie, sans parler même de l'expression religieuse, ont de tout temps offert des sujets aux artistes. Voilà des millénaires qu'Homère a fourni, plus que Plutarque, même qu'Ovide, des sujets aux sculpteurs et aux peintres. L'autre plan est bien plus récent, c'est celui de l'esthétique. Il y a eu des théoriciens. Ils apparaissent au XVI° siècle en Italie. Ce sont d'ailleurs presque exclusivement des artistes qui créent l'esthétique : Léonard, Lomazzo, Cenino Cennini, Benvenuto Cellini, Vasari. On les compte. Autour de Nicolas Poussin quelques amateurs commencent à discuter sur les arts : Félibien. Mais le véritable initiateur de la critique d'art autoritaire, didactique, c'est Diderot.
C'est de ce genre de littérature là seulement dont je traiterai. Diderot et Winckelmann et disciples; mais je ne m'amuserai pas à tout dénombrer. Seulement ceux marquants et, bien sûr, Baudelaire, plein XIX°, et Kant d'abord qui lance l'idée de l'art activité de feu, après Vico, mais je ne le cite que de seconde main (je viens de parcourir avec soin sa Science Nouvelle, n'ai rien trouvé), mais Benedetto Croce qui lança l'idée de l'autonomie de l'art, et la suite de ce siècle, les André Gide, Apollinaire, etc., sur lesquels plane la théorie néfaste de l'abstraction, influence indirecte de Mallarmé (les Fenêtres), etc. Vers magnifiques, idées mortelles. Dans tout ce qu'ont écrit ou dit ces grands poètes, il y a une part de vérité. Mais ce n'en sont pas moins des sophismes à démonter. Besogne difficile, pour laquelle je manque d'érudition. En prendre quelques-uns, peu nombreux. Les disséquer, ne conserver de leur squelette que ce qui est fécond. Je me sens aussi assez peu sûr en ce qui concerne les jeunes mouvements. Je n'ai pas eu le temps de courir toutes les expositions. Quoique j'en aie vu assez pour n'avoir rien découvert de fécond dans l'art abstrait. Quand ça aboutit au plafond du Louvre de Braque ou à la chapelle de Vence (Matisse), c'est lamentable.
23 août [1956]
Lecture : L'aventure intellectuelle du XX° siècle. Fort utile comme document, mais ne voit qu'un côté de la question quand il parle des arts plastiques. Il n'a pas l'air de se douter, Alberès l'auteur de ce livre, qu'à côté des abstracteurs il y a toute une pléiade d'excellents peintres et sculpteurs réalistes. De ceux-là seuls les œuvres resteront. Comme de la fin du XIX° : les Simon, Cottet, Henri Martin, Besnard, etc., étaient d'une autre envergure. Et Déchenaud, Laparra, Alb[ert] Laurens et ses deux fils. Ce sont les véritables continuateurs des impressionnistes.
La nuit. Pleine lune sur la mer. Ce bruit de la mer ne peut être comparé qu'à lui-même. Roulement d'éléments. Cassures brutales des vagues avec un bruit de solides entrechoqués. Soudain, plaintes déchirantes. Puis halètement d'un monstre immense. Respiration, aspiration, expiration des mondes. Refoulement de l'écume dans les grottes sans issues. Murmure incessant qui commença on ne sait quand, qui ne cessera qu'avec la fin du monde terrestre. Pour se continuer ailleurs peut-être.
Serait-il plus sot d'imaginer, au lieu de l'ascension des âmes des morts dans un paradis céleste ou leur refoulement dans les enfers, serait-il plus sot d'imaginer de successives et perpétuelles réincarnations, à travers les siècles? Les humains sont tellement semblables. D'un Platon à un Bergson, y a-t-il tant de différences? Ne s'agit-il pas plutôt de continuité, comme de Phidias à Michel-Ange et de Michel-Ange à Rodin? L'humanité n'est-elle pas un tout dont l'origine se perd dans la nuit des temps et qui se continuera jusqu'à la fin du monde terrestre? Devons-nous nous considérer chacun de nous individuellement comme beaucoup plus que chaque fourmi dans une fourmilière? Au fond, nous touchons là à l'essentiel de la différence entre la société humaine et les sociétés animales : l'individualisme? L'individualisme qui se manifeste dans les sociétés les plus évoluées (c'est en cela que le collectivisme russe est une régression). L'individualisme, considéré du point de vue métaphysique, n'est pas en opposition avec la possibilité de réincarnation de l'esprit dans un autre individu. Dans les sociétés primitives, les individus se sentent beaucoup plus liés à la tribu. N'a-t-on pas vu des prisonniers destinés à la mort, délivrés par les blancs, s'échapper et rejoindre le camp où ils étaient emprisonnés, et se livrer eux-mêmes à leur bourreaux pour être exécutés et mangés. La tribu est un tout immortel. Ainsi devrions-nous penser de l'humanité. Un tout immortel dans son ensemble, mortel dans ses parties (individus), parties qui se renouvellent à l'infini, comme chaque partie de chaque être, comme les feuilles d'un même arbre. Tout ça, parfaitement absurde. Mais pas plus qu'une autre explication. Car le bon Dieu, c'est une solution de facilité.
24 août [1956]
Comment va-t-on sortir de l'imbroglio Suez? En face de soi la mauvaise foi d'un Nasser. Il fait proclamer la guerre sainte. Dans toutes les mosquées aujourd'hui, les muezzins - sur l'ordre de Nasser - lanceront ce brûlot sur le monde arabe. La Russie fait savoir que si une entreprise de force se déclenchait contre l'Égypte, "d'innombrables volontaires russes" voleraient à son secours. L'affaire de Corée recommencerait. Avec quelles conséquences! Cependant, présidée par l'Australie, une délégation de cinq membres de la conférence de Londres iront "soumettre" à von Nasser les deux textes de la conférence : celui qui a eu la majorité, 17 voix, car au dernier moment Franco a retiré sa voix. L'ultra-chrétien au secours de l'ultra-mahométan. Mais tous deux dictateurs. On présentera à Nasser le texte de la minorité. On est en pleine folie. Il faut reconnaître que l'Amérique est bêtement à l'origine de cet irrémédiable. Le geste eut été beau d'aider l'Égypte à faire son barrage d'Assouan. Dont elle a tant besoin. Enfin, comme nous ne connaissons rien au fond de la question, contentons-nous d'espérer que les apprentis sorciers de nos jours ne seront pas aussi sots que ceux qui les ont précédés à la tête des nations.
Je pense beaucoup à un autre Shakespeare. Debout, sur un rocher, dans la mer. Prospéro dans le vent de la tempête. Sur ce thème je peux faire ce que je veux.
Et puis je pense à ces nombreux sujets, souvenirs de voyage, plutôt notes d'ouvrages, de petites dimensions, inspirées par des choses vues en voyages. Si je me porte bien, je pourrai avoir encore quelques belles années de production indépendante. Une seule difficulté, mais importante : le manque de fortune. On s'en tirera quand même.
25 août [1956]
On ne peut pas ne pas être angoissé de l'aff[aire] Suez. Je trouve l'attitude [de] Nehru très inquiétante. Pourquoi présumer d'avance que Nasser n'acceptera pas la proposition des 17 ? Nehru, à force d'esprit de conciliation, fait triompher celui qui en a le moins. Le ralliement Nehru aurait eu une très grande importance, d'autant plus qu'il pense comme les Occidentaux.
Lu une étude sur Bergson par Gillouin[17]. C'est extraordinairement intéressant. Dans cet ouvrage, qui date de 1911, Gillouin annonçait une "esthétique" de Bergson. Cet ouvrage n'a jamais paru que je sache. Dommage. J'imagine vaguement qu'il aurait été vers le symbolisme et qu'il aurait envisagé l'esthétique davantage du point de vue de la littérature. Comme fit M. Guyau (L'art au point de vue sociologique).
Visite de l'ami Botinelli, avec sa femme, son frère et sa belle-sœur. Il nous parle d'un sculpteur marseillais[18] qui fait de la sculpture à la soudure autogène. Des cadres de bicyclettes, des casseroles, etc., soudés ensemble. Les Américains lui achètent ça fort cher.
Pour revenir à Bergson, Gillouin cite de lui des pages qui sont un merveilleux hymne à la vie. C'est toute ma philosophie. Et enfin, voilà un homme qui s'efforce d'expliquer le monde sans appeler à son secours Dieu et la Providence.
26 août [1956]
Le Provençal cite ce matin les propos de Choumilov : "L'échec de la conférence de Londres est un camouflet pour les puissances occidentales…" Ce ne serait pas un échec si tout le monde se mettait d'accord (la majorité), pour imposer à Nasser des sanctions économiques dont la première devrait être le détournement de tout le trafic du canal de Suez. Pour l'instant, on attend la réponse de Nasser à la communication qui lui a été faite des résultats de la conférence. Cela est déjà assez humiliant. Je n'aime pas, pour l'instant de rôle de Nehru. On dit "C'est un pacifiste". Sans doute, mais au moment de sa querelle avec le Pakistan, il n'a pas hésité à envoyer ses troupes comme avec le Népal et le Cachemire et à régler la question par la force (autant qu'il m'en souvient). Il s'agit maintenant de voir où il veut en venir. Mais les Occidentaux, Amérique comprise, ne doivent pas oublier 1°) que des officiers allemands, nazis réfugiés, sont en Égypte les conseillers de Nasser. "Il y a un officier allemand à côté de chaque officier égyptien " me disait Mme Mahmoud Bey Kalhil, voici quelques années (voir cahier 57); 2°) que les Russes sont d'ores et déjà décidés à envoyer - à la manière de la guerre de Corée - des "volontaires" à l'aide de l'Égypte. Sans cet appoint dont il est sûr, jamais Nasser n'aurait pris l'attitude qu'il a prise. Car ce ne sont pas les États arabes qui l'aideraient beaucoup. Ils fourniraient de la chair à canons, c'est tout. Mais voilà pourquoi Nasser est tellement insolent. Et ma foi, à son point de vue, peut-être n'a-t-il pas tort.
Mais tout ça ne m'empêche pas de regretter amèrement d'avoir raté le mon[umen]t du Troc[adéro][19]. Ce n'est pas effet de l'âge, car j'ai enfin trouvé la correction à faire. Effet de surmenage, oui. Effet de la hâte, oui. Rodin l'écrivait aux municipaux de Calais quand on le pressait pour son monument : "La plupart des monuments qu'on élève de nos jours sont manqués parce que les sculpteurs n'ont pas le temps de les bien faire". Quand je suis content de ce que j'ai fait, les critiques glissent sur moi. Il n'en est pas de même quand je ne suis pas content. En cette affaire, j'ai été au-dessous de ma valeur.
27 août [1956]
Lettre de Gaumont. Il me paraît avoir eu quelque chose d'analogue à moi. Il va bien maintenant, avec des soins et des prudences analogues à ce qui m'est recommandé. Il est allé au Trocadéro. Il parait avoir eu bonne impression. Trouve les proportions, le volume général excellents. Hélas! Je ne sais que trop ce qui manque.
Lettre Lemaresquier. Paul Léon et Hautecœur ont porté à Bergue, le directeur de l'enseignement supérieur dont l'Ac[adémie] des b[eau]x-a[rts] dépend, le règlement modifié. Ils ont volontairement omis de parler des conséquences financières. Lemaresquier est abonné au Journal Officiel. Aucun décret n'a encore paru. Il a d'ailleurs fait parvenir à Bergue sa lettre de protestation annonçant recours au Conseil d'État. Mais il ne sait pas que Hautecœur est très lié avec Bergue, du moins il s'en vante. Cette affaire et celle du monument Troc[adéro] empoisonnent mes vieux jours. Surtout le Trocadéro. Le soir, dans mon lit, avant de m'endormir, j'imagine la joie que j'aurais eue à exécuter le boulot sans l'allégorie absurde et froide sur laquelle je me suis acharné! Fureur contre moi-même.
Suez : l'ère des marchandages commence.
Algérie : rien ne change. Lacoste est malade, opération. Attentats. De jeunes français continuent à mourir par petits paquets.
28 août [1956]
Lecture : Des romains aux Barbares, par un Georges Grossi (licencié, professeur de Français à Mansourah, Égypte). Étude sur les IVème et Vème siècles, ce qu'était l'Empire d'Occident. Le rôle de Rome en Gaule, surtout, et le rôle des Barbares en Gaule et à Rome. L'auteur, qui semble fort érudit, me paraît s'élever contre la thèse de Julian sur l'importance et la valeur de la civilisation gauloise avant J[ules] César. Pour Grossi, la Gaule s'imprégna rapidement tellement de la civilisation romaine que la Gaule fut une partie intégrante absolue de l'Empire romain jusqu'à Constantin et même après jusqu'à Julien dit l'Apostat. C'est Julien qui fit Paris. Il considère Vercingétorix comme un ambitieux isolé. Pas non plus grosse impression de Mérovée. Voire! Mais c'est une thèse. Il attache une grosse importance à des intellectuels comme Ausone, Sidoine Apollinaire. Regrette qu'on ne leur donne pas plus de place dans l'enseignement.
C'est aujourd'hui, à midi, que Nasser a fait remettre sa réponse à la Commission des cinq. Il semble que déjà le trafic est très désorganisé dans le canal - ce qui est encore plus grave que la navigation - politiquement y est moins libre. Deux navires étrangers, non palestiniens pourtant, ont du subir de la part des douanes égyptiennes visites et contre-visites.
Dire que, bêtement, j'ai passé une mauvaise nuit à cause de cette basse histoire des membres libres. C'est toujours tellement vexant de s'être laissé manœuvrer. L'injustice et les abus de pouvoir sont toujours révoltants.
Trouvé dans d'anciens numéros Hommes et Mondes (1951) une enquête de Robert Kanters et Gilbert Sigaux sur les jeunes hommes d'aujourd'hui. Le curieux est qu'en lisant ces trois numéros, j'ai l'impression qu'en cinq ans les points de vue ont changé déjà. Je n'ai d'ailleurs pas trouvé grand chose pour mon étude. Je travaille en effet à mon bouquin pour Flammarion.
30 août 1956
Hier, journée à Aix. Sans fatigue. Bon signe pour [l']achèvement de la guérison. Visite de l'exposition Cézanne. J'y allais exprès. Un peu rude escroquerie cette exposition, annoncée à grand fracas, inaugurée avec éclat par des conférenciers repérés comme bavards chevronnés, chapitrée par les marchands de tableaux et leurs courtiers plus ou moins amis, les critiques, et peut-être aussi les conservateurs de musées, formés dans l'école sophistiquée qui s'appelle École du Louvre. L'administration des B[eau]x-A[rts] organise ainsi des expositions qui coûtent cher, mais rapportent beaucoup d'argent. À coup de grosse caisse, on attire le populo. Et il vient, le bon populo. Il paye 200 F son entrée. Il y avait donc pas mal de monde dans ce palais aixois, fort beau, malgré une mauvaise imitation du style Puget (sur la façade). Il m'est impossible de changer mon impression devant cette pauvre peinture. L'effort est sans doute sympathique, très certainement sincère, mais ne donne aucune émotion d'enthousiasme. Une seule chose curieuse, une petite toile appelée L'Olympia moderne, qui veut être une charge, sans ressembler en rien à l'Olympia de Manet d'ailleurs. Mais la composition est intelligente, surprenante pour Cézanne, quoique le dessin soit sans esprit. Mais la couleur est très heureuse. La tâche noire du bonhomme au premier plan sur le reste très coloré. Très bonne esquisse en somme. Le reste est en général ennuyeux, comme le portrait de sa mère, comme les Joueurs de cartes. Par ci, par là, quelques bons paysages, toujours pesants malgré l'inquiétude. On est évidemment sévère devant cette production en réaction contre l'excès des louanges.
Emmené déjeuner avec nous Madame Léon qui se soigne et habite dans le sinistre hôtel Sextius. Mais pour compenser le sinistre, il a fait une piscine fort jolie. Pas grande, mais suffisante. L'eau y était couleur d'aigue-marine. Les baigneurs semblaient nager dans de l'aigue-marine liquide. Une jeune fille, pour ainsi dire nue, y évoluait avec une grâce ravissante, on pourrait presque dire voluptueuse. Visité la cathédrale dont le baptistère est bien impressionnant, malgré le mauvais goût de la peinture dont le XVIIème a revêtu sa voûte. Pas eu le temps de revoir le musée. Dommage. Ce sera pour une autre fois. De retour au Brusc, je n'étais pas du tout fatigué quoique n'ayant pas arrêté depuis le matin.
30 août [1956 le Brusc]
Nasser accepte l'entrevue qu'on lui a humblement demandée. La Russie cache à peine qu'elle pousse Nasser à l'intransigeance. Celui-ci organise une affaire d'espionnage au Caire. Bon élève des Russes et des Nazis. Contre la fameuse Intelligence Service. Si ce que raconte le Caire est exact, pas très intelligents les agents de l'Intelligence Service. Et avec quelle facilité ils avouent et désavouent leurs soi-disant complices. Néanmoins, tout ça est mauvais.
31 août [1956 le Brusc]
À déjeuner, trois jeunes gens, Roland[20], son ami de cagne Henri Godard et un que je ne connaissais pas, licencié de droit, Gérard Goulineau.
J'essaye d'avoir d'eux quelques renseignements sur ce qu'ils pensent de l'art contemporain. Picasso, ils ont vu ses céramiques à Vallauris. Ils aiment et n'ont pas tort pour certaines. Matisse, ils ne savent pas. Naturellement ils ne connaissent que les noms répétés dans les journaux. Est-ce que vous aimez Rodin? L'un d'eux, Goulineau, dit en riant : le Balzacien. Leur connaissance s'arrête là.
J'ai mis la conversation sur les Écoles littéraires, les arts plastiques marchant actuellement de pair avec la littérature. Surréalisme, abstraction règnent et se succèdent presque simultanément dans les deux activités. Le surréalisme a succédé au futurisme. Entre le futurisme et le surréalisme il y a eu le mouvement dada qui a été une révolte par l'absurde. Puis une sorte de retour à l'académisme par l'abstrait. L'abstraction a triomphé davantage en peinture que dans les lettres. Le surréalisme a triomphé, très provisoirement, dans les lettres. Pas de doute que le moment est proche où le réalisme sauveur réapparaîtra. Parce que la vie d'abord. C'est la source de l'art français, de l'art occidental. Tout ce qui tourne le dos à la vie est infécond. C'est à sa vérité, à son amour de la vie que l'art grec doit sa pérennité. Ce qu'on aime souvent dans l'art gothique c'est sa similitude, très spontanée, avec certaines formes de l'art grec. Même les Hindous, quand les soldats d'Alexandre apportèrent Apollon, accueillirent aussitôt cette image humaine.
[1] Benjamin et Louise Landowski.
[2]. Sic.
[3] le 28 octobre 312 s'affrontèrent Constantin et Maxence à Saxa Rubra (les Roches rouges).
[4] Le crépuscule d’Athènes et Ménandre, Georges Méautis, Hachette, 1954.
[5] A la Gloire des armées françaises.
[6] Où Marcel Landowski a une maison.
[7] Jacqueline Pottier-Landowski et Marcel Landowski.
[8] Lydia Koslowski ?
[9] Benjamin et Louise Landowski.
[10] Propriété Nénot-Baille.
[11] Françoise Landowski-Caillet.
[12] A la Gloire des armées françaises.
[13] Un croquis est inséré dans le Journal p.6bis du Cahier 59.
[14] Flore Pouy-Landowski.
[15] Marcel Landowski.
[16] Marcel Landowski.
[17] René Gillouin, Henri Bergson. Choix de textes avec étude du système philosophique, Denis Michaud, 1910.
[18] César.
[19] A la Gloire des armées françaises.
[20] Roland Chabannes.