Octobre-1956

1 octobre [1956]

Visite au docteur Mativat. Il m'a trouvé bien. Mais exige encore beaucoup de repos, rester étendu quatorze sur les 24 heures. Interdiction absolue de conduire l'auto, ce qui me prive rudement. Travailler assis. En somme fait de petites esquisses, dessiner, écrire. Finalement je ne suis pas trop à plaindre. Je vais quand même faire la nouvelle esquisse de Shakespeare.

Le docteur Mativat nous dit avoir soigné Honegger. Du point de vue alimentaire, il n'était guère obéissant. Mativat a soigné également Ibert qui maintenant va bien, mais doit prendre de grandes précautions lui aussi. Lui n'a pas eu d'infarctus. Il paraît que l'auto est fort probablement la cause de la fréquence actuelle de ces accidents cardiaques. Il a soigné aussi Samuel Rousseau. Il nous apprend que c'est Rousseau qui a hérité de la fortune de Georges Hue. Fortune énorme. Plus d'une centaine de millions. Le pauvre est mort à peine avait-il hérité. Hue laissait, outre sa fortune liquide, une magnifique collection de tableaux, impressionnistes surtout. C'est Madame Rousseau qui a tout ça maintenant.

2 oct[obre 1956]

Chez Becker, une de ses clientes qui a des affaires au Maroc où il va retourner prochainement. Il dit que la situation s'arrange. Ben Youssef est, assure-t-il, fort intelligent. Il s'est d'ailleurs fort enrichi en tripotant sérieusement dans des affaires d'importation, de lotissement, etc. Idem le Glaoui, dont l'exploitation des quartiers réservés représentait une part sérieuse des revenus. Beaucoup de hauts fonctionnaires français, eux, se sont enrichis avec le système des licences. Comme toute affaire, pour s'installer dans le Maghreb, devait obtenir une licence, ça se payait.

3 octobre [1956]

Encore une séance honteuse à l'Académie. Hautecœur nous a lu une réponse rédigée à la demande d'un bureaucrate de l'Éducation nationale à propos de l'opération "ôte-toi de là que je m'y mette". Cette réponse, lue une seule fois par Hautecœur, m'a paru suggérer des accusations d'incapacité administrative de la part des artistes. Or depuis 130 ans que le règlement actuel fonctionne, l'Académie a toujours été fort bien administrée par les artistes. Le seul s[ecrétaire] p[erpétuel] néfaste que nous ayons eu est Boschot, membre libre. Widor, musicien, a été un excellent s[ecrétaire] p[erpétuel]. Mais surtout, une fois de plus, pour une aussi importante question, le bureau a fait voter à main levée. Jaujard était là. Hautecœur, fat, nous a délayé sa prose bureaucratique, vantant les grands administrateurs qu'ils sont eux-mêmes. Ils sont joliment contents d'eux nos grands commis, P[aul] Léon, Hautecœur! Ils le disent. Le plus triste est que beaucoup d'artistes ont voté avec eux! Sans courage. Ils sont un peu excusables, pas tous. Les uns attendent une commande… Büsser, Formigé, Untersteller attendent un grade dans la L[égion] d'h[onneur], etc. Et puis d'autres suivent. Voici Grange. Il pense comme nous, et a voté avec eux. J'aurais pu demander le vote par bulletins. Je ne l'ai pas fait parce que Mativat m'a interdit tout ce qui pourrait m'émouvoir. Je sens bien d'ailleurs que cette histoire m'a fait du mal. Je ne puis en subir toujours la hantise. Rien ne me fait plus horreur que l'injustice, la lâcheté, le manque à ses engagements et l'abus de pouvoir. Passons.

4 oct[obre 1956]

Commission administrative centrale : Pour défendre les manuscrits de Léonard qui sont à la Mazarine et que réclame l'Italie.

Acheté deux petits ouvrages qui me seront utiles pour étudier objectivement le surréalisme et l'art abstrait. Ça s'appelle L'aventure de l'art abstrait par un nommé Ragon[1].

5 oct[obre 1956]

Ouvert au hasard la Correspondance de Delacroix. Dans une lettre à son élève Andrieu, je trouve ceci : "On n'achève bien que ce qui est bien préparé". On ne devrait jamais oublier pareille recommandation évidente. Au fond mon boulet du Trocadéro[2] était insuffisamment préparé. Trop pressé, même pour la composition qui, dans la préparation d'un ouvrage, est l'essentiel. Car l'essentiel c'est l'idée. Et la composition c'est l'idée.

Achevé de relire les Souvenirs romantiques de Th[éophile]. Gautier. C'est merveilleux. Ce qui frappe le plus, c'est le cœur, chez Théophile Gautier. Forme parfaite. Et des morceaux étourdissants sur les chats, sur la poésie et les vers. Je vais avoir beaucoup de mal à formuler le fond de ma pensée sur l'autonomie de l'art. Toute œuvre d'art est d'une part autonome et, d'autre part, fonction. Ne pas dire de bêtises surtout! Je tremble.

6 octobre [1956]

Eupalinos de Valéry. Il a fait un dialogue des morts, comme nous en faisions en rhétorique. La forme dialoguée est système excellent pour étudier des problèmes d'art. Platon a employé ce système pour tout. C'est d'ailleurs ce que je ferai en partie pour mon livre. Mais je ferai des dialogues des vivants. Il y aura des parties théoriques et des parties dialoguées. Je ferai aussi des études sur les propos de certains grands écrivains et grands artistes ayant écrit sur l'art. Artistes. Commencer peut-être par Poussin? Jusqu'au XIX° siècle peu ont écrit. D'Ingres nous avons quelques pensées. Peut-être serait-il bien d'évoquer Léonard. David n'a rien laissé. Delacroix, bien sûr. Courbet pour ses manifestes. David d'Angers? Baudelaire et nous arrivons à Maurice Denis. Je ne citerai rien des vivants de nos jours. Rodin dont les propos ont été réunis. En pendant, les écrivains critiques. En fait, ils commencent à Diderot. Et se multiplient au point de devenir prolifération. Stendhal, Musset, Baudelaire, Mallarmé (le symbolisme), Huysmans (le naturalisme évolué vers le mysticisme), Benedetto Croce (Esthétique de l'autonomie de l'art), Zola (L'œuvreMes haines), les Goncourt (Journal et Marcelle [ ?] Salomon], Tolstoï, Maurice Denis, Valéry, Hourticq (L'art et la littérature). Sur chacun faire une étude littéraire! Très difficile à composer. Tous ces grands esprits ont jeté les semences qui aujourd'hui donnent leurs fruits inconséquents. Et tout reviendra finalement à la querelle du réalisme et de l'abstraction.

Eupalinos, c'est très remarquable. Excessivement artiste. Mais assimiler l'architecture à la musique est une erreur. C'est amusant littérairement. Mais ce sont deux arts parfaitement contraires. L'architecture est le plus concret, le plus positif des arts. L'autre, la musique, est foncièrement abstrait. C'est le seul art dont on peut dire que l'artiste tire tout de lui-même. Il faudra démontrer que là est la grave erreur de l'art moderne, de vouloir faire servir la peinture et la sculpture à exprimer ce pourquoi aucun de ces deux arts n'est fait. Ce sera une des thèses première du bouquin. Mais quel rude travail cela va représenter. Au XVIII° siècle, je ne sais plus quel auteur avait écrit un livre intitulé Tous les arts réduits à un même principe. C'est à la fois vrai et stupide. C'est en se référant plus ou moins au nombre d'or que Valéry croit prouver cette similitude. La fable d'Amphion en serait l'expression symbolique. C'est d'une poésie intense, cet aède dont chaque strophe de son chant fait surgir un temple. Ça n'empêche pas que ce n'est pas la même chose. Et cette fable splendide n'en est pas moins un sophisme.

8 oct[obre 1956]

Huit octobre. Ce jour, cette date, et le douze août, qui était la fête de Wanda[3], ce sont les deux dates sacrées de la famille. Hélas! La famille, celle que j'évoque en ce moment, il n'en reste plus que deux membres. Benjamin[4] et moi. Et quand nous n'y serons plus, la fête de Wanda s'engloutira avec le dernier de nous deux. Et que le huit octobre, il n'y aura plus que Wanda II et Paulette[5] pour la sentir profondément. Et puis ce sera fini pour ceux qui ont fait le nom. L'oncle Paul[6], il n'y a plus guère que moi pour y penser. Il était moins présent à la mémoire de Ben.

Ce matin, Santelli est revenu travailler au buste de E. Schn[eider]. Le voir m'a redonné une furieuse envie de reprendre l'outil.

9 oct[obre 1956]

Un sujet de bronze : le juif errant. Un homme en marche mais terriblement dramatique. Tout le poids des siècles sur les épaules.

Examiné mon esquisse Prométhée. Heureusement que je ne l'ai pas commencé encore. Sans même changer la partie supérieure, je ne le ferai pas porter sur les pieds. Les pieds seront dans le vide. Ainsi seront supprimés ces deux bouts de rochers qui faisaient comme des points d'appui posés là exprès, presque comme des béquilles. Toute la composition fera corps avec le rocher, avec cette nouvelle disposition. Peut-être au-dessous évoquerai-je les Néréides.

9 octobre [1956]

Lu un livre L'aventure de l'art abstrait. Intéressant surtout par les propos que répète l'auteur de ces jeunes peintres. Je comprends mieux ce que je pressentais de leur désir. Ils font de la couleur le seul sujet. Bien. L'un d'eux dit : "Quand je me mets devant ma toile, je ne sais pas ce que je vais faire. Je mets des tâches de couleur. Je mêle. Je suis ce que ça donne. Si c'est bien, je n'y suis pour rien." L'auteur de cette sorte de petit traité s'appelle Ragon. Les artistes paraissent sincères et doivent l'être. M. Ragon est fort prétentieux.

À déjeuner, l'écrivain Chanlaine. Pour une conférence à la radio sur Rodin, je vais faire le dialogue. Je connais la question. Ce M. Chanlaine fait des livrets d'opérette. Il nous dit, ce que nous savons, les difficultés de se faire jouer. Il y a trois théâtres d'opérettes à Paris : Mogador, Châtelet à grand spectacle et je ne me rappelle plus le troisième.

10 oct[obre 1956]

Lu Dix ans d'exil de Mme de Staël. Je cherche la preuve que c'est elle qui avait prononcé pour la première fois la formule "L'art pour l'art". Il faudrait lire son Histoire de la littérature, qui parut en 1801. J'essaierai d'en trouver le temps. C'était une femme excessivement intelligente. Ce serait peut-être très intéressant et curieux de découvrir chez cette femme l'origine du romantisme. Quoique si la chose était, ce serait déjà découvert.

10 octobre [1956]

À l'Institut, Lemaresquier demande la communication tapée de la réponse de Hautecœur au ministre (vote du droit de veto aux élections des artistes professionnels pour les membres libres).

Très triste nouvelle. Mort du Dr Debat. Homme charmant, fort beau, fort riche. C'est une perte. Surtout avec la diminution du nombre des membres libres. Quelle idiotie la réforme de Paul Léon. Vanité! Vanité!

On a reçu comme membre associé étranger l'ambassadeur du Mexique.

Acheté des livres utiles sur : Le LettrismeL'Art abstraitLe Surréalisme.

12 oct[obre 1956]

Je lis un ouvrage d'un nommé Lemaître : Le Lettrisme. Depuis un certain temps j'avais une sorte d'intuition que par le lettrisme je trouverais la "correspondance" qui me permettra de démontrer l'absurdité de l'art abstrait plastique. Le lettrisme on peut en voir l'origine dans le propos (à mon avis absurde) de Mallarmé "Mais, Monsieur Degas, un sonnet ça ne se fait pas avec des idées, mais avec des mots". M. Isou va jusqu'au bout de l'affirmation de Mallarmé. Quoique l'on pense, le mot a un sens. La lettre n'en a pas. Elle n'est que lettre. Si l'art poétique ne doit plus avoir de sens mais être uniquement une sorte de musicalité, Isou a raison. Car les hommes ont depuis longtemps inventé la musicalité. Ça s'appelle la musique.

14 oct[obre 1956]

Travail à la communication sur Rodin.

Travail à la grande esquisse Fête à la villa d'Este. C'est plus facile que la sculpture mais plus facile quand même que la littérature. Je pense à la déclaration idiote qu'a faite P[aul] Léon à l'Académie. Et quelle vanité! Il a dit, entre autres sottises, que la critique d'art demandait des qualités égales à la création artistique! Je m'étais retenu ce jour-là pour ne pas lui citer les propos de Delacroix sur le conformisme des critiques, alternativement dans un sens ou dans l'autre! Et de citer le mot de Flaubert : "Vous êtes au dernier échelon de l'art. Ce que le mouchard est au soldat".

Nous nous promenons, presque chaque jour, une heure dans les serres de la ville de Paris, de grands arbres, de longues allées, de belles fleurs. On prépare une exposition de chrysanthèmes. Déjà apparaissent certains, tout ébouriffés de couleurs étonnantes.

15 oct[obre 1956]

Déjeuner chez nous : Lemaresquier et Gaumont. Lem[aresquier] me raconte, à propos du Conseil d'État : "Je connais tout le monde au Conseil d'État, lui aurait déclaré Sarraut. Votre démarche ne pèsera pas lourd". Voilà ce que c'est que de faire des élections de courtisanerie.

16 oct[obre 1956]

Travaillé à mon texte sur Rodin pour la Radio.

Après-midi, inauguration du musée Jacquemard-André, remis en état par Domergue. Rencontre d'un des fils de Huisman. Très charmant ainsi que sa jolie jeune femme. Il y a de très, très belles choses dans ce musée. Le portrait du conventionnel par L[ouis] David. Il y avait surtout une intéressante exposition des manuscrits de Léonard de V[inci]. Tout de même quel curieux procédé d'écriture. Mais que de jolis dessins!

17 oct[obre 1956]

Après l'Institut, où Hautecœur a, une fois de plus, étalé sa mémoire des dates. Il est crevant de pédanterie. Je vais chez Perchet avec Ribadeau-Dumas venu me chercher. J'ai trouvé Perchet très fatigué. Il s'agissait de lui demander d'autoriser les "Parisiens de Paris" à organiser une fête de la société dans la salle de la Conciergerie au Palais de Justice. Il a appelé un de ses seconds, type parfait du bureaucrate tatillon. Un grand garçon de visage banal et, dans ses propos, tout en retrait. Un type en arrière de la main, style hippique. Enfin, je crois que ma présence n'a pas été inutile et que l'autorisation sera accordée.

Ribadeau me conduit chez la d[uche]sse de la Rochefoucauld. Celle-ci m'emmène avec M. Bardoux voir le portrait qu'elle a fait de Valéry. Ils sont doués dans cette famille de Fels. Ce sont des ambitieux. Le vieux comte de Fels était à la fois assez ridicule et assez intelligent. Mais ils sont sous intelligents. Edmée de la R[ochefoucauld] a un portrait d'elle, une aquarelle de P[aul] Valéry. Jolie et habile exécution.

J. Bardoux me parle de nouveau du buste de la femme de son petit-fils. Il paraît qu'elle est fort jolie.

20 octobre [1956]

À déjeuner, M. Feischat [ ?] et sa femme. Aspect robuste et très sympathique. Directeur d'un journal Réforme dans lequel il avait vivement protesté contre la campagne hostile du Fig[aro] Litt[éraire].

Terminé mon texte sur Rodin pour la Radio. Il a au moins dix pages de trop!

21 octobre [1956]

Visite du docteur Bezançon. Il venait me donner son idée pour l'emplacement de mon h(au]t relief (anciennement Pour la Chimère).

Continué à composer Fête à la villa d'Este[7]. Ça me replonge dans ces belles ordonnances d'eaux, d'allées et de cyprès. En même temps de cinquante ans en arrière.

23 octobre [1956]

Commission de Chantilly. Voilà une belle fondation. C'est la seule, ou à peu près la seule de l'Institut, qui soit tout à la fois bien gérée et fructueuse. Il y avait Georges Lecomte, Courrier, A. Buisson, superbe et charmant comme toujours.

Sortant, je vais rue de Seine acheter quelques livres utiles pour le livre Flammarion : le fauvisme, le surréalisme, l'abstraction, l'expressionnisme. Je les ai feuillés. De toutes ces soi-disant Écoles, peut-on parler École quand il s'agit de groupements de très peu nombreux artistes, une douzaine au plus? Quand il s'agit de surréalisme ou d'abstraction, "coteries" conviendrait mieux. Le fauvisme, par exemple, a duré quelques années à peine. Ses représentants, Van Dongen est devenu portraitiste mondain à scandale, quand c'est possible. Derain a cherché pâture de tous côtés et n'est au fond qu'un académiste. Marquet est devenu un paysagiste de beaucoup de talent, mais fort commercial, etc. Cette petite collection est d'ailleurs commerciale également. Ça ne me servira pas beaucoup. Dans mon livre futur, si j'arrive à le faire, je ferai certes un tableau de cette bousculade de théoriciens. Mais l'évolution de tous ces groupes me servira à montrer qu'il y a, en fait et au fond, deux forces qui continuellement ont lutté l'une contre l'autre. D'abord une force profonde, élémentaire, le réalisme. Et l'autre, artificielle, qui sous des formes inattendues, a combattu le réalisme, mais n'a finalement jamais pu en triompher. Parce que cette force qui se disait dans l'art abstrait lutte toujours dans une impasse. Le réalisme, même si son excès aboutit au naturalisme, sera toujours sauvé par la vie dont il est nourri. Et la vie est inépuisable. L'abstraction n'est qu'une partie de l'art. Le réalisme est un tout.

24 oct[obre 1956]

Après l'Institut, je vais à l'École des B[eau]x-A[rts] avec Untersteller et Louis Aubert. Untersteller a transformé aussi la galerie où tous les Grands prix de peinture étaient conservés. Elle avait beaucoup d'allure alors. Et c'était fort intéressant de trouver là une sorte de résumé de l'histoire de la peinture depuis le XVIII° siècle. Il a enlevé une grande partie. Il a intercalé les plâtres blancs des prix de sculpture. Ces taches blanches, laides de matière, font bien quand elles sont groupées ensemble. Là, elles nuisent à la peinture qui le leur rend bien. Beaucoup des grands prix sont classés dans des meubles bien conditionnés. On pense évidemment : ça a du coûter fort cher. Est-ce que tout cela donnera un sou de talent de plus à ces jeunes gens?

25 oct[obre 1956]

Commencé la lecture de À rebours de Huysmans. M'intéresse beaucoup. Avec Mallarmé, Zola, Huysmans est un des principaux responsables de l'évolution plastique contemporaine. Zola, un peu malgré lui, car il était réaliste. Je crois d'ailleurs qu'il avait vivement reproché à Huysmans d'avoir renié le Huysmans des Soirées de Médan. Zola est responsable du "culte de la personnalité". Il faudrait surtout dire le trio Mallarmé, Huysmans, Apollinaire. Tous trois, hommes très artistes et très sincères. Même Apollinaire, bien qu'il fût assez fumiste. Il n'en est pas moins le plus responsable de l'aventure cubiste.

Mais voilà une autre aventure. À Alger, par une manœuvre d'aviation de police, on vient de mettre la main sur les principaux chefs de la rébellion. Ils se rendaient à Tunis. Quand les portes de l'avion se sont ouvertes, ils se sont trouvés en présence de gendarmes qui leur ont mis les menottes. Grosse émotion. Danse du scalp. Oui. Mais… voyons la suite…

26 octobre [1956]

Réunion chez Mme de Jouvenel pour l'épée de Louis Aubert. Bien belle demeure où je retrouve mon buste de Henri de Jouvenel, malheureusement placé trop bas. J'ai trouvé Mme de J[ouvenel] très changée, vieillie. Hélas! comme moi. Et très aimable. Il y avait Domange, des éditions Durand. Ferté, prof[esseur] de piano au conservatoire. Un grand gaillard, Bondeville, à la tête ronde. Dupré, l'organiste, à qui la fréquentation des ecclésiastiques a donné l'aspect d'un ecclésiastique en civil pour aller au bordel. On me demande si j'accepterai d'exécuter l'épée. Réponse affirmative, bien sûr. Marcel[8] vient me chercher, en chandail.

Fini À rebours. Lecture des plus précieuses pour le livre Flammarion.

28 octobre [1956]

Lu un livre de Chamson : La neige et la fleur. Remarquable. Valeur littéraire de premier ordre. Affabulation très originale, parce que c'est pris dans la vie. Étude très fine de la jeunesse contemporaine. Tous les personnages sont sympathiques. En un mot, c'est un livre très artiste. C'est sa qualité essentielle. Mais l'homme est un mufle.

29 oct[obre 1956]

Je commence la lecture de l'ouvrage de Dorival : Étapes de la peinture française contemporaine. Trois volumes! J'irai jusqu'au bout. Nécessaire pour le livre Flammarion. Dans ce que j'ai déjà lu, bien des sottises déjà. Celles que j'attendais. J'ai l'impression qu'il fait tenir toute la peinture actuelle dans des petits groupes. Ne parle-t-il pas d'une École de Chatou, composée de deux types : Vlaminck et Derain. Qui ne faisaient pas du tout la même chose. Qui d'ailleurs furent longtemps brouillés.

30 oct[obre 1956]

Visite d'un M. Pierregeorge, un libre penseur hollandais. Il me portait les vignettes que sa Société de propagande en faveur de l'incinération a fait faire de mon monument du Columbarium[9]. Il me remet le texte d'un projet conçu par un M. Urbain qui propose de faire une société pour utiliser les cendres des morts, mêlées à de la poudre de pierre, pour exécuter soit les bustes des morts, soit même des monuments. Nom du produit : l'Androlithe…

Mais voilà que l'on apprend qu'Israël attaque l'Égypte. Les Israélites ont franchi la frontière et s'avancent vers le Sinaï. On les comprend. L'Égypte ne cesse de les harceler avec des commandos. Ils auraient cependant et certainement mieux fait d'avertir l'ONU que, devant la carence de celle-ci, ils avaient décidé d'agir énergiquement. C'est courageux, mais bien dangereux.

En même temps on apprend que la Hongrie est en grande effervescence contre les Russes. Par contre au Maroc et en Tunisie, la grande excitation causée par l'enlèvement des chefs algériens, semble se calmer.

31 octobre [1956]

Chez Jaujard, pour essayer d'obtenir l'achat, enfin, de Michel-Ange. Il me dit que c'est décidé, mais qu'il serait bien de faire appuyer auprès de Bordeneuve. D'habitude les secrétaires d'État signent de confiance les propositions de l'Administration. Celui-ci n'est pas pareil.

La France et l'Angleterre ont adressé un ultimatum à l'Égypte et à Israël leur enjoignant de cesser le feu. Si le feu ne cesse pas, Fr[ançais] et Angl[ais] interviendront entre les armées. Le bruit court même que déjà les Anglo-Français auraient débarqué à Port-Saïd et à Suez. C'est énormément stupide! L'attaque d'Israël, à cette lumière, paraît comme combinée avec la France et l'Angleterre. Alors, c'est de la folie. Sans préavis à l'ONU! Incroyable. Pareille entreprise ne me paraît pas pouvoir réussir. D'ailleurs la réaction internationale est généralement très mauvaise.

Ce matin Jaujard m'a parlé de Cassou et Dorival. Ils sont fous, me dit-il. Pour eux l'art abstrait est fini. Il m'a parlé très amicalement de Marcel[10].

En Hongrie, c'est une véritable guerre civile contre le gouvernement communisto-russe. Les révoltés semblent avoir le dessus.

 

 


[1] Michel Ragon, Laffont.

[2] A la Gloire des armées françaises.

[3] Wanda Landowski-Laparra.

[4] Benjamin Landowski.

[5] Wanda Landowski-Bomier et Paulette Landowski.

[6] Paul Landowski.

[7] Tableau de P.L.

[8] Marcel Landowski.

[9] Le Retour éternel.

[10] Marcel Landowski.