1er sept[embre 1956 le Brusc]
Dans le n° de Demain (du 20 août au 5 sept.), page 5, un article intitulé, "12 millions d'esclaves dans le monde". Quel monde? Le monde arabe que nous aimons pourtant et qui veut nous faire la leçon. La Mecque est le grand centre du commerce des esclaves. Les principales caravanes proviennent du Yémen où sont acheminés les malheureux nègres par les bateaux de la côte africaine. Les prix varient entre 50 000 et 12 000 F (pour les travaux les plus pénibles, les pêcheries et notamment la récolte des perles).
L'affaire Suez semble s'exacerber. La France envoie des troupes à Chypre. Nasser fait expulser deux attachés à l'amb[assade] d'Égypte, sous prétexte d'espionnage. Réponse : l'Angleterre expulse deux attachés de l'amb[assade] égyptienne à Londres. Cependant aujourd'hui je crois, la mission de la conférence des 22 arrive au Caire.
Je n'en pense pas moins au livre Flammarion et à mes projets pour la rentrée : Shakespeare, Prométhée et des petits bronzes. Si je me porte bien, je passerai une année intéressante. Décugis venu hier, m'a trouvé en parfait état, ma même autorisé à conduire de nouveau l'auto. Je ne le ferai quand même pas. Lily[1] est moins bien que moi. Elle est éreintée. Trop de monde dont elle doit s'occuper, surtout les petits enfants. Mais on déblaie un peu. Il y a des départs de cousins et cousines.
Lu un livre de Marguerite Yourcenar. Je connais déjà d'elle les Mémoires d'Hadrien. Remarquable. Non moins remarquable ce petit ouvrage où elle raconte des songes qu'elle a eus. Préface très sensible. Je n'attache pas d'importance aux rêves. Que des artistes cherchent dans les souvenirs de leurs rêves des émotions ou des visions imprévues, cela se conçoit. C'est à un système de ce genre que Chagall doit ses compositions imbéciles, dont on dit "quelle naïveté!". Mais ça ne dépasse pas cette pauvreté d'inspiration. Cependant, décrit par un être doué littérairement, ça donne ce que M[arguerite] Yourcenar en fait. En conclusion, tout tient dans le talent d'exécution. La fameuse "fabrication" de Paul Valéry.
Angleterre et France amènent des troupes à Chypre. On les critique. Si un brusque mouvement se déclenchait contre ce qui reste d'européens en Égypte, on leur reprocherait de n'avoir rien prévu.
Dans l'Express reçu ce jour, un venimeux article contre le maréchal Juin. Il se déclare fédéraliste pour le Nord Afrique. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose pour les officiers supérieurs de se lancer dans l'arène politique. Déjà, au moment de la CED, il avait pris - à mon avis - mauvaise attitude et contribué à son échec, très certainement. Cette fois-ci, je crois qu'il voit juste. Mais combien le ton de ces journalistes est antipathique.
Journées de vent. Les éléments ne peuvent être comparés qu'à eux-mêmes. Le vent souffle terriblement. Les arbres plient, se redressent comme révoltés et s'inclinent à nouveau. La mer se précipite en vagues blanches à l'assaut des rochers. On se récite les Djinns de Hugo "Quel bruit dehors, hideuse armée, etc…"
2 sept[embre 1956 le Brusc]
Nuit de tempête. Fracas de la mer, des pierres et du vent. J'entrouvre ma porte sur la terrasse. On ne voit rien que les franges blanches des vagues se ruant en hurlant sur la côte et sur les rochers. Malgré ce vacarme, j'entends tout à coup des cris d'oiseaux dans le ciel. Pas des mouettes. Certainement un vol d'oiseaux migrateurs, canards, cigognes ou oies sauvages. Les cris s'éloignent vers le Sud, au-dessus de la mer. Je pense aux beaux vers de Richepin Oiseaux de passage. De temps en temps de grosses gouttes de pluie s'écrasent sur les dalles. Dans le ciel, les yeux discernent deux courants de nuages. Bas, près de l'eau, au-dessus des forêts et des collines, des nuages très sombres venant de l'Est. Assez loin, très hautes, d'énormes masses plus blanches venant du Nord-Est glissaient.
Dans la journée orages, éclairs piquant dans la mer.
On a baptisé la petite Caroline[2]. Le curé l'a reçue sur le petit parvis. Ne l'a pas laissé entrer avant les premières incantations, sympathiques, et les ridicules exorcismes. Charmant petit bébé qui fut très sage. Après quoi Julien[3], le parrain, a offert à tout le monde des pastis et à moi un jus de tomates (béni), au Café de la Marine sur le port. Agitation forcenée. Hurlement des radios. Les gens vont et viennent. Un peintre, pas abstrait, faisait une aquarelle. Trompettes d'autos. Et les belles femmes nues ou à peu près circulaient pour faire leurs provisions. Revenu sans aucune fatigue de ce tohu-bohu. Je crois vraiment que je suis guéri et que dans un mois je pourrai reprendre une activité raisonnable. Ah, que n'ai-je réussi ce monument du Troc[adéro][4]!
La France et l'Angleterre envoient des troupes à Chypre. Comme la France, se joint, dégarnit un peu certains points de contrôle algériens, l'activité terroriste reprend. Comme le perroquet, on a envie de dire : "Quel jeu idiot!". Du côté de l'Égypte, nous sommes à la période bluff et intimidation. Pourvu que ça en reste là. Une guerre, on sait comment on la commence, on ne sait jamais comment on la finit. Mais que faire? Car il est certain qu'on ne peut pas se satisfaire avec la promesse d'un dictateur.
Travail au livre pour Flammarion.
Gérard et Roland[5] repartis pour Paris-Boulogne.
2 sept[embre 1956 le Brusc]
Discours hier de Pineau sur l'aff[aire] Suez. Ce discours me paraît bien inutile, d'autant plus qu'il est bien maladroit. Est-ce maladresse voulue? Pour rendre Nasser plus intransigeant afin d'avoir prétexte à intervenir militairement?
3-4 sept[embre 1956 le Brusc]
Je relis le livre de Hourticq. Au fond, c'est ça que je dois refaire, que je voulais faire. Il faudra le faire autrement. Mais il est bien que certaines choses soient dites et redites.
5 sept[embre 1956 le Brusc]
Sommes allés voir les Gregh à La Croix, ainsi que Benj[amin][6] à Cap Myrtes. Gregh m'a fait bien mauvaise impression. Très affaibli. Très vieilli. Son apparition au bas de l'escalier, péniblement descendu. Sa conversation toujours charmante. Il connaît et se souvient d'innombrables vers. Arlette, toujours la même, ne pensant qu'à elle et fumant, fumant, fumant. Quelle incroyable manie. À table, conversation voltigeante.
Il nous raconte le mariage d'Henri de Régnier et de Marie de Hérédia. Elle était amoureuse de Pierre Loüys. Comme la famille de Hérédia ne voulait pas, la veille de son mariage elle est allée se donner à Pierre Loüys. Tigre de Régnier, mort aussi d'ailleurs, est le fils ou serait donc le fils de Pierre Loüys. J'ai connu peu de femmes aussi séduisantes que Marie de Régnier. Elle avait d'immenses yeux noirs, une allure nonchalante, un genre désabusé, seulement le genre car bien qu'elle eut abusé de toutes choses, elle n'en était nullement désabusée. Elle était grande et souple et tout à fait désirable.
Fernand nous dit aussi que Mauriac se repent d'avoir poussé la candidature Cocteau, parce que Cocteau marche à fond, à l'Académie, avec la droite, ce qu'on appelle le parti des ducs.
On parle de Suez. Ils sont amusants ceux qui disent : il fallait envoyer des cuirassés devant le Caire. Et après? Tirer sur Alexandrie et le Caire? Et après? Je crois que ce qu'on a fait était la mesure la plus sage. Surtout ne pas laisser la question se poser sur le plan de l'amour propre. D'ailleurs il est à peu près certain que Nasser, qui se place uniquement sur le plan de la vanité, refusera toute solution qui sera de contrôle affectif. L'échec de la soi-disant conférence actuelle au Caire est certain, à mon avis.
6 sept[embre 1956 le Brusc]
Marcel[7], en très bonne forme, arrivé dans la nuit. Étape de retour vers Paris. Il a reçu dans la soirée une dépêche de Lamy, le directeur du théâtre de Nancy, lui annonçant : 1° qu'il était enchanté de son nouveau livret; 2° que le théâtre de Luxembourg jouerait Le Fou au printemps prochain.
Promenade sur le port. J'y suis descendu à pied, avec Lily[8]. Admiré, une fois de plus, l'élan des grands pins de la route qui va des Lauves[9] à l'arrivée sur le quai, et le débouché lumineux sur les barques, la nappe bleue et les fonds lointains des montagnes sur le ciel blanc. De temps en temps, c'est amusant et même reposant d'être au milieu d'une foule remuante, de toute cette jeunesse sportive, de ces belles jeunes femmes presque nues. Mélange singulier de la vie ultra moderne et de l'évocation antique de ces jeunes êtres nus.
Acheté un girelier pour les enfants.
7 septembre [1956 le Brusc]
Aujourd'hui s'achève le cinquième mois de mon accident cardiaque. En somme je vais bien. Ma guérison est même, m'assure-t-on, particulièrement rapide.
Nous avons été au Castellet, en fin de journée, chez les Dumas, dans la Bergerie. Celui-ci me dit avoir vu Gouin, Ernest Gouin (Société des Batignolles). Celui-ci lui dit que les Anglais sont absolument décidés à déboulonner Nasser, à réoccuper le canal. Il est, en effet, bien dangereux de remettre à une seule nation le droit de la liberté de navigation sur une voie de transport aussi vitale pour tout le monde. Mais il faut trouver un moyen impeccablement légal d'y parvenir. L'O.N.U. a été créée spécialement dans ce but. Prendre seuls, sur nos débiles épaules, France et Angleterre, pareil fardeau avec risque de guerre me paraît folie. Quand on pense à tout ce que nous a coûté jusqu'à ce jour les épreuves 1939-1944, tout ce que nous avons perdu depuis 1944, folie de risquer encore. Et encore de jeunes morts.
Henri Alphand, nommé ambassadeur aux U.S., à sa descente d'avion fait une déclaration que je trouve stupide. Un ambassadeur, sans responsabilité, un gouvernement peut-il se permettre des rodomontades? Je ne peux pas prendre au sérieux ce rigolo, car c'est un rigolo. Il imite tous se collègues, comme il imite les poules qui pondent et les coqs. C'est ce qu'en terme de caf' conc' on appelle un fantaisiste. Sa femme est une longue blonde, souple et femme vamp. Elle aime jouer de la guitare dans les cabarets, ses beaux grands yeux bleus mi-clos. Curieux couple d'ambassadeurs. Après tout, pourquoi pas?
8 sept[embre 1956 le Brusc]
Article excellent de Mauriac dans l'Express. Il y défend, assez méchamment d'ailleurs, la position nouvelle et sage prise par le maréchal Juin. Dans la vie politique, le sage est l'homme qui sait reconnaître qu'il s'est trompé. Quoi de plus fluide et mouvementé que la vie des nations. C'est comme la mer. Hier beau temps, aujourd'hui la tempête.
9 sept[embre 1956 le Brusc]
On disait la conférence du Caire close. Ce matin la radio annonce qu'une nouvelle réunion aurait lieu cet après-midi.
Hier, la petite Laurence[10] s'était enfoncé une épine dans le talon. Elle s'est assise, a mis son talon sur sa cuisse pour s'enlever cette épine. Je voudrais faire une statue d'elle que j'appellerai La tireuse d'épine 1956. Elle avait absolument la pose, si naturelle, du petit tireur d'épines de l'antiquité. Ce serait une statue à faire, vraiment.
10 sept[embre 1956 le Brusc]
La conférence de Suez est achevée sur un échec. Ce qui m'étonne, c'est qu'on en semble étonné. Pour moi, il ne fait pas de doute que la Russie a un accord avec Nasser. Il ne fait donc pas de doute que la situation est tout à fait grave. Les Anglais et nous avons eu raison de prendre des précautions importantes en Méditerranée. Nasser ne dissimule pas qu'il veut être "le maître absolu de la navigation sur le canal de Suez". Il déclare "la proposition des dix-huit puissances de la conférence de Londres, offensante pour l'Égypte"! Aujourd'hui, grosse agitation diplomatique. Mollet et Pineau sont à Londres.
Je lis le livre de Daniel Rops sur l'histoire de l'Église. Très bien fait. La partie sur la Renaissance me parait remarquable. Même de très belles pages. Comparé à ce qui se passe aujourd'hui dans les arts, aujourd'hui où l'on parle de "rénovation". Ce qui se passe aujourd'hui est tout le contraire de ce qui s'est passé aux XIV°, XV° et XVI° siècles. Alors ce fut la rupture avec la froideur et l'abstraction byzantines, pour un retour à la nature et à la vie. Aujourd'hui on tourne le dos à la nature et à la vie. Au nom de futurisme, de surréalisme, on revient aux impasses de l'abstraction et de la géométrie sans théorèmes. La géométrie pré-euclidienne! proclamée par les cubistes, c['est]-à-d[ire] la suppression de la perspective. Quelles idioties!
Au fond, ce livre à faire pour Flammarion m'embête. Discuter art c'est aussi insipide que de discuter religion ou de l'existence de Dieu. J'aime mieux la vie. J'en suis d'avance fatigué. Dire et redire… Mais la nuit, je suis hanté par le monument du Trocadéro[11] que je n'aime pas, que j'aime de moins en moins. Mauvaise conclusion à mon œuvre. Se rattraper avec Shakespeare et Prométhée. En aurai-je la force? Ah! Que la vie est brève.
12 sept[embre 1956 le Brusc]
France et Angleterre créent une association des États usagers du canal de Suez? Difficile, pour l'homme de la rue que je suis, de comprendre. Siège, Rome dit-on? À première vue ça me paraît complètement idiot. Et comment ça fonctionnera-t-il? Déjà Nasser déclare que c'est une provocation. Ce n'est pas cette protestation qui est importante. Ce qui l'est davantage, c'est l'attitude russe, des lettres express que Boulganine a adressées à l'Amérique, aux Anglais, à la France. Comment seront perçus les droits de passage alors que seuls les Égyptiens tiennent les entrées et les sorties. Les Occidentaux sont vraiment dans une situation terriblement difficile.
Visite des Tournon, avec leur fille Marion. Elle est fixée à Florence où elle a un poste comme décorateur du théâtre. Les Tournon sont à Cap Brun. Tournon me dit que c'est l'élection Giess, comme je m'en doutais, qui a déclenché l'aff[aire] des membres libres. Untersteller, Souverbie, Fontanarosa (hélas!) ont joué P[aul] Léon. Untersteller déteste Giess. Quelques autres ne pensent qu'à leur coterie. Il me parle à nouveau de sa statue colossale d'un s[ain]t Paul pour son église du S[ain]t-Esprit. Voire?
Continué la lecture de Daniel Rops, l'Histoire de l'Église. C'est une lecture passionnante. Mais quel incroyable témoignage, tout à la fois de la bêtise foncière des hommes et de leur désir d'idéalisme. La bêtise foncière, c'est le dogme du pêché originel. C'est de ce départ-là, début de ce poème qu'on appelle l'Ancien Testament, que le judaïsme est parti et que le christianisme ensuite a fait sien. Je crois bien que le christianisme, qui a pourtant fait tant de grandes choses, est quand même la religion la plus bête du monde.
15 sept[embre 1956 le Brusc]
Suis sur la voie d'un Shakespeare qui sera de beaucoup mieux que les esquisses précédentes. J'étais jusqu'à maintenant, non plutôt il y a deux ou trois mois, très convaincu du Sh[akespeare] assis. Maintenant je le mets debout, de plus en plus franchement Prospéro, le magicien, dans le tourbillon de la tempête qu'il apaise. Donc, debout sur un rocher. Suppression du livre sur les genoux. Un grand geste de la main droite, comme commandant aux éléments. Le bras gauche retiendra sur l'épaule le manteau que la tempête fait tourbillonner autour de lui. La mer bat le roc à ses pieds et, dans les vagues, apparition d'Ariel et Caliban, puis Hamlet tenant le crâne de Yorick, peut-être une Ophélie ou plutôt Lear hurlant en portant sa fille morte… C'est plus intéressant de penser à ça qu'à écrire sur l'esthétique. Ce Shakespeare il faut qu'il soit ma revanche. J'y travaillerai comme à un envoi à Rome, c['est]-à-d[ire] avec la mentalité d'un jeune-homme.
Les Anglo-Français et les Américains veulent créer une "Société internationale du canal de Suez". Les Égyptiens, à cette nouvelle, disent que cette création équivaut à une déclaration de guerre. Société composée des usagers du canal. On va naturellement inviter l'Égypte à en faire partie.
16 sept[embre 1956 le Brusc]
Pour l'instant, et je la voyais cette nuit, ma nouvelle conception de Shakespeare me paraît heureuse, aboutissement des essais antérieurs. Je n'aurai plus à regretter l'effondrement de la conception assise. Dans ce nouveau geste, l'auteur et l'acteur sont évoqués simultanément. Cette pensée : me retrouver dans l'atelier à y travailler me console de quitter le Brusc. Je ne me lasse pas de regarder la mer, ma mer, les pins, mes pins, mes rochers gris et mon ciel où volent les nuages déchirés. Il n'y a plus de cigales. De temps en temps des carapaces vides tombent sur la terrasse. Dans la terre, dans les racines des pins, les larves commencent leur existence de futurs joueurs d'archet.
Je crois que la situation Suez est excessivement grave. À quoi se livrent toutes les dictatures! Que pourraient faire nos pays? Accepter le projet Nehru? Il ne donnait aucune garantie autre que la parole de Nasser, c'était livrer vraiment la navigation à son bon plaisir. Les photographies publiées par Match le montrent satisfait, super-gonflé. Les cinq délégués de la conférence semblent de gros vieux petits garçons. Je crois qu'au fond il désire la guerre.
Nous avons fait Lily et moi une assez forte bêtise. Vendu les 6 actions Royal Deutsche, impressionnés par la baisse. Pourtant j'avais et j'ai encore une superstition de la Royal Deutsche. Or la baisse s'est arrêtée et elle fait une grosse poussée. Moi je serais d'avis de racheter. Nous avons fait sur cette valeur un fort beau bénéfice. Même en cas de guerre, surtout en cas de guerre, elles monteront encore, ces actions-là.
Je me force à continuer la lecture de Daniel Rops. Dans quelle atmosphère de sottise on est plongé! En lisant ces histoires de sécularisation que faisaient les États ou principautés protestantes des biens énormes des couvents et des églises. Je pensais aux nationalisations accomplies de nos jours. Quel nom donnera-t-on aux opérations de ce genre quand de nouvelles révolutions secoueront le système social en train de se fonder actuellement? Ce ne sont pas ces sécularisations de biens ecclésiastiques qui me répugnent, ce sont les principes au nom desquels elles se font. Ils sont aussi bêtes, aussi sectaires, aussi inhumains les uns que les autres. Et pourtant tous ces noms à jamais illustres, Jules II, Clément VI, Luther, Calvin, etc., étaient des hommes remarquablement intelligents.
Dans un ancien numéro de Hommes et Mondes (n°19, février 1948) je lis un très intéressant, ou plutôt je relis un article de Mme Longworth-Chambrun[12] sur "Shakespeare en France". Dès les premières années du XVII° Shak[espeare] était joué de nouveau en Angleterre. L'acteur Davenant (filleul de Shakespeare) fut l'animateur de cette reprise. Louis XIII enfant fut mené à une de ces représentations à Londres. On joua, en France, Shak[espeare] au milieu du XVII°. Un acteur anglais, Garrick, le fit connaître. Beaumarchais soumit des manuscrits à Garrick. Tous les auteurs dramatiques le démarquèrent. Voltaire s'en inspira un moment, puis le détesta. Rivalité. C'est Talma qui initia Victor Hugo à Shakespeare et fit de Hugo le Shakespearolatre [sic] qu'il fut. C'est en 1822 que, pour la première fois, une troupe anglaise vint jouer Hamlet, Richard III, Macbeth, etc. Mais c'est en 1827 qu'il fut accueilli avec enthousiasme. Comment est-on arrivé à mettre en doute l'existence même de cet homme? Car en somme la ligne n'a jamais été rompue. Et tout cas, je crois tenir maintenant une très bonne esquisse. Il faut qu'elle soit tout à la fois XVI°, romantique et de tous les temps. Penser au Balzac de Rodin, sans l'imiter bien sûr.
Dans l'aff[aire] Suez, le seul homme qui veuille la guerre c'est Nasser. Il s'y est acculé. Dans le journal France-Dimanche, un article sur l'état de son armée. Tout le monde y a contribué, y compris l'Angleterre et la France. La Russie pour la plus grande part (aviation). Je n'y crois cependant pas à la guerre. Eden qui, je crois, y a pensé, fait une intelligente manœuvre en retraite. Il vaut mieux laisser le taureau s'épuiser sur place, à frapper des pieds et à donner des coups de cornes dans des capes. Mais la guerre est dans le destin des dictateurs.
Jean Vieuxtemps, Jeannette et ses deux enfants viennent nous surprendre. Que de vieux et chers souvenirs il me rappelle. Souvenirs de plus de soixante ans.
16 sept[embre 1956 le Brusc]
On nous donne ce matin des extraits d'un discours fou de Nasser. En somme, il s'agit pour cette sorte d'éloquence, de déplacer le problème. Comme si désirer la liberté absolue pour tous du passage par le canal de Suez était un acte d'empiétement sur la liberté de l'Égypte! Le hasard géographique fait que cette voie traverse une partie du territoire égyptien. Il y aurait là, du point de vue général, une question à réviser : le hasard géographique. Jusqu'à quel point un pays peut-il s'autoriser d'un hasard géographique pour disposer à son bon gré de l'utilisation d'une voie d'eau par ailleurs conçue et rendue utilisable par l'intelligence d'autres nations. Mais passons.
En petit, c'est un peu le système de Paul Léon. Glissant sur le côté essentiel et seul valable de la professionnalité, il en a fait une question de vanité. Tant que j'ai pris part à la discussion, je ne l'ai pas assez dit. Mais je n'ai pas d'éloquence naturelle. Je l'ai dit, oui, mais il fallait le répéter. Mais c'est une autre histoire.
Donc nous avons eu un discours violent, injurieux, tout à fait guerrier. Je ne sais d'ailleurs pas si l'idée d'une association des usagers du canal est viable. Les Anglais savent-ils les nations qui accepteront? Nous, oui. L'Amérique en rechignant, semble-t-il. Les autres? Que sait-on? Pas facile d'organiser une organisation pareille. Se pose essentiellement la question du pilotage. N'aurait-il pas mieux valu faire semblant de ne pas prendre au sérieux - faire semblant - et agir tout de suite comme on va être obligé de le faire, c['est]-à-d[ire] détourner le trafic, ne plus aider économiquement ce voyou-colonel, en somme le faire se couvrir de ridicule. Mais maintenant, c'est l'Occident qui va se couvrir de ridicule.
Je pense beaucoup à mon nouveau Shakespeare. Mais je serais volontiers resté quelques semaines encore ici. Temps splendide. Ni chaud. Ni froid.
17 sept[embre 1956 le Brusc]
Cette invention d'une société des usagers du canal [de] S[uez], me paraît une ridicule chose. Il ne fait pas de doute qu'un convoi de ladite société (bien difficile d'ailleurs à mettre d'aplomb) n'aura pas l'autorisation de transit. Alors? Évidemment une preuve formelle sera donnée de la soumission du transit à une seule personne. Oui. Et après? Passer à coups de canons? Folie. Retour à l'ONU? Pourquoi alors n'avoir pas commencé par ça? C'est nous, qui avons raison, qui nous couvrirons de ridicule.
Une des dernières promenades à Mont Salvat. Beauté des grands pins. Beauté des rochers. Beauté de la mer. On ne s'en lasse pas. Dans quatre jours nous rentrons à Boulogne. Je serais volontiers resté un mois encore. Comme toujours je regrette tout ce temps perdu. Je n'ai rien fait. Beaucoup lu. Pas beaucoup retenu. Mais je reviens avec une bonne idée pour Shakespeare et je crois avoir un bon début pour le livre pour Flammarion. Difficile début. Dialogue dans le carrefour où est la statue de Balzac entre un artiste et un écrivain d'art. Ce parti permettra de poser les différents points du problème de l'art contemporain.
18 sept[embre 1956 le Brusc]
Cette compagnie des usagers du canal, à mon étonnement, n'est pas un fiasco. Elle paraît gêner (von) Nasser. À ce point de vue c'est bien. Il semble que la solution à coups de canon s'éloigne. C'est bien. Nasser maintenant se tourne vers l'ONU. Quand on ne travaille pas dans son métier, comme c'est mon cas pour q[uel]q[ues] jours encore, on pense beaucoup aux événements de la politique. Pas d'illusion à se faire. Nous sommes à un nouveau grand tournant de l'histoire. Comme il en fut au haut Moyen Âge où se forme la féodalité sous l'égide de la papauté. Puis ce fut le XIV° siècle qui vit l'effondrement du régime féodal, l'éclipse de la chrétienté et la naissance des grandes monarchies. À ce moment là, ce que nous appelons aujourd'hui nationalisations s'appelait sécularisation. Puis effondrement progressif des monarchies avec l'apparition du parlementarisme. Nouvelles luttes sanglantes. Révolutions. Après l'aventure impérialiste, après l'aventure colonialiste, après les déchirements inter-européens, nous voilà à une nouvelle plaque tournante où l'on voit de singulières alliances. Au nom de l'anticolonialisme qui ne se disait plus, la question est réglée mais sous ce paravent on voit s'unir contre l'Occident les États mystiques islamiques avec l'État communiste athée. C'est la nouvelle querelle de l'Orient contre l'Occident, dans laquelle l'Occident ne parait pas en bonne posture.
19 sept[embre 1956 le Brusc]
Hier, dernière promenade dans cette belle Provence. Soliès-Ville. Un de ces petits villages classiques de montagne. Perché sur un pic. Je voulais voir spécialement l'église dont je ne sais qui m'avait parlé. C'est une église très tronquée. Il reste deux travées d'une nef qui devait être grande. Elle doit dater du XII°. C'est du roman et du gothique débutant. On est surpris, en entrant, de tomber sur un énorme autel rutilant d'or avec colonnes torses, retable du XVIII° dont le fond comporte une grande toile sur laquelle le bonhomme qui nous ouvrit la porte n'a rien pu me dire. Mais à côté il y avait un petit retable très byzantin, sculpté sur bois, comportant au centre un s[ain]t Jean bien sauvage. Et naturellement beaucoup d'or partout. L'église est scrupuleusement fermée, parce qu'à plusieurs reprises, du temps où elle était d'accès facile, des voleurs ont pillé l'or et emporté notamment un autre retable comme le byzantin qui est là. Une pièce d'un grand intérêt. Il y a aussi un orgue renaissance, enfermé dans une cage de grillage. Françoise[13] aurait aimé l'essayer. Et un autre grand autel de la Renaissance qui n'est pas d'un intérêt très grand. Jean Aicard venait habiter là et y amena Sylvain qui donna paraît-il des représentations. Sylvain! Ce nom me reporte à 60 ans en arrière… Nous apercevons des petites filles qui semblent des sauvageonnes arabes. Avec cette nuance qu'elles ne sont nullement sauvages. De vieilles bonnes femmes sur les seuils des maisons, tricotant et bavardant. Retour assez tard. Arrêt à Toulon où nous nous installons sur le port. J'aime toujours autant le grouillement d'un port, mais celui-ci est maintenant bien plus calme qu'avant 1939. Alors, quel mouvement et quelles allées et venues de barques entre les quais et les grands cuirassés! Mais les passants sont toujours aussi nombreux et pittoresques.
Lu hier soir, ou plutôt recommencé à relire le livre de Cassou : Situation de l'art moderne. Tous ces gens ont le même style. Cassou, Venturi, Malraux. Quel bla-bla-bla! Mais bla-bla-bla irritant et prétentieux. Souvent incompréhensible. Dire que ce sont ces gens-là qui mènent le jeu!
26 septembre [1956 Boulogne]
Hier, retourné à l'Académie. En entrant dans la salle, je tombe sur un groupe composé de Jaujard, Untersteller, Hautecœur et Paul Léon. Ils parlaient entre eux du projet du nouveau décret qui livre l'Académie à la fantaisie des membres libres. Je crois qu'il y avait une certaine difficulté soulevée par les bureaux du ministère. La question est venue en séance, bredouillée par Hautecœur. Je ne crois pas que personne ait bien compris. Il doit y avoir un piège là-dessous. On voudrait que l'Académie s'engage à je ne sais quoi… Attendons mercredi prochain. Mais j'ai la ferme intention de ne pas m'énerver pour cette histoire scandaleuse. Tout le monde m'a fait un accueil chaleureux. Je ne peux quand même pas voir au bureau Untersteller qui, par deux fois, a injurié l'Académie et blâmé par un vote avec inscription au procès-verbal. Je n'irai certainement [pas] aux séances publiques qu'il présidera ou vice-présidera. En se séparant on essaye de s'expliquer ce que Hautecœur a voulu dire. Il s'agirait d'une lettre envoyée par le directeur de l'enseignement supérieur soulevant la question des indemnités. Si les membres libres deviennent titulaires, il faudra leur donner des indemnités pareilles. En outre, il y a la question des deux graveurs nouveaux. Donc importante augmentation des crédits. Or l'État ne veut pas accorder des augmentations de budget, pour quelque raison que ce soit. Alors le ministère demande l'avis de l'Académie. L'Académie, à mon avis, n'a pas à donner le sien.
À mon avis, le piège est le suivant : si l'Académie vote la même indemnité pour tous les membres, l'administration fera une masse des crédits actuels et les partagera entre tous les membres. De sorte que finalement les artistes professionnels seront une fois de plus floués. Ils perdent déjà l'indépendance de leurs votes et leurs indemnités seront diminuées en faveur des mécènes, amateurs, critiques d'art, etc. Ah! C’est une belle sottise dans laquelle la coterie Paul Léon, Untersteller, etc., nous a entraînés. En tout cas, pour ma part j'ai fait mon possible pour l'empêcher. Il reste le recours en Conseil d'État… mais…
29 sept[embre 1956]
Lecture : Une vie de Mérimée par Augustin Filon. Ce n'était pas un homme quelconque! Influence grande sur lui de Beyle (Stendhal). Influence de Viollet-le-Duc. Il avait un côté fumiste. Pour lui, par exemple le décret de 1863 : "c'était un bon tour qu'on jouait à l'Académie des B[eau]x-Arts". J'ai lu cette expression même dans sa correspondance. Le petit complot s'est noué dans le petit cénacle autour de la princesse Mathilde. Nieuwekerke, amant de la Princesse, était directeur des beaux-arts. Dans tous les coups de poignard portés à l'Académie, il y a toujours un haut fonctionnaire élu par l'Académie qui fait aboutir la chose. Pourquoi? Pour avoir les applaudissements de la presse. À ce point de vue, ces gens là sont d'une lâcheté rare. Ils trouvent des alliés actuellement parmi les artistes de l'Académie, appâtés par des promesses de grade dans la L[égion d']h[honner] (Büsser, Formigé dans le cas présent). Ce sont eux qui ont lancé la candidature Jaugard. Et naturellement celui-ci a poussé à fond contre les artistes.
Relecture de Hernani. Évidemment ce n'est pas parfait! Et il y a bien des longueurs et des impossibilités. Mais c'est quand même bien sympathique. Cette lecture m'a ramené bien des années en arrière. Je relis tout ça, avec les préfaces, pour retrouver le point de départ de la théorie de "l'Art pour l'Art". Je me souviens avoir lu des pages de Hugo, je ne sais plus où (ah! que n'ai-je un fichier dans le cerveau, comme Hautecœur!), où la paternité de la formule serait plutôt de Hugo que de Th[éophile] Gautier. Mais ce ne serait ni l'un, ni l'autre. La paternité, ou plutôt la maternité de l'expression reviendrait à Mme de Staël, entre 1801 et 1803. Je retrouverai. Malheureusement mes Hugo sont incomplets. Tout ça pour le bouquin Flammarion.
29 sept[ embre 1956]
Je lis dans le Journal d'Eugène Delacroix ceci : "Les ouvrages d'Hugo ressemblent au brouillon d'un homme de talent : il dit tout ce qui lui vient ". L'amusant, dans cette sorte de reproche, c'est un peu ce qu'on pourrait assez souvent reprocher à Delacroix (dans le Sardanapale, dans la Justice de Trajan…), si on peut faire pareils reproches à pareils hommes!
30 sept[embre 1956]
Ma Françoise[14] venue bavarder avec moi. Elle s'occupe beaucoup du relogement des sans logis. On groupe ainsi dans des locaux communs trois ou quatre familles. En très peu de temps, tous ces gens se bagarrent entre eux. Si on leur demande une petite redevance pour l'eau, ils protestent : "Que l'abbé Pierre paye l'eau. Nous n'avons pas besoin de curé, etc." Il y en a qui cherchent à faire des groupements communistes.
Visite de Gérard[15], cherchant un livre sur Madrid. Il est ennuyé, son imprimeur le met en retard. L'imprimeur est en Belgique. En France le livre reviendrait à un million de plus qu'en Belgique. La France est tout à la fois le pays le plus pauvre et le plus cher. Françoise me disait qu'on ne peut se douter de la misère sordide de certaines zones autour de Paris, comme Bagnolet par exemple, comme le quartier dit des Menus à Boulogne où vivent beaucoup de Nord Africains.
Lecture des Souvenirs romantiques, de Th[éophile] Gautier. Livre extraordinairement sympathique. Son adoration pour Hugo est émouvante. Cette époque 1830 est vraiment la plus belle, intellectuellement et artistiquement, de l'histoire contemporaine.
Je pense beaucoup à mon Shakespeare. Je suis de plus en plus décidé à le représenter dans le rôle de Prospéro. Bon croquis fait. Si l'État est mauvais payeur, c'est en tout cas un client pas pressé. Qualité involontaire.
Dans la politique une chose semble gagnée. La France et l'Allemagne ne se feront plus la guerre. Elles viennent de signer des accords importants sur la Sarre, sur un canal de la Moselle, etc. Pour Suez, ce n'est pas brillant.
Pour le livre chez Flammarion, je lis beaucoup, pas de livres d'esthétique, mais des vies. En ce moment je suis en plein dans le romantisme. Un des plus passionnants mouvements artistiques de notre histoire. Quel enthousiasme! Quelle foi! En ce moment je me documente, difficilement, sur la théorie de "l'Art pour l'Art". Qui a lancé pour la première fois cette formule simple, vraie dans beaucoup de cas, mais permettant de tout justifier? Je viens de lire l'article sur Mme de Staël de S[ain]te-Beuve. Remarquablement bien fait. Je ne sais plus où j'ai lu que c'est elle qui aurait lancé la formule de L'art pour L'art en 1801. Plus tard Victor Hugo et Th[éophile] Gautier en ont fait, surtout Gautier, une théorie. L'art, pour Hugo, avait une fonction sociale puis métaphysique. En vérité, il y a du vrai dans toutes ces théories. Il y a des chefs-d'œuvre qui sont uniquement de L'art pour L'art. Il y en a qui ont une fonction sociale. Mais L'art pour L'art est dans toute œuvre d'art. Autrement ce ne serait pas une œuvre d'art. Tous les romans de Zola, comme ceux de Hugo sont des œuvres à tendance sociale, comme la peinture de Millet ou la sculpture de Constantin Meunier. Tout l'art religieux grec et l'art catholique, etc., ont une fonction religieuse essentiellement. Ce n'en sont pas moins des œuvres d'art dont certaines parties ont certes leur autonomie propre. Retirées, pour quelque raison que ce soit de l'ensemble pour lequel elles furent conçues, elles n'en conservent pas moins leurs qualités autonomes d'œuvre d'art. Certes, mais cette qualité tient au souffle premier qui leur donna leur spiritualité.
[1] Amélie Landowski.
[2]. Caroline Jérôme.
[3]. Julien Blanc.
[4] A la Gloire des armées françaises.
[5] Gérard Caillet et Roland Chabannes.
[6] Benjamin Landowski.
[7] Marcel Landowski.
[8] Amélie Landowski.
[9] Nom de la propriété de P.L. au Brusc.
[10] Laurence Caillet-Tchang.
[11] A la Gloire des armées françaises.
[12] Femme de lettres américaine, mère de l'ambassadeur d'Italie, Chambrun.
[13] Françoise Landowski-Caillet.
[14] Françoise Landowski-Caillet.
[15] Gérard Caillet.