Janvier_1957

Cahier n° 60

 1957

  Premier janvier [1957]

  Déjeuner chez la chère Alice-Henry[1]. J'y retrouve une autre chère, autrement..., qui fut femme du chimiste fameux. Elle a plus de 83 ans. Elle a une déformation de l'épaule. C'était, à 19 ans, une magnifique Celte, grande, longue, musclée et souple. Il y avait aussi là, Madame Ritchy , Madeleine Naudin aussi du Chézy de notre jeunesse. Sa mère était fort belle. Une grande blonde nonchalante. Aussi, naturellement puissante que sa mère était uniquement la jolie femme, celle-ci est devenue une femme d'affaires. Fait des affaires de terrains. Vend, achète, revend, etc., sous l'influence de son mari, dont c'était le métier. Et qui faisait de très habiles aquarelles. Et puis Robert[2] et sa remarquable femme[3], et leur bande de gosses allant de ou 19 à 6 ans.

  Méditation classique en cette époque de l'année. Ma méditation est mélancolique. Rares sont les hommes qui, dans leurs dernières années, peuvent se dire "avoir achevé ma tâche". Ce sont des heureux et les heureux, dans cet ordre d'idées, sont rares. Et jamais parmi les artistes authentiques, car un artiste n'a jamais fini. Comme le disait Delacroix après sa soixantaine : "j'ai des projets pour au moins encore une existence aussi longue que celle que j'ai vécue". Encore lui, cet homme étonnant, avait-il lieu d'être satisfait de toute son œuvre. Hélas! C’est loin d'être mon cas. Il y a plusieurs de mes monuments et ouvrages, hélas, que je voudrais bien pouvoir recommencer. Beaucoup ont été faits trop vite. Mais mon vrai drame, c'est le monument du Trocadéro[4]. Plus le temps passe, moins je l'aime. Je vaux vraiment mieux que ça! C'est absolument contraire à toute ma doctrine de la statuaire murale. Les esquisses de mon Temple de l'Homme, elles, sont bonnes. Et ce n'est que ces mois derniers que j'ai compris ma sottise. Mon excuse, si c'en est une, c'est que j'avais trop de personnes autour de moi. Mais comme personne ne m'a rien imposé, finalement, je suis le seul responsable. Je sais bien! : L’insuffisance énorme des crédits. Même avec ceux que j'avais, j'aurais dû, tout au moins, amorcer ce qu'il aurait fallu faire.

  Il y a des cas où l'idée heureuse nous vient tout de suite, comme au monument d'Alger[5], par une nuit froide à la Turbie. Mais pour les Fils de Caïn, j'ai mis plus d'un an à trouver. Et c'est à Kairouan que j'ai vu mon groupe, quand il m'a été donné par trois bougres marchant côte à côte sur la route de la Mosquée du Barbier[6], dans le soleil couchant. Pour le Maroc[7], j'ai revu l'adieu des deux bergers à cheval, après avoir départagé leurs troupeaux de grands bœufs aux cornes immenses, comme des lyres. L'Hymne à l'aurore, le Cantique des créatures (s[ain]t François et s[ain]te Claire), j'ai médité dessus pendant plusieurs années. Ils ne sont pas complètement réussis. Influencé par les recherches à la mode du moment. La s[ain]te Claire, il fallait la faire âgée, elle aussi, au lieu de la banaliser. Ma première idée, d'après le beau visage de Mme Fiévet, était la bonne. S[ain]t François aussi manque de caractère. Il n'est pas assez malade, rongé par le mysticisme, etc. L'Hymne à l'aurore, je me suis laissé influencer par Bouchard qui m'a signalé un modèle dont le caractère, qui m'a emballé sur le moment, ne correspondait pas! J'avais une esquisse épatante à ce moment, de la lignée des Fils de Caïn. C'est Chedanne qui m'en a détourné ! Ah! On travaille mieux dans la solitude, comme je travaillais à Rome. Mais tout cela serait arrangeable si ma santé se rétablit vraiment.

  Mais ce qui n'est pas arrangeable, c'est le monument du Trocadéro[8]! J'en ai comme une espèce de remords, comme une trahison de moi-même. Avoir l'heureuse idée trop tard n'est pas une consolation. Personnellement, c'est la constatation que l'on n'est pas vidé, que l'imagination est toujours là, oui sans doute. Mais l'ouvrage aussi est là c'est lui qui reste. Heureux les hommes de lettres, les musiciens, voire les peintres. Ils peuvent recommencer. Flaubert a écrit deux fois la Tentation [de saint Antoine] et l'Éducation Sentimentale. Delacroix, mécontent de ses décorations de l'H[ôtel] de v[ille] de Paris, fit clouer des planches dessus. Recommença tout deux ans plus tard. Allez donc faire de même pour un monument de pierre! Sur une place publique…

  2 janvier [1957]

  Deux malheureux jeunes gens, excursionnant dans les Alpes, sont pris par les neiges. On espère les sauver. Le goût de l'aventure, de l'héroïsme perdu.

  Mlle F., élève de Dutheil, vient me parler de sa situation tragique. Devenir aveugle pour un sculpteur, quoi de pire! Michel-Ange le devint après 80 ans. Je ne crois pas qu'il en ait laissé des plaintes.

  3 janvier [1957]

  Marcel Tréboit vient déjeuner. Il part pour l'Algérie. Il nous raconte que les fellaghas sont très actifs à Tunis. Le P.C. ne l'est pas moins. Les EOF du P.C. envoient, au vu et au su de tout le monde, des rapports hebdomadaires sur les opérations.

  Lu un ouvrage de Venturi sur Chagall[9]. C'est la peinture la plus imbécile. Quel bla-bla-bla. Et ça prend!

  5 janvier [1957]

  Gaumont à déjeuner. Son opinion sur Hautecœur a beaucoup évolué. Il l'estime de moins en moins. Il est de plus en plus dégoûté de l'attitude des membres libres. Il se plaint beaucoup de sa santé médiocre. Quelle chic nature d'artiste.

  Chez Mme de Dampierre. Entre autres sont là Charles Henry, Gabriel-Marcel, Cossé[10], Pierre Lyautey… Inquisitoire général sur la situation en Afrique du Nord. Discours très mauvais de Bourguiba après celui de l'ambassadeur de Libye.

  6 janvier [1957]

  Radio-Luxembourg signale que la "doctrine Eisenhower" est accueillie sans enthousiasme… On imagine que c'est un moyen pour l'Amérique de mettre la main sur le Proche-Orient et on élimine complètement l'Angleterre et la France. Irak et Iran seraient favorables. Nasser accepterait, tout en réservant toute sa liberté d'action.

  Bon travail à la coquille de l'épée de Marcel Aubert 4. Presque achevée…

  Sarabezolles était chez Marcel C[ruppi]. Il me dit que Germaine Richier est toute puissante rue S[ain]t-Dominique.

  7 janvier [1957]

  Chez docteur Mativat. "Cœur parfait" me dit-il. Tension 15/9, très bien. Par contre me considère comme quelque peu anémié. Favorable à un séjour à Monte-Carlo.

  8 janvier [1957]

  Lettre de Domergue : il y a des difficultés pour la question financière de l'épée Louis Aubert. Les souscriptions ne rentrent pas en masse.

  Situation internationale toujours bien mauvaise. Voilà Eden malade. Et je ne crois pas que ce soit diplomatique. Nasser aussi, dit-on, serait malade.

  Quand on réfléchit avec indépendance aux problèmes internationaux, il y en a, et des plus importants, qui tiennent à la géographie et à la minéralogie. Ainsi la question Suez est une question géographique. La question pétrolière est une question minéralogique. Il n'est pas juste qu'un pays, par sa situation géographique, tienne à sa merci tout une partie du monde. De même, il n'est pas juste qu'un pays, par les gisements pétroliers de son sous-sol, soit maître d'en livrer aux seuls pays qui lui plaisent. La situation géographique, comme les richesses minéralogiques devraient être équitablement et obligatoirement dispensées à toutes les nations. Doctrine à lancer.

  10 janv[ier 1957]

  Les conséquences de l'aff[aire] de Suez se déroulent inéluctablement. Israël refuse de quitter le Sinaï sans garanties, notamment pour l'accès au golfe d'Akaba. Ah! Cette attaque de Suez, quelle faute, quelle imbécillité en plus…

  12 janv[ier 1957]

  Le Fou joué à Marseille avec grand succès.

  13 janv[ier 1957]

  Déjeuner chez Dr Caillet. Les enfants nous jouent une petite comédie. En revenant, nous passons chez Monique[11] au milieu de ses chats et de ses chiens, et de ses moineaux.

  Fini ma nouvelle lecture du Journal de Delacroix. Voilà un vrai grand homme. Lui, Flaubert, Hugo.

  14 janvier [1957]

  Esquisse dessinée à l'encre de la scène des Aïssaouas, vue à Kairouan en 1903.

  Commencé la lecture du dernier livre de R[ené] Huyghes, Dialogue avec le visible. Quel bla-bla. Quelle confusion. Il aime dans Ingres ce qui est mauvais.

  Il parait qu'en Amérique, à un concours ouvert par un milliardaire appelé Guggenheim, sur 100 envois, il y en avait seulement 30 d'art figuratif, tout le reste "abstraction".

  16 janv[ier 1957]

  Aujourd'hui on fête les 90 ans du général Weygand.

  17 janv[ier 1957]

  Téléphone de Lemaresquier qui a fait signer à la séance d'hier la procuration par laquelle la majorité des artistes lui donne investiture pour le recours au Conseil d'État. N'ai pas été chez Conti au prix Carrière. Lily[12] y va dans l'après-midi. Dupont[?] lui dit que Paul Léon, sous l'influence de Chastel, va tout à fait à l'art abstrait. Pas très étonnant. Il n'a jamais brillé par le courage.

  Lecture : le livre de Simon L'autre roman, qui est l'histoire de ses débuts. C'est un des meilleurs livres de ce genre que je connaisse.

  19 janvier [1957]

  Gentil déjeuner à la maison. Ménage Brayer, dont la jeune femme, très belle, ressemble à Adèle Hugo (d'après le portrait de Devéria), ménage Fontanarosa, le ménage Cahen Salvador[13], et Gérard et Françoise[14].

  Lecture : le Journal de Delacroix. Inépuisable d'intelligence, de raison et de cœur. Comme sa correspondance. Bien des fois on y sent le regret de sa vie solitaire. Mais il a une chance : il n'a jamais regretté un ouvrage raté. Hélas! Ce n'est pas comme moi. Les peintres peuvent recommencer! Ex : Delacroix lui-même avec le salon de la Paix.

  20 janvier [1957]

  Il faut absolument que je fasse cette toile : dans un bouge, trois femmes arabes boivent du vin. Un nègre nu, dort sur une chaise, une serviette blanche sur le ventre. Une porte donne sur la rue. Scène vue dans la casbah d'Alger.

  Ce qui se passe dans le Moyen-Orient a été qualifié par je ne sais plus qui : les Lupésiades[15] du Moyen-Orient.

  21 janv[ier 1957]

  Nasser réclame à la France et à l'Angleterre 500 milliards pour indemnisations et notamment les destructions par lui faites dans le Canal. Oui. Ce sont les Lupésiades[16] du monde. Car c'est un singulier renversement : les pays libéraux prennent la face de pays réactionnaires, tandis que les pays esclavagistes prennent celle de la démocratie.

  22 janv[ier 1957]

  À l'ONU, tous les grands États sauf la France, seule à se comporter bien, tous les grands États sont contre Israël! On lui demande tout, sans même lui offrir aucune garantie. Angleterre et Amérique jouent vraiment un drôle de jeu.

  23 janv[ier 1957]

  Aujourd'hui j'ai réuni encore 14 signatures pour le recours au Conseil d'État. Au total nous sommes 22 artistes. Sottise de Dropsy qui a finalement refusé de signer parce qu'il n'a pas été élu secrétaire perpétuel! Jaujard me dit que l'achat de mon M[ichel]-A[nge] est décidé (ce n'est plus qu'une question de marchandage). Je vais chez Niclausse qui signe aussi. Il est malade. Rhumatismes et reins.

  Sandoz nous a donné une très belle mostra de ses expériences de lumière noire. Homme bien sympathique et qui s'intéresse à des tas de choses. Une très belle fortune le lui permet. Et il en use bien.

  24 janvier [1957]

  Visite de Bordeneuve à Goutal. Achat M[ichel]-A[nge] tout à fait décidé.

  Politique : la France ne reconnaît pas la compétence de l'ONU pour la question algérienne. Israël exige des garanties pour Gaza et la navigation dans le golfe d'Akaba.

  26 janvier [1957]

  Louis Aubert vient déjeuner. Nous raconte de vieilles histoires du conservatoire sur les rivalités Ravel, Roger-Ducasse et celle de Debussy avec Fauré. Fauré avait horreur de ce que faisait Raoul Laparra. Ses allures romantiques et son esprit lui déplaisaient. Toute son affection allait à R[oger-]Ducasse. L[ouis] A[ubert] est enchanté de son épée.

  Expo[sition] du Bénélux. Cette Madame Dick (descendante de V[an] Dick) se fait des illusions. Son affaire n'est pas viable. Il y avait du monde. Vernissage. Dans deux jours il n'y aura plus personne.

  Politique. Situation générale de plus en plus mauvaise. L'attitude anglo-américaine incompréhensible vis-à-vis d'Israël. Le chèvrechouisme[sic] est absurde, comme toujours. Refus ou inertie? vis-à-vis des demandes très justifiées de garantie des frontières et de la liberté de navigation.

  27 janvier [1957]

  Visite de Brayer. Il me raconte son altercation quand il est arrivé à Rome avec Untersteller. Je lui parle de la Villa et lui demande s'il accepterait la direction de la Villa. Lui semble attiré, mais Mme Br[ayer] quitterait avec peine Paris.

  Politique. Israël en position très grave. Hammarskjöld paraît un imbécile et lécheur des bottes de Nasser.

  Paris. Élection partielle dans laquelle heureusement Poujade semble bien être battu de loin.

  30 janvier [1957]

  Liste des candidats à la section peinture : Brayer, Cheyssial, Martial[17].

  Départ pour Monte-Carlo tout à l'heure. Je ne serai pas là pour le vote, dans trois semaines. Brayer sera élu.

  Monte-Carlo, 31 janv[ier 1957]

  Installation à l'hôtel de la Réserve. Nous trouvons lettres, des entrées pour tous les musées, pour le jardin zoologique, etc., avec la carte de Gabriel Ollivier.

  Vue sur la baie de Monte-Carlo. Lumière, plein la chambre. Longue route en corniche devant l'hôtel, tout à fait ce qu'il nous faut pour nos promenades, sans montées. G[abriel] Ollivier nous met une auto à notre disposition. Courses en ville, qui est toute en montée ou en escaliers. Le soir effets des lumières tout le long du rocher de Monte-Carlo.

  Nouvelles politiques de ce soir : Nasser aurait fait fusiller Néguib. C'est classique et logique. Mais Néguib était un homme sincère et libéral. Nasser est un ambitieux qui suivra la Russie très certainement. Problèmes de l'ONU: 1°) L'Algérie qui ne concerne pas l'ONU. 2°) Israël et son désir de garantie. Affaire dans laquelle Hammarskjöld joue un rôle bien louche. 3°) Aff[aire] Cachemire dans laquelle (le saint) Nehru paraît non moins louche.

 

 

[1] Alice Messener-Landowski.

[2] Robert Landowski.

[3] Brigitte Landowski.

[4] A la Gloire des armées françaises.

[5] Le Pavois.

[6] A Kairouan.

[7] La Victoire.

[8] A la Gloire des armées françaises.

[9] Lionello Venturi, Chagall, Skira 1956.

[10] Cossé-Brissac.

[11] Monique Landowski.

[12] Amélie Landowski.

[13] Jean et Simone Cahen-Salvador

[14] Gérard et Françoise Landowski-Caillet.

[15] Les Lusiades ?

[16] Lusiades ?

[17] Lucien Martial.