Avril_1957

1er avril [1957]

  Récit de Marcel[1] d'un aviateur envoyé en mission sur la flotte égyptienne, intercepté en cours de route (pendant l'aff[aire] Suez).

  Consolation : regardé longtemps les dessins de Delacroix. Quelle verve et quelle [ill.]

  2 [avril 1957]

  Remis le Pugiliste pour l'expo[sition] d'Anvers.

  Gaumont, mal portant, vient déjeuner.

  Un article idiot de Lacretelle sur l'art abstrait.

  Et l'Amérique commence à comprendre que Nasser se fout d'elle… il est bien temps!

  3 avril [1957]

  Promenade au Bois. Dans une sorte de réserve, nous découvrons des faisans. Quel contraste. À quelques vingt-cinq mètres, sans qu'ils s'en émeuvent, circulent des autos. Notre présence les inquiète beaucoup plus.

  Lecture : Les Aïssaouas. D'innombrables sujets. La Fissa ou les mangeurs de viande crue. Les morts éventrés que les femmes jettent des terrasses et que les hommes reçoivent sur leurs poings, éventrent avec les mains et dévorent sur place. J'ai vu ça à Casablanca, d'assez loin. C'est une sorte de culte, plutôt de tradition qui résiste à travers les siècles, les bacchanales, les saturnales. Ce qui n'est pas exprimable ce sont les rugissements de ces [...] et les hululements des femmes sur les terrasses. Que de sujets de peinture, et même de sculpture, mais il y manque toujours la couleur du sang. Les hommes barbouillés. Nostalgie du temps perdu. Perdu? Non puisque je travaillais. Que n'ai-je eu les huit bras de Siva!

  Tous les artistes vrais doivent avoir les mêmes regrets, si pas les mêmes remords! Que Delacroix a dû être malheureux durant le chemin noir de sa longue agonie! Flaubert a eu la chance de mourir subitement. Malheureusement c'était sur les pages de Bouvard et Pécuchet.

  4 avril [1957]

  Dernières retouches à l'épée Louis Aubert.

  Double hantise : Le monument du Troc[adéro][2].

  Désir de peintures : scènes africaines, de la "Fissa", manifestations avec les danses sanglantes de la représentation, plutôt même de l'assimilation aux animaux féroces, lions, panthères, hyènes, chacals, Kedo (chiens), en dévorant des viandes crues. Malheur à ceux qui sont vêtus de noir ( les [ill.] dans leurs [ill.] noirs, s'ils [ill.] sont massacrés).

  5 avril [1957]

  Je reçois par D[idier] Hesu la consultation de Mativet. Il chambarde la prescription de Pinaussis. Mais Pinausis me donne plus confiance que Mat[ivet]. Quant à Hesu, sa muflerie me stupéfie. Sans doute effet de cancans de Paulette[3]? Cette consultation de Mativet, attendue depuis le 27 mars.

  Promenade à Bagatelle. Splendeur de la floraison des tulipes. Quel bel endroit.

  Politique : L'Amérique s'aperçoit de la duplicité de Nasser, poussé par la Russie.

  6 avril [1957]

  Un peintre irlandais, ami de Mme Dulles, Américaine du grand monde, tournée à l'aventurière, ce peintre irlandais donc, veut faire une esquisse de mon atelier, moi y compris.

  Esquisse peinte de la Fête à la villa d'Este.

  7 avril [1957]

  Anniversaire de l'infarctus, et la suite…

  Esquisse Villa d'Este.

  8 avril [1957]

  Politique : Il y aurait tractations secrètes entre l'Égypte et les USA pour Suez?...

  9 avril [1957]

  Chez doct[eur] Viel. Très bon examen. Trouve le cœur en bon état. Système artériel à surveiller et à soigner.

  10 avril [1957]

  Esquisse Villa d'Este. Bavardage de L[imet], le patineur. Prétend que la duchesse de Choiseul, lorsqu'elle eut obtenu le testament de Rodin, chercha à l'empoisonner, de crainte qu'il en fît un autre. Limet laisse entendre que Rudier le fondeur et Bénédite trafiquaient déjà du vivant encore de Rodin, avec la vente de ses bronzes et de ses dessins à l'étranger. Il me parle aussi d'une Mme Martin? La Loïe Fuller chipait aussi des plâtres qu'elle revendait en Amérique. Aujourd'hui ce serait L[ouis] Aubet et Mme Goldscheider. Trafic.

  Honneur rendu à la reine Elizabeth à Paris. La France, au fond, serait-elle royaliste? L'enthousiasme avec lequel la foule hurle "Vive la Reine!"

  11 avril [1957]

        Je voudrais être enseveli

        Dans un linceul tissé de rimes,

        Et, roulé dans ce dernier lit,

        Jeté loin, dans les abîmes. 

        

        Les carnassiers des fonds sans fonds

        Dévoreront ma chair blêmie,

        Et les Ondes perpétueront

        Le Retour Éternel dans la Vie.

  12 avril [1957]

  Posé pour le peintre irlandais. Pas fameux, O. Sullivan, qu'il s'appelle.

  Les emballeurs ont emporté le groupe de Rosengart[4] pour Nice.

  Travaillé à la grande esquisse de Villa d'Este, ça tourne à la tapisserie! Mauvais. Hantise de ce monument insuffisant du Troc[adéro]. Les rossards ont eu la partie belle.

  13 avril [1957]

  Relu le Dante de L[ouis] Gillet[5]. J'y lis que Dante, dans sa description architecturale des cercles de son Enfer, fut influencé par la mythologie arabe (la fameuse nuit de Mahomet). 

  "Il y a ici, chaque soir, un moment admirable : la rentrée des bœufs sous le char de la moisson.

  "Conduits par le bouvier nocturne au torse nu, qui les précède d'un pas cadencé et les touche de l'aiguillon sans même retourner la tête, ils ont l'air, lents, majestueux, de sortir de l'éternité.

  "Bouz peut-être les vit tels.

  "Et peut-être est-ce le vrai rythme de travail tel que Dieu l'a fait pour l'homme, cette allure magnifique, puissante, sans hâte?

  "Peut-être nos cathédrales ont-elles été conçues et bâties sans précipitation ni fièvre, avec le calme sûr du cerveau et des mains, et la seule vigoureuse peine qui suffit à chaque jour.

  "Peut-être toute œuvre humaine, qu'elle soit de l'âme ou du corps, a-t-elle besoin, pour sa beauté, d'emprunter la grandeur du temps"

        Marie Noël, Notes intimes, p. 275

  Dimanche 14 avril [1957]

  Visite de Mme Quercy de Fronsac, puis de Julio Laparra et sa femme. Tous ont leur problème, dont "vivre" est le principal. Puis d'une dame grecque, Mme Alexiandis.

  La petite Q[uercy] de F[ronsac].


[1] Marcel Landowski.

[2] A la Gloire des armées françaises.

[3] Paulette Landowski.

[4] Femmes aux gazelles.

[5] Flammarion, 1941.