7 mars [1957]
Tout est brutalement changé.
Un trou terrible! En me réveillant, le mardi 25, j'ai l'impression de bredouiller. Lily[1] me dit que non, que je parle normalement. Mais ce qui est plus d'une impression, c'est l'immobilisation totale de mon bras droit. Je le prends de la main gauche. Il me retombe sur la poitrine. Je le replace comme une loque le long de mon côté droit. Ma volonté ne peut rien sur lui. C'est une loque qui ne m'appartient plus. Heureusement que Lily avait pris la précaution de s'informer auprès des Girardeau d'un bon médecin, Dr Pinausis. Après insistance, il arrive, m'examine. Il sort une seringue. Piqûre et repiqûre. Quelques heures après, le bras recommençait à remuer, comme les doigts de la main. Mais condamné à l'immobilité absolue. Il m'a fallu plusieurs jours pour recouvrer l'usage total. Il me reste grande difficulté pour écrire. Le Dr Pinausis nous a paru stupéfait du manque absolu de conseils élémentaires dans lequel nous ont laissé partir Didier Hesu et le peu sympathique Mativet. Aucun conseil pour analyser et surveiller la coagulation de mon sang qu'il faut faire tous les quinze jours à peu près. Mativet est aussi célèbre que coûteux et nul.
Visites non interdites. Aujourd'hui Domergue qui m'annonce l'élection de Brayer.
— C'est grâce à l'affaire des membres libres, dit-il.
8 mars [1957]
Je pense à la fin dramatique du baron Gros, peut-être le plus grand peintre du XIX°.
9 mars [1957]
Remords des œuvres ratées. Cause : la hâte Le passé que l'on voit, le passé agissant est l'avenir du grand âge.
10 mars [1957]
Je sors de ce drame. Ce drame sanitaire est moins grave que celui qui a duré trois ans, accroché au mur du Trocadéro[2].
Visite de M. Girardeau. Il me parle d'une conférence faite par M. Berger, directeur du bureau de l'enseignement, rue de Grenelle. Thème : "Psychologie de la peinture", a dit entre autres sottises que la psychologie de Cézanne était sur le complexe de la pomme. Visite de l'exquise Mme Bonnefous.
La masseuse de Mme G[irardeau] lui raconte l'histoire suivante. Un jour une de ses amies lui apprend l'existence et l'usage de l'appareil de toilette appelé "bidet". Jamais, pense la brave femme, mon mari ne me permettra que l'on en fasse usage. Elle en achète un, mais en cachette et ne s'en sert qu'au moment où le mari est absent. Naturellement, un jour ou un soir, le mari la surprend. Alors, devenu Othello, il s'écrie furieux et avec l'accent de Marseille :
— Eh! Tu ne m'avais pas dit que tu avais été putain!
— Moi, putain! s'écrie la femme, avec le même accent.
— Oui, putain, répéta le mari, car il n'y a que les putains qui se servent de trucs appareils. Je ne veux plus voir ça chez moi!
Et la brave masseuse disait :
— Alors je l'ai enlevé et caché, ce bidet!
Tout ça avec un fort accent marseillais.
J'écris cette histoire, comme exercice d'écriture.
12 mars [1957]
Écriture va mieux… Françoise[3] arrive dimanche soir.
13 mars [1957]
Carlu est élu devant Labro qui, je crains bien, ne sera jamais élu surtout si le vote des membres libres est maintenu.
16 mars [1957]
Lecture : L'avenir de l'esprit, de Lecomte du Noüy. C'est bien, sauf le principe, finalité même d'un but voulu pour un Super Esprit.
Lecture : Un ouvrage très étonnant que m'a donné Raymond : Forgerons et Alchimistes, de Eliade. Les forgerons seraient les premiers prêtres, maîtrise du fer et du feu. Le premier dieu Thor était le marteau. Je ne peux détailler le raisonnement, à cause de ma difficulté à écrire. Les primitifs ne considéraient pas l'effort humain dans le coup du marteau aplatissant le fer rouge. Ils ne considéraient que l'effet surprenant.
Israël est complètement roulé. C'était, il faut le reconnaître, une erreur stupide d'attaquer Nasser, sans une clandestine entente diplomatique.
18 mars [1957]
Le Fou sera fort probablement joué à Paris, en juin. Quel espoir!
20 mars [1957]
Aujourd'hui départ pour Paris. Moins brillant que l'arrivée ici. J'en veux énormément à Didier Hesu et à Mativet qui ne m'avaient averti de rien, conseillé aucune analyse régulière. Par contre, j'ai trouvé dans le Dr Pinausis un homme épatant, genre Ladis dans sa belle époque…
Politique, malgré les valises, je note que des bateaux israéliens auraient transité sans accroc dans le golfe d'Akaba.
Boulogne, 22 mars [1957]
Visite de Paulette[4] qui ne me trouve pas mal. Elle défend Didier Hesu et l'autre. Pour elle, les médecins ne se trompent jamais. Ce sont les malades qui ont tort.
24 mars [1957]
Il paraît que le vieil Albert, mon brave balayeur d'atelier, fait de la peinture d'après cartes postales.
26 mars [1957]
Visite antipathique au Dr Mativet. La cause de mon accident neuro-vasculaire est de ne pas m'avoir ordonné d'anticoagulant, ni recommandé des analyses à peu près tous les quinze jours. Ce n'est pas lui qui me l'a confessé… bien sûr.
27 mars [1957]
Commencé l'esquisse peinte : Fête à la villa d'Este, à quoi je pense depuis 1903!
28 mars [1957]
Visite de Mme de Jouvenel, Domange, Bondeville pour l'épée Louis Aubert dont on semble très content
29 mars [1957]
Esquisse la villa d'Este. Lecture : Les Aïssaouas. Nostalgie.
30 mars [1957]
Promenade de valétudinaire aux serres de la ville. La grande serre [ill.] aux plantes tropicales sans épines. Féerique. Et les grandes cages aux perruches vertes et bleues… Nostalgie. La vieillesse est une perpétuelle nostalgie. Nostalgie des œuvres qu'on n'a pas réalisées et celles dont on n'est pas content, des voyages que l'on n'a pas faits, etc. On pourrait faire toute un volume de poèmes sous le même titre : nostalgies.
31 mars [1957]
Visite du père Ravier. Il revient d'Algérie. Il nous dit que Lacoste est prisonnier d'un groupe d'ultras qu'on appelle "les petits blancs". Il considère que la solution Mollet est la seule possible. Le Sahara est au fond la seule question!
[1] Amélie Landowski.
[2] A la Gloire des armées françaises.
[3] Françoise Landowski-Caillet.
[4] Paulette Landowski.