1er juillet [1950]
Tout le fronton[1] est monté. Je ne crois pas me tromper. L'impression est vraiment excellente.
Première séance aujourd'hui du buste de Charles Schneider. Buste très intéressant.
2 juillet [1950]
J'avance le panneau : la conquête du Rameau d'or ou des pommes des Hespérides, ou de la Toison. Tout symbole.
Visite de la jeune Rodenfuster. Quelle erreur d'encourager toute jeune fille aimant la sculpture, à en faire! Elle n'a pas beaucoup de talent. Et ça copie les uns après les autres les patrons auxquels elles s'adressent successivement.
Péreire vient me voir. Le pauvre type est désolé. Boschot lui aurait dit :
— Si vous subventionnez encore la bibliothèque Marmottan, vous m'aurez comme ennemi...
Je ne crois pas qu'Alfred Péreire invente. C'est bien dans la ligne Boschot et sa brutalité vis-à-vis de ceux qui veulent aider l'Académie. Je ne sais plus qui me disait que Boschot était prêt à tous les abandons des biens de l'Ac[adémie] en faveur de l'État ou de la Ville parce qu'il veut être fait grand officier! Péreire me montre les lettres adressées par Boschot à Fleuriot de Langle et au concierge de la bibliothèque pour leur dire que la bibliothèque serait dorénavant fermée. Humiliantes de brutalité et de manque de cœur.
Lagriffoul vient me parler de sa candidature comme chef d'atelier à l'École. Il a comme concurrents Joffre, Ithié, Belmondo, Jonchère. On parle de Couturier! Mais les gens informés disent que c'est Yencesse qui sera nommé, poussé par Untersteller. En fait, il n'y en a que deux intéressants, Lagriffoul et Jonchère. Le meilleur est Lagriffoul.
Assisté à Suresnes à une cérémonie soufiste. Le docteur Guillaume officiait, en compagnie d'une dame, très genre dame patronnesse.
Dans une salle de la maison de Suresnes, une vingtaine de chaises devant un autel improvisé ou sont posés sept cierges. Ces sept flammes représentent chacune des grandes religions du monde. Pour officier, Dr Guillaume et la dame avaient revêtu des sortes de lévites noires. Dr Guillaume prononça quelques paroles et puis la dame lue successivement des textes des livres sacrés : Bible, Coran, Évangile, (de l'Inde, je ne sais pas quel texte). La cérémonie dura trois quart d'heure. Et chacun repartit. Je crois qu'on est loin, là du soufisme [ill.] originel. La musique est nécessaire à toute cérémonie. Beaucoup plus que n'importe quel art, la musique est religieuse par son abstraction, par son action physique directe. Pourquoi je lui ai donné tant d'importance dans mon Temple (qui ne s'élèvera jamais!). Mais ne pas confondre le sentiment religieux et les pratiques religieuses. État d'âme singulier que le mien. Je suis foncièrement non-croyant, mais je respecte et aime toutes les croyances. Je suis tout prêt à en accomplir les rites. Et surtout, je serais navré que les religions à grandes cérémonies (comme la catholique) disparaissent. Rien de plus beau, plus émouvant. Quand j'assistais à Rome à une grande cérémonie pontificale, je vivais simultanément cette cérémonie et la même au Moyen Âge florentin et à Byzance et dans la Perse antique. Mais dans le soufisme actuel il me semble discerner pas mal de l'esprit protestant, et peu de cet immense panthéisme, malgré les sept cierges, qui est le fondement, plus ou moins conscient, de toute religion.
3 juillet [1950]
Deuxième séance du buste de Ch[arles] Schneider. Je sens très bien ce visage. Difficile, mais j'ai trouvé son secret. Je crois que ça sera parmi mes bons bustes. Quel homme charmant!
4 juillet [1950]
Moins intéressant, l'autre buste que je fais. Celui du gentil M. Deyron, qui présidait le comité Gaston Thomson. Le type du buste presque impossible à réussir d'après des photos.
5 [juillet 1950]
Exposition des concours de Rome de peinture. Quelle médiocrité! Rien de fort. C'est de la peinturlure. Le prix est allé à une femme[2] pour une toile aussi mal composée que mal dessinée et mal peinte. Je ne me souviens plus de son nom. Je doute que l'avenir s'en souvienne davantage.
Passé à cette maison dite : la Pensée française, rue de l'Élysée. Il y a dans le jardin une exposition de sculpture lamentable. Aucune œuvre où l'on sente qu'un cœur a battu fort pendant qu'on la faisait. Rien que de l'imitation... Le bouquet est une exposition dessins et sculptures de Matisse. Le comble de l'histoire c'est que même dans la laideur de tout ça, il n'y [a] aussi que de la médiocrité.
À l'École de médecine où l'on fait un tour autour de la façade. Étaient là Gaumont, Niclausse, Brasseur, Terroir. C'est bien. Gaumont m'a déçu.
6 juillet [1950]
Chez docteur Fey, plutôt à sa clinique de l'Alma, de sinistre mémoire. Quelle chaleur! Quel chahut d'autos poids lourds. Il me reçoit vite. Aussi aimablement que le peut cet homme compassé, il m'examine et ne me dit rien.
L'Amérique en Corée a bien du mal à résister à la poussée des forces coréennes et chinoises.
7 juillet [1950]
Rendez-vous ici avec Madeline et les serruriers qui, en principe, monteront la Porte. Ces gens me paraissent ne pas comprendre grand chose à ce genre particulier de travail. Ce sont de gros ferronniers. Je suis très ennuyé de ne pas avoir à faire uniquement à Susse. Les architectes, quoiqu'on dise, et qu'on les appelle maîtres d'œuvre, ignorent bien des choses concernant l'emploi de la sculpture et les techniques dont elle dépend. Même Madeline qui est, parmi eux, un des meilleurs.
8 juillet [1950]
Visite du Dr Guillaume qui me dit qu'il est nécessaire de présenter assez rapidement ce projet de temple soufisme. Je lui demande encore un chèque pour Taillens. Taillens a tort. Ce travail est le type de ceux pour lesquels il faut se donner. L'argent finit toujours par venir.
Réception à la maison : Les Dorgelès, J[ean]-L[ouis] Vaudoyer, Jacques Bardoux, quel homme charmant, Mario Meunier, le docteur Mondor et la petite marquise de Dalmatie (qui doit être au mieux avec lui) et puis les Domergue, le ménage Untersteller (cette petite bonne femme genre souris), les Tournon, Tournaire, Mme Maroselli (bien jolie), Thomé (toujours désabusé)...
9 juillet [1950]
Visite de Laperrière avec une de ses amies qui a un bien joli visage, Mme J. Je l'avais rencontrée un jour dans le métro où j'étais avec Beltran-Masses. Il me l'a présentée et me paraissait fort intime et familier avec elle. C'est une femme brune assez classique, dans le bon sens. Beltran en a fait un portrait. Puis le métro disperse les gens aussi rapidement qu'il les colle les uns contre les autres. Aujourd'hui elle me semble faire un petit couple à la mode avec cette bonne grosse L[aperrière] qui ne cache pas ses goûts.
Visite ensuite de Fleuriot de Langle qui vient se lamenter auprès de moi sur la dureté de Boschot et me raconte ses tromperies à propos de la malheureuse bibliothèque. Il aurait refusé (comme au moment de Madame Pajot) une très importante somme que Péreire venait lui offrir. Il me confirme ainsi ce que le malheureux Alfred m'avait raconté :
— Si vous donnez encore un sou, vous ferez de moi votre ennemi.
Et ce que m'a dit le comte Doria qui lui demandait s'il fallait aider à la fête organisée par l'Académie :
— Non, ne fait rien. Ce n'est pas intéressant.
J'écris une pièce en vers en un acte, Vocation de Théodora. Un acte, trois personnages : un soldat et Théodora, un moine du désert. Décor : un bouge à Alexandrie.
10 juillet [1950]
Je passe à la mairie où le maire me parle à nouveau du monument de Boulogne. J'ai tort d'avoir refusé. Mais, ce qui est dit est dit. Balança[3] aurait demandé à Baudry de le faire.
Concours de Rome. Jugement de l'architecture. On entérine. Après les incidents (artificiels et exagérés et la campagne de presse organisée), personne n'ose plus voter librement. Le malheur pour l'Institut est d'avoir un être aussi veule (et faux) que Boschot comme secrétaire perpétuel. Pas une réponse n'a paru pour remettre les choses au point, car ce chahut après le jugement n'a pas été autre chose que le résultat des ragots du Conservatoire dont Delvincourt se gargarise.
Je téléphone à Goutal à propos de l'avenant de la Faculté de médecine. Toutes les difficultés viennent de la rue Barbet-de-Jouy (service des facultés) et de la rue de Valois (direction de l'architecture).
— Ce sont des idiots, me dit-il, nous leur avons écrit aujourd'hui même. Nous leur renvoyons le dossier qui ne nous concerne pas. Ils n'ont qu'à le signer.
Je passe aux Tuileries, où, sur la terrasse du bord de l'eau, est organisée une exposition dite de la jeune sculpture française. C'est un spectacle affreusement pénible. Rien de jeune si ce n'est l'ignorance. Mais aucune sensibilité, aucun enthousiasme, aucun travail ému, en un mot, aucun cœur. Désir d'étonner, désir de faire vite, désir de faire autrement. C'est pire qu'une décadence, c'est une déchéance. Tout ça va avec la protection administrative : c'était aujourd'hui le classement des candidats au poste de chef d'atelier laissé vacant par la mise à la retraite de Gaumont (quelle idiotie cette mise à la retraite des chefs d'atelier. C'est une des œuvres de Paul Léon). Le nouveau conseil supérieur, composé pour marcher dans le sillage de l'administration dont Untersteller est le très humble serviteur, a classé premier ce médiocre Yencesse, puis Navarre. Je ne sais pas qui fut troisième. Lagriffoul, le meilleur certainement, n'a eu que cinq voix.
11 juillet [1950]
L'effondrement de l'enseignement de la sculpture, comme de la peinture, s'affirme dans le concours de Rome, aujourd'hui jugé. D'abord, on est surpris de voir dans un jury comme celui-là des hommes aussi réellement ignorants que ce gros petit Dideron, par exemple. Beaucoup, parmi ces jurés adjoints ont été incapables dans leur jeunesse de subir avec succès les épreuves qu'on leur fait juger aujourd'hui. Comme l'an dernier, Janniot menait le jeu, gros, rond, affirmatif. Le meilleur concours, plutôt le moins mauvais, était celui d'un jeune Indochinois élève de Niclausse! Il arrive second. Mais le prix alla à une imitation de statuette égyptienne. Travail mince, fait de chic, sans désir, sans jeunesse, et pas du tout dans le sujet. Il eut la majorité, et Brasseur malheureusement vota pour ça. Il ne vota pas pour l'Indochinois parce que :
— Ça ressemble à ce que je fais dans mon atelier.
Tout en reconnaissant que c'était le meilleur.
12 juillet [1950]
Nous avons élu J[ean]-Gabriel Domergue, au premier tour. Évidemment, il y a mieux. La facilité, le vouloir aller vite gâtent les dons étonnants de notre nouveau membre. Je crois cependant qu'il restera quelque chose de sa production, témoignage de notre temps, comme un Constantin Guys moins profond, moins ému. Cette élection me fait grand plaisir, je l'aime beaucoup. Rien que de voir la tête de Untersteller, ça valait la peine. Il avait menacé l'Académie de je ne sais quoi, si Domergue était élu! Et annoncé qu'il ne remettrait plus les pieds à l'Académie. Puisse-t-il le faire! Hélas! Il n'en fera rien.
Après l'élection nous allons trinquer avenue d'Iéna. Domergue nous raconte l'altercation qui a eu lieu entre Montagnac et Robert Rey. Montagnac, paraît-il, n'obéit plus, dans les commissions, aux directives de Robert Rey. Ils se rencontrèrent donc avenue de Friedland, la Maison des artistes, dont s'est emparée l'administration des Beaux-Arts (Fondation Rothschild). Il y eut rapide échange de mots et R[obert] R[ey] envoya à Montagnac un coup de poing qui lui cassa deux dents. Montagnac ne riposta pas. Il ne porta pas plainte. Il ne lui envoya pas ses témoins. Et paraît-il, quelques jours après, se réconcilièrent. J'aimerais bien savoir la vérité sur cette singulière histoire.
Cahier n°52 [4]
12 juillet 1950
Visite du docteur Gardinier. Homme très charmant qui se présentait au titre de président des Anciens combattants de la guerre de 1914-1918. Comme tel, il venait me demander de faire le monument de l'Infanterie pour lequel un concours avait été ouvert en 1937, je crois bien! Bouchard avait eu le prix. Docteur Gardinier, sur mon observation, me dit que le comité a rompu tous liens avec H[enri] Bouchard. Celui-ci, en effet, pendant la guerre, avait insisté pour commencer le travail. Comme on lui faisait observer qu'on ne voulait pas faire le monument sous l'occupation allemande, cet imbécile est allé à Vichy d'où il a fait envoyer l'ordre, avec l'approbation allemande, de commander immédiatement le monument à Bouchard et de commencer les travaux. Sur quoi, le comité a fait disparaître tous les fonds, a répondu que l'argent avait été perdu et qu'on ne pouvait donc rien faire. B[ouchard] aurait fait d'autres "maladresses" du même genre, et au comité on ne veut plus entendre parler de lui. Monsieur Vergnolles, l'ancien président du conseil municipal, m'avait bien parlé vaguement de cette intention de me confier un grand projet, il y a un an environ, au Salon. Puis, lors d'une rencontre plus récente, il m'avait dit que parlant du projet à la direction de la ville, on lui avait proposé d'organiser un concours. Le comité n'a pas voulu.
— Quand j'ai prononcé votre nom, m'a-t-il dit, tout le monde s'est incliné.
Et le comité des Anciens combattants, à l'unanimité, a approuvé le choix de Vergnolles. J'ai été très ému. Puis le temps a passé. Je croyais la chose oubliée, enterrée. Je le souhaitais presque. Les rapports avec les administrations, même aimables, sont toujours compliqués. Et puis tous les projets doivent passer devant la fameuse commission de l'État, rue S[ain]t-Dominique, où trônent Cassou et Robert Rey qui, au fond, ne sont pas des amis. Il y a là une bande de sophistes qui, parait-il, sapent tout.
Mais voilà maintenant la chose en marche. On ne refuse pas pareil honneur. Mais il faut trouver quelque chose de fameux et qui oblige les plus malveillants à se taire. Je préviens cependant M. Gardinier que je ne pourrai pas m'occuper tout de suite d'une maquette aussi importante. La grande Porte prend tout mon temps. Il comprend très bien. Il m'affirme qu'on tient beaucoup à moi, et qu'on aura quelque patience. Et puis, il y a aussi Méhémet-Ali en suspens!
Si tout ça doit marcher à la fois, ce sera pire comme effort, qu'au meilleur temps de ma jeunesse et ma jeunesse commence à être loin!
16 juillet [1950]
Hier et avant hier, au Creusot avec le ménage Charles Schneider. On a marché à une moyenne de 130 à l'heure... Charles Schneider conduisait, remarquablement.
Ce fameux Creusot! Qui pendant bien des années était considéré comme la capitale de cette puissance qu'on appelait "les marchands de canons". Peut-être ce fut-il cela à un certain moment? Mais, moi qui connais bien maintenant les directeurs de cette immense entreprise, je peux dire que ce sont des braves gens, ce qu'on appelle de braves gens. J'ai connu Eugène Schneider en faisant son buste. C'était un homme extraordinairement sensible, sous son masque puissant à mâchoires saillantes. C'était évidemment une forte volonté marquée par les sourcils droits, le dessin nerveux du profil, très accusé, la bouche aux lèvres minces, tout cela compensé par un regard clair. Il pensait énormément à son personnel ouvrier, a créé des écoles spéciales pour former des ingénieurs pour ses usines, des hôpitaux, des villages tout autour de l'usine. La ville est faite par l'usine, vit de l'usine et travaille pour elle.
L'usine entoure le château qui était au XVIIIe siècle une verrerie. Il en reste les bâtiments longs qui sont devenus l'habitation, et deux grosses tours, dans la cour dont Eugène Schneider avait fait, de l'une un théâtre, de l'autre une chapelle. L'entrée principale donne sur la ville. L'habitation est séparée de la ville par deux cours grillées. C'est une habitation toute en longueur, d'un seul étage. Beaucoup de charme. Longues pièces à plafond bas. La façade intérieure donne sur un parc immense. Étonnant contraste. De quelque côté que l'on se tourne, l'usine qui cependant entoure tout, ne s'aperçoit nulle part.
Promenade avec Madame Eugène Schneider et Charles Schneider pour choisir l'emplacement du monument. Il semble qu'il y a un malaise entre Charles Schn[eider] et sa mère. Lui, donne une grande impression de bonté. Il semble doux et doit savoir être énergique. Sa femme est délicieuse. Il n'y a pas d'autre mot. On la sent heureuse. Aucun de ses désirs qui ne soit aussitôt exaucé! Madame Schneider, la femme de Eugène Schneider, ne pense qu'à la mémoire de son mari. (On dit qu'elle ne fut pas impeccable à son égard, que, jadis, pour avertir un ami très cher qu'elle était seule, elle lui téléphonait :
— Vulcain est à la forge.
Mais quand on avance dans la vie, qu'on a vu beaucoup de choses, on sait que, si vrais, ce ne sont qu'incidents passagers, crises de changement, appels inconscients de l'aventure, mais que l'affection profonde reste seule.)
Elle doit être fort autoritaire. À la mort d'Eugène Schn[eider], il y a dû avoir des heurts sérieux. Mais la loi de l'homme a parlé. C'est Charles le grand patron, très différent de son père. Il est en apparence tout en douceur. C'est un homme tout à fait charmant. Nous avons déterminé l'emplacement de la statue. Très bien, sauf une marquise qui, sur le bâtiment devant lequel elle sera, la coupera en deux.
Mais j'ai passé des moments étonnants dans l'usine. On y voit circuler comme des monstres de longues barres de métal en fusion. Elles passent de laminoirs en laminoirs comme si une volonté intérieure les dirigeait. Mais à cinq ou six mètres au-dessus de vous dans des cabines suspendues sont les maîtres des manœuvres. Et ces maîtres sont souvent des femmes. Et c'est un très singulier spectacle, en ce noir-gris des grandes nefs, de voir rouler ces nacelles d'acier où brille l'éclat d'une chevelure d'or, bien bouclée, sur un visage blanc émergeant d'un bourgeron bleu sombre. Tout ça au milieu d'un assourdissant bruit de ferraille, comme si dix express se croisaient à la fois.
Au cinéma avec Lily où nous allons voir Macbeth, version anglaise. Je n'aime pas. Il y a plus de décors que de pièce. Shakespeare réduisait le décor à des écriteaux. Aujourd'hui c'est le dialogue qui est ramené à une valeur d'écriteau. L'acteur pas bon. Quant aux efforts d'ombres et de lumières des décors, c'est facile en photo. L'intérêt d'une œuvre d'art résidera toujours, en fin de compte, dans la difficulté vaincue.
17 juillet [1950]
Tentative du pandit Nehru pour arriver à la paix en Corée. Mais on n'a pas encore assez réalisé que le Communisme a besoin de la guerre. Il n'arrivera à rien, Nehru.
À propos du remplacement de Gaumont à l'École, j'écris à Robert Rey pour lui signaler Lagriffoul, sans grand espoir. On ne nomme pas, en ce moment, les professeurs en pensant aux élèves, mais en pensant à l'effet des nominations sur les journalistes. Le bruit court que c'est le médiocre Yencesse qui a les préférences de l'administration.
18 juillet [1950]
Formigé qui en a été témoin, me raconte l'altercation Montagnac-Robert Rey. À la fameuse Maison des Artistes, qui est en réalité la Maison de l'Administration des B[eau]x-Arts ; Robert Rey qui en veut à Montagnac, lui demande brutalement de démissionner de la présidence de l’Entraide. Refus de Montagnac. Alors, R[obert] Rey lui envoya un violent coup de poing. Intervention des témoins. Montagnac était d'ailleurs trop sonné pour riposter. Mais je ne sais pas le fond de la querelle. R[obert] Rey est beaucoup trop copain avec un certain groupe d'artistes (Gimond, Janniot, toute la bande Tuileries).
20 juillet [1950]
L'ami Lacour-Gayet vient de subir une nouvelle opération.
Le buste Ch[arles] Schneider vient bien. Cinquième séance aujourd'hui.
21 juillet [1950]
Dessins pour les Hespérides, panneau de gauche du vantail gauche[5]. Et puis aux modifications nécessitées par la hauteur, à la statue d'Asklépios.
21 [juillet 1950]
Gaumont vient déjeuner. Nous examinons les articles du contrat Méhémet-Ali. Jamais, ni lui, ni moi n'avons eu à faire avec des gens aussi compliqués et à surprises.
Mais il y a mieux! C'est le conseil des Bâtiments civils! Madeline me téléphone avoir reçu aujourd'hui une lettre illisiblement signée, lui demandant au nom d'une sous-commission mystérieuse d'envoyer "un rapport circonstancié sur l'intégration de la Porte de bronze de la nouvelle Faculté dans la façade." Certainement il y a là dessous une volonté sournoise de faire traîner les choses pour arriver à ce qu'il n'y ait plus le temps nécessaire à l'exécution. Avec Benjamin, nous avons examiné ce qu'il fallait faire pour briser cette obstruction sourde. Par Bardoux, agir sur le ministre? En tout cas, je continue mon travail. Même si cette volonté sournoise parvenait à son but, je terminerai la Porte, je l'exposerai avec une notice racontant cette histoire idiote. J'ai écrit à Jaujard.
Mais il y a plus grave encore. C'est la guerre de Corée. Les agresseurs semblent très puissamment armés, presque ouvertement soutenus par la Chine et la Russie.
24 juillet [1950]
Paul Léon à qui j'avais raconté les complications de l'avenant au marché de la Porte, a vu Villenoisy, qui est sous-directeur du conseil des Bâtiments civils. Celui-ci lui a affirmé formellement que ce n'était qu'une question de paperasserie... Pauvre administration, alors!
25 juillet [1950]
Fini les dernières retouches au modèle d'Asklépios[6]. Je travaille simultanément aux deux panneaux jumelés : la conquête du Rameau d'or; le combat contre la sphinge. Autrement dit : la conquête du savoir; la lutte pour la conquête du savoir. Titres impossibles. Et puis les fables helléniques sont entrées dans notre répertoire symbolique. Et toutes sont étonnamment symboliques. Au point que la légende d'Œdipe est devenue, par une très large extension, symbole de complexes sexuels. En fait, dans l'esprit grec, ce n'était pas autre chose que le symbole de la Fatalité.
Un jeune employé de Madeline m'apporte aujourd'hui un dessin des moulures de l'encadrement de la Porte. C'est, à mon sens, plus lourd que mes dessins. Je sais pourquoi j'avais multiplié les redents en les traitant très minces. C'était pour laisser toute leur valeur aux volumes dans les bas-reliefs. Cet encadrement va être froid et d'aspect industriel. Madeline est parmi nos meilleurs architectes. Mais il est un petit peu comme les autres et ne pense pas assez aux rapports entre les lignes d'architecture et les formes. Ainsi en sera-t-il de l'énorme inscription en banales lettres d'imprimerie au-dessus de la Porte. Banalité de présentation, banalité de dessin, hors proportions d'échelle. Pareille inscription est-elle nécessaire sur un bâtiment de cette importance. Tout le monde ne saura-t-il pas que c'est la Faculté de médecine? Cette inscription a tous les défauts possibles, à commencer par l'inutilité. Ce qui est inutile, en art, est nuisible.
Après une demande, par téléphone, de rendez-vous, je reçois la visite d'un architecte, M. Drouet, venant au nom du Dr Gardinier, du président Verlomme et de l'association des A[nciens] c[ombattants], pour me parler du monument de la place du Trocadéro. C'est lui, m'explique-t-il, qui avec Bouchard, avait eu le prix au concours de 1936. Il me redit les raisons pour lesquelles on ne veut plus de Bouchard. Quelles que soient celles pour quoi je n'ai plus d'estime pour Bouchard, et ses trahisons à mon égard, que je ne dis pas à Drouet, j'insiste pour que la situation soit bien claire et avoir un avis formel que tout est en règle avec B[ouchard] que, si finalement le monument m'est confié, je sois sûr que B[ouchard] ne pourra élever aucune réclamation.
26 juillet [1950]
Chez Raymond Pottier, pour examen de ma vue. Ce n'est pas mal. Il me donne de nouveaux numéros de lunettes.
Je porte chez Lacour-Gayet sa médaille.
Chez Madeline, il me lit un rapport pour le conseil des Bâtiments civils pour hâter la signature de l'avenant. Il est assez vaseux, ce rapport. Il fait toute l'histoire de la commande, ce qui est inutile, et ne parle même pas du vote unanime de la commission des marchés, ce qui était, à mon avis, indispensable.
27 juillet [1950]
Politique. Coup de théâtre. La Russie qui semblait se désintéresser complètement du Conseil de sécurité, fait savoir, in extremis, que, conformément au roulement, elle présidera la session du mois d'août.
28 juillet [1950]
Lettre de Villenoisy, réponse tardive à ma protestation. Toujours dérobade. Le conseil des Bâtiments civils, ou plutôt une sous-commission du conseil, ne s'estime pas qualifiée pour la décision, examen du projet! (Comme s'il s'agissait d'une commande nouvelle à faire!), etc. Bref, on renvoie tout à la rue Barbet-de-Jouy! Dans le temps, Laurent Eynac, alors qu'il était ministre de l'Air, me disait qu'on ne pouvait imaginer la rouerie, l'ingéniosité des fonctionnaires pour arrêter, envers et contre tous, des affaires qui ne leur plaisaient pas. Villenoisy affirme qu'il n'y a aucune mauvaise volonté, mais nécessité de préciser les responsabilités, régulièrement... Ce Villenoisy est ce fonctionnaire, camelot du roi, avant la guerre, qui avait postulé pour être secrétaire administratif à la villa Médicis, lorsque cet idiot de Gautier prit sa retraite. Villenoisy m'avait donné comme raison de sa candidature une étude qu'il voulait faire sur certains peintres romains. J'ai dû lui dire que ce poste n'était pas pour un critique d'art mais pour un comptable...
(Reçu de Montreuil-[sur-Mer] 1 000 000, dernier acompte pour la statue Douglas Haig. Trois millions en tout, dont les quatre cinquièmes sont allés dans les mains de Rudier).
Aujourd'hui ce Villenoisy serait communiste... Je crois bien qu'il faisait partie de la commission d'épuration devant laquelle j'ai comparu à la Libération. Il fut d'ailleurs fort bien. Etait au courant de ce que j'avais fait. A contribué à me faire rendre justice.
29 juillet [1950]
Téléphone à un M. Pernot, un des chefs des services universitaires rue Barbet-de-Jouy. C'est peut-être même le chef de ce service là. Réponse vague, très aimable, mais d'après laquelle il me semble comprendre qu'ils vont retourner à leur tour le dossier aux Bâtiments civils.
Je n'en continue pas moins mon passionnant travail. J'ai trouvé des arrangements heureux pour les ailes. Bien mieux que l'esquisse.
30 juillet [1950]
J'essaye d'avoir Villenoisy au téléphone, plusieurs fois, pas là. J'aimerais bien avoir des précisions[7]. Je ne suis pas assez naïf pour ajouter foi à cette absence.
Politique. Agitation de plus en plus grosse en Belgique pour obtenir l'abdication du roi. Il est bien antipathique ce jeune roi. Je n'oublierai jamais le discours douteux qu'il prononça à l'inauguration de la statue de son frère.
En Corée, les Américains semblent se préparer à abandonner la Corée. On le dit. Je ne crois pas la chose possible, à moins d'une effroyable défaite qui n'a pas eu lieu. À l'O.N.U., manœuvre russe qui retarde la réunion du Conseil de sécurité.
31 juillet [1950]
J'attends en vain un appel [de] Villenoisy au téléph[one] comme je le lui avais demandé. Dans sa lettre il me parlait de documents qu'il n'avait pas. Je lui proposais de les lui faire parvenir.
Chez Benj[amin] pour lui soumettre le contrat Méhémet-Ali, qu'il approuve de manière générale, mais avec de nombreuses réserves.
[1] Nouvelle Faculté de médecine.
[2] Françoise Boudet.
[3] Adjoint au maire.
[4]. Provenant de la Papèterie de la Bourse, 82, rue Richelieu.
[5] Nouvelle Faculté de médecine.
[6] Nouvelle Faculté de médecine.
[7]. Au lieu de : "explications", raturé.