Mars-1943

1er mars 1943

Extrait de l'ouvrage d'un Américain[1]À la recherche des mines d'or de Sibérie : "Je venais d'atteindre une petite cité minière quand survint un groupe de trois prospecteurs, munis d'une bonne quantité d'or; à ce moment, ils n'étaient pas encore hors-la-loi. Ils remirent leur or à un magasin du gouvernement et reçurent en retour une forte somme.

"Là dessus ils se dirigèrent directement vers une gargote et y achetèrent tout le stock de liqueurs disponible. Ils chargèrent les bouteilles de vodka sur un véhicule et suivirent l'unique rue du village, déposant solennellement les bouteilles, à un pied de distance l'une de l'autre, le long des deux côtés de la rue, tandis que les habitants les regardaient faire sans comprendre. Finalement, quand ils eurent déposé toutes les bouteilles, ils crièrent : "Sortez! Venez tous! Venez boire avec nous autant et aussi longtemps que vous le voudrez!" Au bout de peu de temps, tout le village était saoul." John Littlepage.

Il y a là l'armature de quelque chose d'énorme pour la scène. Il pourrait y avoir un acte de soulographie à faire oublier celui de Boris[2].

2 [mars 1943]

À travers toute l'Europe, c'est la chasse à l'homme. Les horreurs de la guerre! Goya n'avait pas vu celle-là, ou tout au moins à ce point-là. Il faut remonter à Gengis Khan ou à Tamerlan. Et de part et d'autre, c'est au nom de la civilisation qu'on se conduit avec une sauvagerie de plus en plus implacable. Tout le monde a le cœur serré.

Cependant nous avons reçu, Beltram et moi, nos autorisations d'exportation pour cette double exposition de Madrid et Barcelone. Beltram est prêt depuis longtemps, moi, pas du tout. Il me faut chercher des sujets à faire en terre cuite. Une série sur les Mille et Une nuits, une série avec l'histoire de Psyché, et puis des dessins. En sculpture aussi quelques scènes de la rue espagnole.

3 [mars 1943]

C'est chaque jour un défilé de jeunes gens venant me demander d'apostiller leurs papiers d'identité professionnelle.

L'origine d'une pareille organisation de déportation vient de la Russie. Déjà les tyrans pratiquaient ce système. Les bolcheviques l'ont amené à un degré que les gouvernements en guerre n'ont qu'à appliquer. Le livre de Littlepage sur la Sibérie est à ce point de vue bien instructif. Il en ressort que les bolcheviques, dont la mystique sociale s'est formée dans les usines, ne pouvait pas concevoir qu'on puisse vivre autrement qu'en usine, pour avoir des idées saines! Il fallait donc organiser tout le système comme en usine. D'où la suppression des petits paysans propriétaires, d'où la guerre d'extermination sous forme de déportation et de travail forcé dans un endroit imposé, des populations nomades de Sibérie. Je ne sais pas si le bonheur futur des hommes, pour lequel prétendent travailler les puissants du jour, sera en raison directe du malheur qu'ils ont déchaîné sur le monde. Souhaitons-le, car alors ce sera un bonheur énorme. Ce qui me parait en tout cas certain, si bonheur il y a, c'est que ce ne sera pas celui de ces systèmes fait uniquement pour lutter contre les hommes. L'usine ne sera jamais le paradis sur terre.

À la mairie aujourd'hui que venait visiter le préfet de la Seine, M. Bouffet, celui-ci me rappelle que nous nous sommes connus à Constantine, quand j'y étais allé pour le monument Thomson[3].

Visite à Joffre, à Belmondo, à Brasseur. Tout ça est assez médiocre. Brasseur, peu équilibré, mais ayant du talent, a été trop paresseux toute sa vie. Belmondo manque de fond. Le voilà avec Joffre, qui fait du rococo, mais du mauvais. Ça n'a même pas le savoir d'un Allard ou d'un Gasq, dont les œuvres sont au moins construites. Joffre me dit que le jeune Dei Enzo va mieux. Antonincci, le petit gendre de Jules Coutan est revenu des camps allemands. Il a failli être fusillé. Déjà il était collé le nez au mur. Déjà il entendait les culasses des fusils claquer. Il y eut une attente. "J'avais tout mon sang froid, raconte-t-il à Joffre. Mais je sais ce que c'est que de sentir ses cheveux se dresser sur sa tête, et la sueur froide couler sur votre front." Comme dans l'attente il se tourne légèrement, son regard croise celui de l'officier allemand. L'officier arrête l'exécution. Ceci se passait tout à fait au début du grand désastre, lorsque son unité se trouva encerclée. Il fut pris, deux Allemands morts étaient auprès de lui. Il était accusé de les avoir tués après la reddition de son unité, ce qui n'était pas vrai.

4 [mars 1943]

C'est un peu ridicule de passer tant de temps sur le petit modèle d'une statue. Par moment je me fais l'effet d'un impuissant genre Despiau. Ce n'est pas ça heureusement. Je n'ai cessé d'améliorer. Ce mouvement en porte-à-faux, très simple cependant, exige donc une impeccabilité de dessin, de construction que le hasard ne peut donner. Il ne s'agit pas là d'un bout de torse hanchant classiquement sur une jambe, imitation de fragments antiques à la manière Maillol, Despiau et autres soi-disant artistes-vivants d'aujourd'hui.

Me voici en même temps obligé de m'occuper de cette exposition en Espagne, à laquelle me convie Beltram et qui pourrait être une occasion heureuse. Mais exposer en ce moment, où l'on ne peut rien obtenir de personne, pas même de cuire une terre!

5 [mars 1943]

Mon modèle me racontait qu'un de ses amis prisonnier vient d'être libéré. Il travaillait en Kommando, chez un couple de paysans dont les six fils étaient soldats. Cinq furent tués, leur sixième le fut à son tour, en Russie. En leur faisant connaître leur dernier malheur, les autorités leur demandèrent ce qu'ils demandaient, qu'on le leur accorderait. Ils demandèrent la libération de leur prisonnier français. Ce fut accordé. Lorsque les opérations de libération furent terminées à son camp, avant de quitter l'Allemagne, le Français voulu revoir le pauvre couple auquel il devait sa liberté. En arrivant à leur ferme, il apprit que les deux malheureux vieux s'étaient pendus.

6 [mars 1943]

À l'Institut, séance où l'on perdit beaucoup de temps à des questions sans intérêt (droit de porter le titre de prix de Rome) et dangereuses (repli de l'Académie de France, de Nice à Fontainebleau). Leriche nous apprend la mort de Desruelles. J'en suis très désolé. Mais pendant cette minute de silence, qui pense profondément au mort?

Verne racontait qu'il y a eu en décembre dernier, une séance terrible entre le Chancelier et le maréchal G[iraud]. qui serait allée jusqu'aux voies de fait...?

7 [mars 1943]

Visite Jérôme, Domergue, Riou. Riou me dit que Baudinière est très content de la manière dont marche la vente du livre. Il croit que l'édition (4 000 au lieu de 3 000) sera épuisée dans six semaines;

Domergue est candidat à l'Académie.

8 [mars 1943]

Journée au lit : sciatique. Je lit le remarquable ouvrage de É[mile] Mâle sur les vieilles églises de Rome. Le lisant, moi qui croyais connaître Rome, j'ai l'impression où plutôt le regret d'avoir ignoré bien des choses bien intéressantes. Les souvenirs d'Othon III et les contrecoups de la querelle des iconoclastes à Rome.

10 [mars 1943]

Pendant ma séance, on m'annonce Antonincci et sa petite femme échevelée. Beau garçon au visage régulier. Il me dit la déception que lui a causé la mentalité en France où la nourriture semble l'unique préoccupation. La mentalité dans les camps est d'une autre qualité. Je n'en doute pas et ce n'est pas difficile! Il s'en est fallu pour lui en effet de quelques secondes qu'il ne soit fusillé, comme franc-tireur! Alors qu'il était soldat, faisant partie des unités de la ligne Maginot. Un officier est arrivé, presque durant les quelques secondes entre le chargement des fusils et la mise en joue. Il était le nez au mur, les mains levées. Le silence persistant après le bruit des culasses lui fit pressentir que quelque chose d'anormal[4] se passait, évidemment, c'était pour lui, la vie. Je pense à l'histoire de l'oncle Paul, la corde au cou, ayant vu pendre ses deux camarades, aussi gracié à la dernière minute. Antonincci revient avec l'impression que le moral est bas aussi en Allemagne. Pauvre peuple, aussi, pas meilleur, pas pire qu'un autre? Quelques hommes ambitieux et haineux suffisent donc à contaminer le monde. La contagion des idées fausses.

Bouchard me téléphone. Il vient d'être mis au courant du projet de Poughéon de spécialisation des ateliers. Il en est affolé. Moi comme toujours, ses réactions brutales et insultantes pour qui ne pense pas comme lui sont insupportables.

Gentille soirée où je préside un dîner de l'atelier Beltran-Massès, où la question étudiée est celle de mon livre. Une jeune fille lit le passage sur l'intuition. Beltran me présente une jeune fille, Mlle Canudo qui, dit-il est un génie.

12 [mars 1943]

Visite de M. Vanucci, ce qui me ramène au temps lointain de Rome. Il venait m'offrir, au nom d'un anonyme, cinquante mille francs, à partager entre cinq artistes aveugles. Nous parlons de l'Italie. Il me dit sa misère, l'angoisse de tous, de la situation pareille à la notre, sinon pire. Véritable disette. Très grosses pertes. Il y a une véritable guerre en Yougoslavie, avec beaucoup de morts aussi. Il ne considère pas possible l'envoi par les nation de l'axe d'une armée suffisante en Afrique pour éviter d'en être chassés. Alors, dit-il, le plan serait d'abandonner l'Italie et l'Allemagne se retirerait derrière le Brenner. Tout ça... Il y aurait eu aussi de réels pourparlers de paix. Mais le Duce les aurait rompus parce qu'on ne lui rendait pas l'Abyssinie ni la Somalie... Ce serait sur la volonté d'Hitler que Ciano aurait été au Vatican, pour avoir un contact absolument direct, une influence pour contrecarrer les Anglo-Américains. Il me rapporte d'autres propos qui montrent, comme partout, une grande lassitude, un désir d'en finir, et de se débarrasser des responsables du désastre volontaire qui ravage la terre entière. Il parait que le Duce, toujours actif, énergique, serait cependant gravement menacé dans sa santé. Il me dit aussi à propos de l'entrée en guerre de l'Italie que M[ussolini] voulait nous attaquer une dizaine de jours plus tôt qu'il ne le fit. H[itler] ne le voulut pas. Il espérait en finir avec nous tout seul, ce qui lui aurait donné toute liberté vis-à-vis de son associé. Mais M[ussolini] attaqua en fin de compte, sans demander la permission.

13 [mars 1943]

Déjeuner des Cald'arrosti, entre Rabaud et Cognacq. Puis la séance pareille à bien d'autres. Tournaire y parle indéfiniment du titre des grands prix de Rome. Dans leur coin, Denis et Desvallières rigolaient doucement. On parle d'élection. On est à la recherche d'un peintre! Après Désiré-Lucas, qui serait le prochain élu, il parait qu'il n'y a plus personne. Montezin, Billoul l'affirment. Montezin! Billoul! Bouchard, comme toujours, fait une intervention à propos de la réforme de coordination des deux Écoles, sur des cancans, aussi comme toujours. Acheté l'Inégalité[5] de Gobineau. Ça semble indigeste, et un essai sur Rachel et son temps[6].

13 mars [1943]

Visite de M. Guyonnot, du Conseil municipal de Boulogne, avec sa jeune fille et sa femme.

À déjeuner Beltran. Je ne le trouve toujours pas bien, un peu boursouflé. Cette maladie de cet hiver l'a sérieusement touché. Les sulfamides lui laissent des suites. Nous reparlons du dîner d'avant-hier, qui fut si charmant vraiment. Et nous parlons de l'exposition Barcelone-Madrid dont il me promet des merveilles financières. Seulement, ce qui est assez facile pour un peintre ne l'est pas pour un sculpteur. Il me faudrait plus de temps que je n'en ai, puisque les délais d'exposition sont limités. J'établis mon programme.

Pas travaillé hier et aujourd'hui et demain matin, il faut que j'aille à la mairie.

 

Cahier n°42

14 mars 1943

Avec les Beltran-Massés, visite de la maison de nos voisins Laurens, qui la vendent. Très bien arrangé, leur logement. Et ceux-là, en outre, ont su faire des provisions! Mais je ne crois pas que nous les aurons, les Beltran, pour voisins. C'est bien grand pour deux personnes. Dommage, peu de gens sont aussi sympathiques.

Puis, chez les Guibourg, où je retrouve M. Lestrille, l'ancien maire d'Ault, où j'ai fait le monument aux morts du petit village. On ne parle, bien entendu, que de la même chose.

Passé ensuite chez Ladis[7]. Conversation sur le christianisme et la loi de force, qu'il s'efforce de concilier... sur Bergson et son ralliement au catholicisme? Il s'agissait plutôt, chez Bergson, à mon avis, d'un geste d'adhésion à la doctrine chrétienne dans sa spiritualité, plus élevée que le judaïsme, que d'une acceptation du catholicisme. Question à étudier. Bergson, je revois ce petit homme fin et concentré. J'aurais voulu en faire un s[ain]t Augustin. C'est sous ses traits que je vois s[ain]t Augustin.

15 mars [1943]

À la mairie, avec M. Rabot et M. Colmar pour déterminer l'emplacement des noms des anciens maires, dans le vestibule.

Travaillé au Cantique.

Ladis part d'urgence pour Vichy, rappelé par une maladie de Lily.

Rivaud vient me voir tout en fin de journée. Gentil garçon. Il désire beaucoup avoir un rôle important dans la corporation. Qu'on en accepte un, quand on vous y oblige presque, ça se comprend. Mais qu'on le recherche, alors qu'on est si heureux à ne penser qu'à son travail, dans son atelier...

16 mars [1943]

Quand on s'attaque à fond à l'exécution parfaite d'un nu, quand on se trouve en continuelles difficultés pour rendre la nature qu'on a devant soi, avec toutes ses sensibilités, les passages des dessins les uns dans les autres, ce charme et cette puissance réunis, quand il faut en même temps trouver et conserver, malgré la nature qu'on copie, le moment du mouvement, le seul moment qui donne à votre statue la vie dans l’immobilité, cette contradiction! car la vie c'est la mobilité et je dis : malgré la nature qu'on copie, car le modèle vivant s'immobilise, lui, dans des poses sans vie, ce modèle qui doit être bien choisi, cependant, et fidèlement copié, on comprend que bien peu aient la volonté, la ténacité qu'il faut et que tant de sculpteurs dissimulent leur impuissance derrière des théories et la soi-disant "stylisation", ce mot idiot. je pense à toute les dernières statues des pauvres Maillol, Despiau. Mais quelle joie immense ils se refusent, sans s'en douter. Joie que je commence à ressentir pleinement pendant mes heures d'atelier, à mesure que j'approche de la fin du Cantique, sa vraie fin, enfin! Heures pendant lesquelles j'oublie l'idée fixe actuelle de tous les êtres humains dans le monde.

Mais l'idée fixe vous reprend aussitôt et l'on pense que François 1er pouvant dire : "Tout est perdu, fors l'honneur"...

17 mars [1943]

Si je ne me sentais pas paresseux en ce moment, paresseux pour tout ce qui n'est pas sculpture et dessin, j'entreprendrais un bouquin de critique, qui serait le complément de celui sur l'enseignement. Il serait amusant d'imaginer une sorte de journal tenu par un critique, quelque Hippias de nos jours. Mais il faudrait pour cela, pendant un an, suivre toutes les expositions, les petites comme les grandes et chaque fois faire un article à sa façon. Il faudrait aussi fréquenter le monde des critiques, des journaux, percer dans la mesure du possible les raisons mystérieuses (? pas si mystérieuses que ça) de certaines réputations, visiter des ateliers, entremêler dans les articles de critiques des portraits de critiques, de dialogues, etc. Bref, on pourrait faire quelque chose de vivant et d'utile, bien utile comme mise au point.

Je pensais à cela en visitant aujourd'hui, galerie Charpentier, nouvelle manière, l'exposition de "L'Aquarelle", qui semble organisée surtout pour vendre tout un lot de Constantin Guys. Il y a dans ce lot de forts jolies pièces, à la fois documents et œuvres d'art. Il y a aussi de remarquables Jongkind et des Ravier parmi les meilleurs. C'est vraiment fort. Ravier s'est usé, a détruit sa vue à vouloir copier le soleil. Il est arrivé à la transposition des valeurs qui vous laissent le souvenir d'un réel couchant. C'est mieux que Turner, parce que plus direct. Ravier et Ziem sont supérieurs à Turner, bien souvent artificiel et creux. À côté de ceux-ci, parmi les vivants, d'excellents Simon[8], aussi très directs, et un Vlaminck, moins sincère, mais sensible. Après tout, peut-être voit-il ainsi. D'une manière générale, dans ce qu'il y a là, il y a de l'habileté, qui est indispensable à l'aquarelliste, mais rien ne va au cœur sauf Simon. L'intelligence, le système ont plus d'importance que l'émotion[9], aujourd'hui. Et pourtant, bien que la plupart de ces gens là se réclament de l'intuition, malgré toutes les théories, on sent la réalité s'imposer. Elle pousse en dessous.

Au Dernier-Quart, où je suis entre Breguet et Le Mée, en face d'Yves Mirande. Il raconte d'abominables histoires d'un directeur de théâtre qui, pendant les répétitions, avait de brusques poussées de désir de telle ou telle actrice, lui donnant incontinent l'ordre de monter dans son bureau où il la bousculait brutalement. Après quoi la répétition reprenait...

Le Mée dit avoir vu les affiches prêtes dans les mairies, donnant ordre à tous les hommes valides, en cas de débarquement anglo-américain, de se rendre, suivant leur quartier, dans des camps d'internement désignés.

Bénédic me dit que la guerre ne finira jamais, car il voit un retournement de situation qui grouperait le monde en deux camps; les Blancs contre les Russes et les Japonais!... Et ce serait la fameuse guerre annoncée par Guillaume II, jadis. Il parait que les Allemands ne sont pas contents des Jap[onais] qui laissent passer tous les envois américains aux Russes... Cette guerre pourra s'appeler de toutes sortes de noms : guerre des bobards ne sera pas un des moins justifiés.

Lacour-Gayet me demande si j'ai toujours chez moi le buste en marbre de la Grande Duchesse[10].

Je vais visiter l'exposition de Bouchaud. C'est pas mal mais ce n'est pas un grand maître. Dans la disette de peintres où nous sommes pour les vacances de la section de peinture, certains ont lancé ce nom. S'il s'agit d'un orientaliste, autant Fouqueray qui a de grandes décorations, ou Paul-Élie Dubois. Il a plus d'allure. Raté là Boschot avec qui j'avais rendez-vous et qui a dû m'attendre.

Rue de Valois, chez Lamblin pour lui demander de sauvegarder les maquettes du plan de Rome de Bigot. Puis chez Allisol, de passage à Paris. Ce serait la dénomination de "corporation" qui arrêterait la signature définitive. Alors les trois ministres qui ont déjà signé la loi n'auraient pas su ce qu'ils faisaient! Tous ces apprentis législateurs!

Je rate le rendez-vous chez Riou.

18 Mars [1943]

Marcel[11] est rassuré pour les copies de ses parties de chœur. Elles sont finies. Première répétition des chœurs gouvernés ce soir. Finalement c'est le titre Prière qui reste. Il était trop tard pour changer. Je regrette. Les Suppliants, c'eût été beaucoup mieux, et plus spectaculaire. Le début va, en tout cas, créer un certain malentendu.

À déjeuner les Verne et Fernand Gregh. Fernand Gregh annonce le débarquement anglo-américain comme tout proche. Lui et Verne disent que les nouvelles mesures anti-juives imaginées par Darquier, le président Laval n'en veut pas. Il paraîtrait que ce D[arquier] est un homme vénal, qu'il fait chanter les juifs et s'enrichit par son antisémitisme...

Excellente journée au Cantique. C'est la dimension de ce modèle qui contribue à sa lenteur d'achèvement. Trop petit de 20 cm. Alors on peut aller aussi loin que grandeur nature. C'est la taille 1 m 20 dans laquelle je ferai Prométhée, le modèle de Prométhée, ou grandeur nature.

19 mars [1943]

Marcel semble satisfait de la première lecture par les choristes femmes de sa symphonie. Il ne s'en lamente pas moins du peu de répétitions qu'il aura. Deux en tout pour l'ensemble, dont une seule d'une heure avec les chœurs. Pour l'orchestre seul, une de deux heures qui sera en même temps la première lecture. Or, il paraît que les chefs d'orchestre et compositeurs se plaignent de ce nombre insuffisant de répétitions, l'État a octroyé 800 000 F de subvention aux grandes sociétés pour leur permettre d'augmenter d'une, leurs deux répétitions. Alors, pour tenir les engagements pris, les sociétés font trois répétitions de deux heures, au lieu de deux de trois heures. Le tour est joué.

Guère travaillé aujourd'hui. Le matin, visite de Guy-Loë qui venait me demander des signatures, et m'a occasionnellement raconté les luttes intestines qui divisent le comité de l'Entraide en même temps que les intrigues de l'hurluberlu de Monzie pour essayer de s'emparer pour l'Entraide et, avec l'aide du conseil d'administration de la Fondation Salomon Rothschild, de l’hôtel Berryer. À l'Entraide même, Monzie aurait pour lui le seul Garnier[12]. Les autres seraient contre. Tout ça m'amuse. Il n'y a qu'à se rappeler le jeu de Monzie avec l'Italie pour comprendre quel esprit faux il est. Mais ces intrigues ne se noueraient pas si l'État était moins inerte. Les commissions, ça ne va pas vite. Mais nos actuels dictateurs aux petits pieds vont encore moins vite, parce qu'ils ont la frousse et ignorent les questions, souvent.

Visite aussi du gentil Lagriffoul qui me porte sa médaille pour l'Aluminium français. Thème : l'expansion française. Pas très bonne. Composition trop théâtrale. D'après ce qu'il me dit, Muller semble avoir eu une idée meilleure.

Puis j'ai passé presque toute la journée à ce travail idiot d'impôt sur le revenu. Pas pu me mettre au travail avant quatre heures. En tout cas, me voici tranquille. Maintenant tous les morceaux viennent presque automatiquement tout seuls.

20 mars [1943]

M. Colmar et son maire-adjoint viennent me chercher pour aller à l'hôtel de ville à la séance "d'urbanisation" de Boulogne. Nous sommes dans une salle que décore une peinture marouflée de Rigal. Affreuse chose. Ce malheureux n'a aucun sens de l'échelle. La salle est petite. Sa toile est sous l'œil, va du plafond au sol. Et il [a] collé là d'énormes personnages au moins une demie fois plus grands que nature. Et dessinés! Il y a notamment un homme de dos, personnage principal, incroyable de malformation. Tout est fait de chic. Je pense aux Chambres de Raphaël. C'était à traiter modestement, de manière analogue. Dans cet hôtel de ville, du point de vue des œuvres d'art qu'on y a introduites depuis quelques années, on va d'ahurissement en ahurissement, aussi bien pour ce qui est accroché que pour ce qui est définitivement installé.

On examine donc les plans d'aménagement de Boulogne, étude viciée dès le début par l'incertitude où l'on est du maintien ou non des usines Renault. Il s'agit d'ouvrir des voies, de nettoyer les rives de la Seine, de sauver certains points de vue sur le parc de Saint-Cloud, aussi d'augmenter le nombre des écoles primaires, d'agrandir l'hôpital, etc., programme classique. Mais Leconte et moi fûmes surpris de voir indiqué, en plein milieu de jardins et parcs au bord de Seine, un port industriel avec dépôt de charbon. Comme nous élevions de justes critiques contre cette erreur élémentaire du parti, nous avons vu se dresser contre nous l'ensemble des ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui sont en fait —Polytechnique derrière — les grands maîtres de la reconstruction. Parti pris d'autant plus singulier que ce port pourrait être installé de l'autre côté, entre le cimetière et les usines Renault. Mais à cause d'aménagements prévus dans une des îles qui sont là, on a essayé de nous en prouver la difficulté. Bref, tout ce que nous avons pu obtenir, c'est l'indication au procès-verbal de notre opposition. Et, comme me le dit quelqu'un au moment où l'on se levait :

— La vraie raison, on ne vous la dit pas...

Je déjeune avec Expert où nous dépensons beaucoup d'argent, sans rien d'extraordinaire. C'est partout comme ça maintenant. 150 F devient un petit prix. Expert lit des notes sur Debussy et s'étonnait que sa vie ait été sans noblesse, avec beaucoup d'actes très laids, même. Il avait pourtant un bien grand et personnel talent. Ce n'est pas comme Ravel, me dit-il, qui n'a pas inventé un seul thème. Toutes ses œuvres, le Tombeau de Couperin, le Boléro, je ne me souviens plus quelles autres il citait, sont des arrangements de thèmes pris.

Réception Perret à l'Académie. Le brave Leriche s'efforce dans son petit discours d'accueil de lui glisser quelques petites rosseries spirituelles. Avant la séance, il le lisait dans un couloir à Bouchard, qui approuvait. C'est fantastique à quel point Perret fait membre de l'Institut. Personne, pas même un bébé en bas âge, ne s'y tromperait en le voyant sortir solennel et lent, de la cour. Il a dû être comme ça toujours, naître avec cette allure compassée et auguste. Ne s'appelle-t-il pas Auguste d'ailleurs? On me félicite beaucoup de mon livre : Gasq, Billoul, Dupas surtout.

Verne nous emmène visiter l'exposition de portraits d'une femme du monde, madame Weran, je crois, qui expose rue de Seine, quelques toiles, des Baschet[13] affadis. Mais elle est elle-même fort jolie.

Je retrouve Lily à l'Opéra-Comique où nous entendons la Traviata et Kermesse, petit ballet de Lavagne, très habilement traité musicalement. Mais quel pauvre et vieillot spectacle. Sauf la chanteuse, et encore, c'était bêtement joué, on se serait cru devant une troupe de passage, en province. Mais le public éperdu applaudissant, pleurant. Même provinciale impression de Kermesse, sans aucun entrain. Kermesse de quatre ans d'abrutissement. Mais je suis sûr que, dans le silence, se créent en ce moment des œuvres fortes, qui jailliront à leur heure, du plus profond du cœur artiste de la France, comme ces flammes qui, dans la nuit, s'élèvent comme des éclairs, au-dessus de la fumée noire des usines.

21 mars [1943]

Printemps! Partout on continue à tuer, à tuer, à tuer.

Visite de Hennebute, ancien élève, mais qui a abandonné la sculpture et comme on fait fortune facilement, va entrer dans les affaires... Il y avait là le jeune Dei Enzo, qui avait fait l'an dernier cette petite Danseuse si réussie que Bouchard et Descatoire accusaient d'être moulée sur nature. Il est complètement remis de sa dépression nerveuse. Curieux de savoir ce qu'il donnera dans l'avenir. Il y avait bien dans cette statue des parties troublantes. Une nouvelle œuvre nous éclairerait.

Après-midi, visite de Baudry accompagnant une femme délicieuse, duchesse de Serrant, fort jolie et sensible, et le général Hureau. Puis sont venus Bollaert et sa femme —visite de l'atelier — puis bavardage autour de tasses de thé — bavardage naturellement sur les mêmes questions. Mais le général nous parle des recherches faites dans le Sud Ouest, région de S[ain]t-Gaudens où l'on aurait trouvé à 2 000 mètres! des nappes de gaz annonciatrices du pétrole. Mais s'il y en a, ce seront des exploitations terriblement coûteuses. Il nous apprend aussi que, du train où on y va, toutes les exploitations pétrolifères du monde seront taries dans une cinquantaine d'années.

Mais quel regret j'ai, quand on visite l'atelier du Temple[14], en voyant l'intérêt que tout le monde y prend, d'avoir, à ce point de vue, mal mené ma barque, d'avoir manqué de culot et surtout perdu tellement de temps. Je croyais que Rome m'aurait donné la liberté et ce temps si précieux. Ça a été le contraire. Après est venu l'École et maintenant, la peau de chagrin.

22 mars [1943]

Après-midi perdue. Visite d'un groupe du Génie français que pilotait Mme Legrand avec beaucoup d'intelligence. Après, travaillé au petit marbre de la Becquée. Mais on a encore tellement froid qu'on travaille mal. Le froid des outils de métal, brrr.

Marcel[15] rentre de sa journée dans Paris, dont la répétition de ses chœurs. Il semble content. Malheureusement ils ne seront pas assez nombreux. Mais ce qui est pire, c'est qu'il n'aura, avant le concert, qu'une seule répétition d'une heure seulement des chœurs et de l'orchestre réunis. Ces jeunes gens font peine, Marcel, comme les autres, insuffisamment nourris, obligés de mener de front deux ou trois ouvrages importants, et pourtant, en ce moment, ils sont parmi les moins défavorisés.

La radio transmet un discours de Ch[amberlain] vraiment stupide. Comme tous ces hommes feraient mieux de se taire, et s'il faut absolument parler, de le faire avec prudence, et ne pas, de ce côté là non plus, vendre trop tôt la peau de l'ours. Qui peut dire ce qui se passera dans le monde après pareille tuerie? dont tout le monde est responsable. Au départ lointain, ce sont Poincaré et Clemenceau, hélas, Clemenceau surtout avec ses ironies envers "la candeur" de Wilson, qu'on a paralysé, et que l'Amérique, avec raison ensuite a renié, car le traité qu'il a accepté était idiot. Briand lui-même est responsable, avec sa carence perpétuelle, avec son système de démission-fuite dès qu'un imbécile criait trop fort dans les couloirs ou qu'un Millerand quelconque intriguait contre lui. On s'en lave les mains. Soit. Et les Mussolini et les Hitler arrivent, puisant leur force dans ces abdications.

Abdication de tous, de Chamberlain à Daladier, tous trouvant le Traité de Versailles idiot, aucun n'osant en proposer la révision, à temps, c’est-à-dire il y a au moins quinze ans — le lendemain du jour où l'Allemagne entrait à la S.D.N. il fallait la proposer, et l'union européenne qui aurait pu se faire par la sagesse se fera par la force, si on peut appeler cela désormais union, quand des pays auront été ravagés, pillés, ruinés. Oui, ce qui aurait pu et du se faire par la sagesse et dans la joie je m'en suis rendu compte lors du voyage de décembre 41 — se fera par la force et dans la misère.

Je rencontre Wanda[16] en revenant de chez Pasdeloup. Elle me dit préparer un nouveau livre sur la musique dont le titre serait Les chefs-d'œuvre et leur destin. Le titre est beau.

23 mars [1943]

Lettre de Jules Adler me demandant de me charger de deux bustes en bronze.

Dans L’Opinion, Réau publie un assez important article sur mon livre. Mais il expose ses idées, à lui, mêlées aux miennes de manière telle qu'il semble me prêter des propos qui ne sont nullement les miens, il éprouve notamment le besoin de parler de Matisse et de Rouault, ce que je me suis bien gardé de faire. Ils ne le méritent, ni l'un ni l'autre. Mais c'est un ordre payé, m'assure-t-on. Alors, Réau, lui aussi? Ou est-ce sottise et lâcheté?

Churchill vient de prononcer un discours grotesque de vendeur de peau d'ours.

24 [mars 1943]

Encore une grande correction au Cantique. La pureté que doit avoir cette figure, la passion qui doit la dominer et le sentiment d'adoration qui est l'essentiel de son geste constituent la grosse difficulté de son mouvement, qui doit paraître tellement naturel qu'on ne doit pas y songer, et qu'on ne doit plus penser à la sculpture, que rien ne doit distraire de l'émotion [17]. Cela ne veut pas dire que la sculpture ne puisse [18] pas être ensuite regardée, étudiée en elle-même. Au contraire. Car c'est par la sculpture seule qu'on doit arriver à faire oublier la sculpture. Meilleure elle sera, mieux sera atteint le but. De là, cette longue, persévérante, acharnée poursuite sous tous les aspects [19]. Que les peintres sont heureux de n'avoir à s'occuper que d'un seul aspect. Les "grandes" corrections jouent sur des nuances, si l'on veut. Elles sont essentielles et je n'ai à regretter aucun temps perdu. Je suis parvenu enfin à un gonflement du dos qui n'était pas commode. Les saillies des dernières côtes, des fausses côtes, quel mal elles m'ont donné! Parce que je manquais encore d'audace.

25 mars [1943]

Nous sommes, Descatoire, Lejeune et moi [désignés] pour donner le sujet du concours d'esquisse du 1er essai : Andromède liée au rocher par les Néréides.

Aussitôt après je file salle Gaveau, où Marcel[20] conduit la première répétition de sa deuxième Symphonie. J'ai eu une impression excellente. Quand les chœurs viendront là-dessus, ce sera d'un grand effet. C'est riche, très émouvant. Le pauvre enfant est éreinté.

Après-midi à l'éternel Cantique. Mais le résultat sera une véritable récompense de la ténacité.

Article stupide de d'Espegel dans L'Ami du Peuple sur mon livre. C'est toujours le même boniment de la critique d'art. Il déclare "désastreux mes raccourcis historiques". Il met sur le même pied Delacroix et Despiau! Je crois que je lui répondrai en me fichant de lui. En outre, il fait, lui, une erreur historique sur la composition de l'Académie par David.

Lejeune, ce matin, me disait qu'on en parlait beaucoup. De même Domergue, de mon bouquin.

26 mars [1943]

Jugement du 1er essai. Bien faible. Trente-quatre concurrents seulement pour 20 places. Nous étions jadis 120 à 130, et seulement des jeunes hommes. Sur les trente-quatre actuels, il y a un bon tiers de femmes. On est, non sans raison, agité par les conséquences des lois concernant les fils d'étrangers. La loi dit que si l'on est fils né d'un père non français, on n'a plus aucun droit. Si l'on est fils né d'un étranger naturalisé avant la naissance de l'enfant, on est considéré comme Français. Ainsi, Antoniucci, qui a eu un second grand prix, qui vient de faire sept ans de service militaire, dont la "drôle de guerre" pendant laquelle il faillit être tué au combat, puis fusillé, n'a plus le droit de faire le concours. Son père a été naturalisé après sa naissance. La petite Madame Martin, élève de Descatoire, marié à un architecte, mère de famille, fille d'italien aussi, a le droit de faire le concours. Son père était naturalisé avant sa naissance. Question que nous devons porter devant l'Académie samedi.

Après le jugement, je vais chez Gemignani voir un de ses bas-reliefs pour la nouvelle Faculté de médecine. Bien. Puis chez Niclausse dans le même but.

Niclausse, c'est le type du sculpteur de morceau. Il fait d'excellents bustes, largement traités, très écrits, mais aucune imagination. Nous vivons sur le souvenir de ses groupes paysans qu'il faisait il y a une trentaine d'années, lorsqu’il vivait à la campagne. Il y a eu, à ce moment, tout un mouvement d'art réellement moderne, mené par Hippolyte Lefebvre, avec Roger-Bloche, avec Vital Cornu, Sicard, Boucher[21], Desruelles, Fernand David, et derrière eux, Bouchard à ses débuts, Niclausse. Ils continuaient Constantin Meunier trop oublié aujourd'hui, ils élargissaient la voie qu'il avait défrichée, en se penchant sur tous les programmes plastiques de notre temps, s'efforçant de traduire sculpturalement[22] la vie contemporaine. Niclausse, avec ses scènes intimes de la vie paysanne, Fernand David avec sa remarquable figure de violoniste en redingote, etc.

Il serait intéressant de rechercher le pourquoi de l'avortement de ce mouvement. En tout premier lieu, au fait qu'il ne fut pas encouragé par son intégration dans l'architecture, sauf quelques timides essais de Chedanne. L'État acheta parmi cette production les meilleures choses, mais rapidement les directeurs de musées, intimidés comme toujours par la critique, relèguent vite tout cela, mettant en valeur les éternels néoclassiques Bourdelle, Maillol, Despiau, Drivier, même Dejean si nul, voire Jeanniot ayant lui cependant une autre verve, une autre imagination, une autre puissance. Tout cet art n'ayant cependant rien à voir avec la vie contemporaine, ni par la pensée, ni par sa représentation, fut qualifié de moderne, à cause d'un certain genre de déformation d'un maniérisme de gestes, à la mode, qui nuit tant aux décorations de Jeanniot comme de Dupas. Les protagonistes mêmes du véritable mouvement moderne, comme Niclausse, ne persévérèrent pas. Et la critique qui se trompe toujours, tout en criant contre l'académie, se mettait à vanter un académisme "d'avant-garde" qui n'est qu'une manière encore plus dégénérée que celle contre laquelle s'élevèrent avec raison les romantiques et surtout les réalistes et qui n'a même pas le mérite de l'application. Je pensais à cela en revenant de chez Niclausse.

Il fait maintenant des nus bien ordinaires (et je suis bien le dernier à repousser le nu), et qui ne veulent rien dire. Rien ne subsiste chez lui, ni chez les autres, ou peu de chose, des recherches plastiques auxquelles avaient conduit des hommes comme Hippolyte Lefebvre ou Fernand David, l’interprétation plastique du costume moderne. Constantin Meunier était pour une grande part dans cette orientation. Mais d'autres hommes y ont aussi la leur et non moins grande, comme Paul Dubois, Barrias et Falguière, et un peu avec eux Dalou. La réputation de Rodin les a fait quelque peu oublier. Et pourtant, malgré tout, qui s'en réclament. Rodin n'a pas eu une telle influence plastique sur la sculpture moderne. C’est que à sa belle époque, il n’y a pas à l’imiter. Il est, à ce moment de sa vie, trop près de la nature. Ce qu'il a fait alors, L'Âge d'Airain, le saint Jean-Baptiste, ça ne se fait pas facilement. Donner Maillol ou Despiau comme ses élèves ou ses continuateurs, c'est une plaisanterie. Bourdelle, à la rigueur, bien qu'il ait sombré dans tous les néo-archaïsmes qu'on puisse pasticher d'après les recueils photographiques des musées. Cela a abouti à cette figure de la France, qu'il appela aussi Athena Promachos, et qui n'est qu'une caricature de l'art grec, une fois de plus.

Pauvre art grec! À quelles sauces l'a-t-on mis depuis des siècles! Et à chacun de ces avatars on voit la critique s'exclamer, se pâmer, parler de nouveauté. Delacroix a fort bien défini la mentalité du critique d'art qui ne peut se dépouiller de cette tunique de Nessus. Ce sont eux pourtant qui font les réputations momentanées. Là est la vraie responsabilité du trouble contemporain. D'Espegel dans sa critique idiote de mon livre attribue le désordre à l'Académie, l'imbécile! Nous le crierons, dit-il. Mais nous, ce que nous crierons, c'est le caractère louche de l'action de la critique[23], la marionnette dont le commerce tire les ficelles. Voilà pourquoi tant d'excellents artistes comme Niclausse aujourd'hui ou Terroir et bien d'autres, ne sont pas à leur place, tandis qu'au pinacle on voit hisser les médiocres, auxquels il a suffi pour avoir les suffrages des critiques, de se déclarer hostiles à l'enseignement, hostiles à l'Académie qui n'a plus rien à voir avec l'École. Le grave de l'histoire, car autrement ce serait sans importance, sont les conséquences pour les jeunes gens.

À ce jugement de ce matin, on voit des femmes à éléphantiasis comme Maillol en fait. Ils ne pensent plus à la nature. Entre eux et ce qu'ils font se fixe ce type de forme qu'ils voient vanter, honorer, mettre en place d'honneur dans les musées. Tout cela devra être dit, et je le dirai dans mon livre sur la sculpture.

J'ai bien fait de me cramponner à mon Cantique. L'affirmation de l'élan en arrière, peu de chose, si l'on veut mais qui me fait tout recommencer sauf la tête, les bras et les jambes à partir des genoux jusqu'aux pieds, la passion que l'exécution refroidissait et du point de vue morceau, donne quelque chose de magnifique si je le rends bien. Non, l'expression d'un sentiment ou d'une pensée ne nuit pas plus à la belle forme, à la sculpture pure, que, en peinture le beau dessin nuit à la couleur ou la belle couleur au dessin. Pourquoi voir partout des antinomies? Est-ce que la Symphonie Fantastique ou l'Héroïque sont des musiques impures? Ah! les imbéciles.

27 [mars 1943]

Répétition de Prière du cher petit Marcel[24]. La création musicale a un caractère bien spécial. C'est, après la création, si l'on peut dire, abstraite, mystérieuse et sans vie de l'écriture, la création immédiate et sur place de l'exécution. Alors, le compositeur, dressé au milieu de son orchestre a quelque chose de réellement inspiré, donnant de son geste la vie aux signes. Cet enfant, il était par moment tout à fait possédé par tout cela qui venait de lui, et de ces feuilles se répandait magnifiquement jusqu'à nous. Un manuscrit de musicien, cela doit être considéré, touché, manié avec la même précaution, la même émotion qu'on prend pour un dessin de Michel-Ange ou de Donatello. Avec quelle émotion j'ai ainsi tenu dans mes mains, à Chantilly, en 1918, le dessin de la Joconde dénudée de Léonard et le Grand Prophète de Donatello. L'art musical [25] permet d'analyser assez bien le phénomène de la création artistique, parce que ce qui est unifié dans la création plastique se trouve là très nettement divisé en deux, invention, exécution. Nous, nous inventons et exécutons simultanément. Le musicien invente sa composition. Souvent un autre exécute son invention. Le virtuose intervient. L'orchestre peut être considéré comme virtuose aux multiples bras. Virtuose dont l'interprétation, obligatoirement, mathématiquement fidèle, peut cependant modifier le sentiment, la volonté de l'invention.

Tandis que j'étais dans la bibliothèque de l'Institut, je vois arriver de loin un groupe solennel de trois personnages marchant lentement, à pas mesurés, cérémonieux. C'était notre dernier élu Auguste Perret. Il avançait le premier, comme un grand prêtre dont l'hostie serait sa tête. Derrière lui, comme des servants Leriche et Montézin. Ce Perret a vraiment quelque chose de comique. Mais sans s'en douter. C'est pour les autres, le meilleur, pour moi du moins.

Petite fête des Parisiens de Paris en l'honneur de mon vieux Jean Vignaud. Bayard a fait une petite conférence assez verbeuse, uniquement verbeuse même, sur "l'esprit parisien". Mais des artistes du Français ont lu ou récité des vers et des morceaux de prose d'Anatole France et autres et ce fut très amusant.

28 mars [1943]

Aujourd'hui 2e symphonie de Marcel[26]. Le manque de répétition s'est fait un peu sentir, par une certaine monotonie, une tension excessive. Le succès me paraît avoir été très grand, peut-être moins grand que Rythmes du Monde. Je crois que le titre a quelque peu déconcerté, et que le récitant, J[ean]-[ouis]. Barrault a un peu contribué à une certaine incompréhension[27]. C'est une très belle, très grande œuvre, et en tout cas, une très grande promesse. Ça change des trios d'anches chers à Büsser, des pauvres mélodies de Büsser, autres pauvretés. Mais avant Büsser, il y avait l'Après-midi d'un Faune et la Symphonie Inachevée. Büsser n'a même pas été voir Marcel après le concert.

Beltram était dans l'enthousiasme. Nous avons dîné ensemble, et quel dîner! avec deux amis à lui, M. Legay et son gendre. Ce M. Legay s'occupe de vente d'œuvres d'art.

29 mars [1943]

Avant d’aller à la commission de réforme de l’enseignement, je passe à l’exposition Adnet. Il fait orner des meubles par des sculpteurs "modernes". Comme les dits sculpteurs sont sans invention, ils se jettent sur les Vénus, les Diane, les Actéon, etc., tous les pauvres sujets rabattus, et qu’on a tant reproché à l’École. Comme ils ignorent tout, ils croient les découvrir, les pauvres, et comme ils ne savent rien, ils exécutent ça comme des petits débutants de l’École. Il y a notamment un nommé Couturier, et le pauvre Cornet.

À l’École, la commission des Écoles. Je crois que les choses vont se réaliser à peu près comme j’en traçais le plan dans mon bouquin. (Reçu, à ce propos, une lettre charmante de Chevrillon). Mais les difficultés viendront de l’École des Arts décoratifs où l’on est terriblement prétentieux. Invraisemblable. Cela donne une idée de ce que dû être l’homérique querelle entre les corporations et l’Académie royale à ses débuts.

Nous avons de bons échos du concert d’hier.

30 mars [1943]

Marcel[28] rentre ce soir. Il était au Conservatoire où il fait la musique d'un film sur le Conservatoire. C'est à peine, me dit-il, si Büsser a fait allusion au concert de Dimanche. Le concert devait être radiodiffusé, mais la radiodiffusion a été arrêtée aussitôt après les mélodies de Büsser. Au lieu de la symphonie de Marcel, on a donné : le résultat des courses... Quant au film, Guy-Grand qui le tourne a raconté à Marcel que Delvincourt avait manifesté de l'hostilité vis-à-vis de lui :

— Vous auriez dû me consulter; lui a t-il dit, avant de confier la musique à Landowski. Pour le Conservatoire, ne va-t-il pas faire une musique trop agressive?

Propos que Guy Grand s'est empressé de rapporter à Marcel. Ce film, un nommé Chaillet qui est secrétaire général du Conservatoire aurait voulu le faire, et bien que sachant que Marcel le faisait, a essayé de le supplanter. Mais il a dans Guy Grand un ami fidèle qui s'amuse de toutes ces mesquines intrigues.

Tout cela est signe que Marcel a du talent et que cette seconde symphonie est bonne. Quel artiste vraiment grand, n'a pas vu les crapauds croasser autour de lui.

31 mars [1943]

Visite de Domergue, enragé pour être de l'Académie. M'a porté des photos de ses œuvres. Elles sont des images assez vivantes de l'époque vue par son côté alambiqué, mondain, modiste presque. Rien de caractéristique ni d'ému. Certains groupements de personnes, au théâtre, au café, aux courses, partout où l'on est artificiel, sont bien arrangés et ceux dont j'ai vu les originaux, bien tachés. Mais quel "àpeupréisme". Il croit avoir beaucoup de voix. Je l'ai mis en garde contre la déception. Je ne crois pas qu'il passe jamais. Il est amusant et ma foi ne serait pas plus mal que le pauvre Billoul, si bête. Boschot, cet après-midi, me disait qu'il aurait pas mal de voix, car il aurait promis à quelques-uns de leur faire vendre... Ça doit être une bonne petite calomnie d'un partisan d'un autre concurrent. Et il en sera toujours ainsi, pour toute élection, dans n'importe quelle institution, fut-ce même pour l'élection du Pape, et à n'importe quelle époque.

Nous parlions avec Domergue de l'obsession libidineuse du vieux René Baschet. Et il me dit que le très haut personnage actuel était absolument dans le même état d’esprit.

Je passe un instant à l'École où le concours Chenavard était exposé. J'y vois une excellente gravure de Bastien. C'est un des frères de Brayer, fils du général. C'est plus solide que ce que fait Yves B[rayer]. Mais comment concilier le jugement de la peinture où l'on voit ex aequo deux toiles aux tendances absolument opposées. Une toile très bonne, un peu à la manière de Simon[29], intitulée Le Cirque, et une toile Baigneuses pareille aux plus sottes fantaisies des Salons extrémistes. Des silhouettes qui semblent des agrandissements des mauvais dessins de Rodin. Récompenser cela dans un établissement d'enseignement? Sculpture assez médiocre. Que d'artistes inutiles on fabrique, surtout ces femmes. En sortant, je rencontre Cogné, qui fait important personnage. Très gentil.

À la commission administrative, on prononce le nom de Th[éophile] Gautier. Aussitôt Boschot lève tous ses poils, ceux du nez, cheveux, oreilles, sourcils, etc. Comme il a écrit un livre sur Gautier, c'est son bien. Ainsi bien des gens vivent du talent des autres, finissent par croire que leur talent, c'est le leur. Il n'y en a vraiment pas beaucoup qui boivent dans leur verre. Ces études analytiques ne sont sans doute pas sans intérêt. Mais quand elles deviennent de l'exploitation, comme trop souvent c'est le cas, c'est ridicule.

Après la commission où tout le monde entérine toutes les propositions de Germain-Martin, je file à Fontenay-aux-Roses, chez Madame Pierre Laurens, pour y acheter un marbre. Toujours bien émouvant de visiter l'atelier d'un artiste mort. Pas beaucoup d'œuvres de lui. Une Annonciation en cours, mais assez quelconque. Pourquoi refaire de pareils sujets qui ont été si parfaitement traités, surtout si parfaitement religieusement traités. Mais il y avait là le portrait de Jean-Paul Laurens par Rodin. Ça c'est un chef-d'œuvre. Un chef-d'œuvre pour nous, c'est ce qui donne envie de travailler.

 


[1] John D. Littlepage en Collaboration avec Demaree Bess.

[2] Boris Godounov.

[3] Monument Gaston Thomson.

[4] Important, raturé.

[5] Essai sur l'inégalité des races humaines, publié en 1853.

[6] A. de Faucigny-Lucinge, publié en 1910.

[7] Ladislas Landowski.

[8] Lucien Simon.

[9]. Suivi par "c’est assez curieux, puisque la plupart. Ce serait curieux...", raturé.

[10]Luxembourg Grande Duchesse du

[11] Marcel Landowski.

[12] Tony Garnier ?

[13] Marcel Baschet.

[14] Temple de l’Homme.

[15] Marcel Landowski.

[16] Wanda Landowski. 

[17]. Suivi par : "Et c’est par la sculpture seule qu’on doit arriver à faire oublier la sculpture." Raturé.

[18]. Au lieu de : "doive", raturé.

[19]. Au lieu de : "la poursuite du dessin sous tous les aspects", raturé.

[20] Marcel Landowski.

[21] Jean Boucher.

[22]. Suivi par : "le spectacle de notre temps, de notre époque", raturé.

[23]. Suivi par : "avec le commerce dans la coulisse", raturé.

[24] Marcel Landowski.

[25]. Au lieu de : "La composition", raturé.

[26] Marcel Landowski.

[27]. Au lieu de : "meilleure compréhension", raturé.

[28] Marcel Landowski.

[29] Lucien Simon.