1er juin [1914]
Ma fête. J'ai aujourd'hui 39 ans. La fête de ma petite Nadine. Elle a aujourd'hui 6 ans.
Autant cette cérémonie de la fête est gentille lorsque l'on est tout jeune, autant ces félicitations deviennent-elles presque pénibles, contradictoires, à mesure que l'on vieillit. Réjouissons-nous de la joie d'un enfant, qui s'amuse, entouré de ses petits amis, à qui chacun apporte un jouet nouveau. Mais, ces vœux de bonheur à celui qui a vieilli, qui a souffert, qui sait que le malheur marque autrement que le bonheur ! Ce qui m'a été doux c'est la pensée qu'a eue Lily de me faire donner de petits objets par les petits. Je n'ai pas eu la même pensée pour elle. Le bonheur de la vie est fait beaucoup de ces attentions que l'on doit avoir l'un pour l'autre.
2 juin [1914]
Travaillé à Bocskay[1].
3 juin [1914]
Carpentier est venu poser. Dernière séance. Je crois que c'est bien.
4 juin [1914]
Toujours Bocskay. Il avance très vite. Mais plaira-t-il à Genève. Situation insupportable de travailler ainsi en se demandant à chaque coup d'ébauchoir si "ça plaira". Ces gens de Genève sont particulièrement insupportables. Quand une esquisse a été acceptée, quand le modèle a été exécuté, monté, accepté par les architectes, alors survient le comité qui remet tout en question. Les architectes nous lâchent. Ainsi, on nous a fait abîmer pas mal de choses déjà. Une des principales pour lesquelles tant de monuments sont ratés. Si je n'en étais fatigué, je noterais ici l'histoire de chaque statue de ce monument. Que de recommencements ! Travailler pour les compteurs de boutons n'est vraiment pas drôle.
6 [juin 1914]
Reçu enfin lettres de Borgeaud et architectes pour Coligny, Mayflower[2]. Comme toujours des modifications. Mais celles qu'on me demande pour Coligny éreinteraient la statue. Comme si on n'avait déjà pas assez de mal à faire son travail. Après il faut lutter pour ne pas le laisser défigurer !
Pour le Mayflower quelques observations justes.
7 [juin 1914]
Bonne séance au buste de Lily.
À déjeuner, les parents de Lily. Étrange état d'esprit des hommes politiques qui ne peuvent absolument parler de personne sans immédiatement en dire pis que pendre ! Je crois que le père de Lily est au premier rang à ce jeu.
Chez Bouglé, garden-party d'universitaires : Durkheim, on espérait Jaurès qui n'est pas venu. Tout le monde très agité par la situation politique et l'échec de Viviani.
Chez les Millet, de même. Je [ne] regrette pas tellement cet échec. Viviani s'est entouré de trop de personnes quelconques.
8 juin [1914]
Ce qui se passe en ce moment en politique peut servir d'enseignement. Il n'y a que la netteté d'attitude qui vaille. Viviani échoue à cause de sa déclaration contradictoire sur la loi de trois ans. Je ne connais pas la valeur de ceux qui l'ont fait échouer. Au moins ils ont été d'accord avec eux-mêmes. Maintenant Poincaré appelle Ribot. Celui-ci, pour faire son ministère va pousser à gauche et va être en contradiction avec lui-même. Arrivera-t-il ?
10 [juin 1914]
Ribot forme son ministère. Si j'avais voix au chapitre, je serais de ceux qui le soutiendraient. Me voilà aussi en contradiction avec moi-même. Un gros effort va être fait pour le renverser dès le premier jour. A-t-on raison ? Si la déclaration de Ribot est nettement à gauche, pour l'impôt sur le revenu, pour le maintien momentané de cette lamentable loi de trois ans, pourquoi ne pas attendre les actes ? Pourquoi ne pas oublier un peu les questions de personnalités.
Cependant je reçois de Genève l'avis que Taillens va venir. Enfin je vais travailler sur des critiques précises. J'espère que je vais enfin aboutir.
11 [juin 1914]
Lily m'a ébranlé un peu dans mes convictions pour Ribot. Il serait intéressant d'étudier le pourquoi de la passion politique. Nous vivons à une époque où il me semble retrouver un peu de l'ardeur passionnée du temps de l'affaire Dreyfus. Il y a un nom qu'on ne peut plus prononcer sans se disputer, c'est celui d'Aristide Briand. Il est certainement, à mon avis, l'artisan néfaste de la période aiguë que nous traversons. D'aucuns et des hommes de valeur le considèrent comme un grand homme d'État. Étrange grand homme d'État qui après son passage aux affaires laisse le pays dans un pareil désordre. Étrange grand homme d'État qui, au nom de l'apaisement, a le plus injurié les partis de gauche et crié la plus violente campagne électorale [3].
14 juin [1914]
Bon travail hier avec Taillens. Le Mayflower est accepté. Bocskay également[4].
15 juin [1914]
Taillens revenu. Tout est définitivement accepté. Grand soupir de soulagement. Voilà bien longtemps qu'au moment de partir me reposer je ne me sens pas bousculé. J'espère avant le départ avoir le temps de faire une ou deux petites choses pour l'exposition de Georges Petit. Mon année prochaine s'annonce bonne. Je crois que la statue de Carpentier sera une bonne chose. Décidé à la faire en grand. Taillens m'en a semblé très enthousiaste. Penser que ce n'est qu'une copie ! Une des plus admirables statues de tous les temps. Intérêt à tous les points de vue. Par la force de la sculpture. Par le type athlétique représenté. Importance extraordinaire des obliques. Quand on regarde la statue de dos, les obliques débordent sur le bassin avec une puissance que je n'ai vue chez aucun athlète. De profil, les fesses ont une importance également très grande. Le type de Carpentier est très différent. La fesse notamment continue presque directement la ligne du dos. D'avoir vu cette statue m'a donné la décision encore plus ferme d'exécuter la statue de Carpentier en grand. Nul doute pour moi que Polyclète en faisant le Diadumène a fait un portrait d'athlète. En sculptant Carpentier, j'ai certainement connu le plaisir d'un sculpteur grec.
17 [juin 1914]
Je lis dans une vie de Chapu combien ce bel artiste a souffert de la vie de Paris, hachée, sans possibilité de vivre sur soi-même. Son besoin de solitude. Dans quelques-unes de ses pensées, son mépris pour les concessions, les platitudes à quoi sont obligés ceux qui recherchent les honneurs. C'est que pour beaucoup les honneurs à obtenir ont plus d'importance que ce par quoi ils arrivent à ces honneurs. Comme si la récompense obtenue donnait à leurs œuvres la qualité qui leur manque souvent. Je vois déjà de pareils sentiments chez de mes jeunes élèves. Les femmes l'ont plus violemment que les hommes. C'est un des plus dangereux sentiments chez de jeunes artistes. Et des plus décourageants pour celui qui ne vise qu'à leur faire aimer les belles choses.
20 juin [1914]
Le buste de Lily est terminé. Encore une séance. J'en suis content.
On moule le bas-relief du Mayflower
Gentille réception de Lily. Antoinette [5] m'apporte deux jolies petites études. Le buste de Lily me paraît avoir du succès.
21 [juin 1914]
"Il est des faiblesses qui tiennent à notre nature. D'autres nous ont été suggérées par l'éducation, et il serait impossible de décider lesquelles sont les plus difficiles à surmonter." Goethe.
[Juin 1914]
Tous les arts s'enchaînent les uns aux autres. Souvent, j'entends dire : "Que vont faire les musiciens à Rome, à la Villa Médicis ?" Ils y vont d'abord oublier les salons parisiens. Ils y vont apprendre ce que c'est que la peinture, la sculpture, l'architecture. Ceux-là seuls qui seront profondément sensibles aux arts autres que le leur deviendront de vrais grands artistes. Je mets en fait qu'on peut apprendre la technique de tout art à n'importe qui. Lorsque l'on a vieilli, mûri, réfléchi [6], déjà produit pas mal et démoli beaucoup, on s'aperçoit que tous les arts, tous les grands artistes, ont visé à dire la même chose, et que souvent, le point de départ d'un monument dans un art quelconque se trouve [7] dans un autre art. Ainsi Wagner part d'idées sociales et littéraires et produit la Tétralogie. Michel-Ange, pour son œuvre, montre à quel point les arts s'enchaînent. Une profonde poésie domine en lui, et beaucoup de littérature. Il connaît la nature, l'a étudiée de la manière la plus assidue. Le souffle du grand poète qui était en lui, lui a fait créer des humains supérieurs à ceux de la nature. Dès qu'on se met à vouloir théoriser à propos d'art, on entre dans les plus magnifiques contradictions. Tandis que je pense à Wagner, à Michel-Ange, musiciens, sculpteurs, philosophes et poètes, tout l'art grec se présente à moi, lumineux et dans ses plus grands chefs-d'œuvre si parfaitement épurés, dénués de littérature. Cette merveilleuse figure du Diadumène m'apparaît de nouveau et vient se mettre à côté de la Nuit torturée. Quel but a poursuivi celui qui l'a sculptée, si ce n'est uniquement de copier un beau corps ? Cela lui a suffi. Quel plus grand bonheur pour un sculpteur que de sculpter un beau corps ! C'est une vraie joie physique. On la transmet à celui qui regarde. Et c'est une grande émotion. Mais c'en est une autre, et non moins grande, que l'expression d'une grande pensée, du drame de la vie. N'est-ce pas là tout le problème ? Le sculpteur qui rend complètement l'émotion que lui donne la vue d'un beau corps arrive aussi à l'expression du drame de la vie. Drame au sens littéraire du mot. La vie n'est pas que tragédie. Elle est souvent aussi joie, épanouissement. On en arrive toujours à la même constatation. En un temps où la beauté du corps était appréciée autant que la plus belle intelligence, Polyclète sculpte le Diadumène. En un temps de tourmente, Michel-Ange sculpte la Nuit. Le Diadumène c'est l'être épanoui, heureux, vivant dans une civilisation qu'on considère comme définitive. La Nuit, c'est toute la douleur qui se cache sous l'apparence brillante de la Renaissance. Le christianisme n'a pas détruit le mal. Le paganisme est sorti de dessous ses ruines. Ni chrétienne, ni païenne, c'est la Nuit. Cette figure, à mes yeux (les tombeaux des Médicis), symbolise toute la Renaissance, c'est toute la Renaissance. Elle est belle, mais elle est disproportionnée. Son geste est magnifique mais il est faux. Son corps est puissant, mais il est stérile. Sa tête est belle [8], mais elle est accablée. Il n'y a pas d'avenir. Il n'y en n'a pas plus dans ses frères, le Jour, le Crépuscule, et ni dans sa sœur, l'Aurore. Il n'y a de soleil nulle part. Ces êtres pouvaient-ils avoir une descendance ? Quelle descendance ! Les pauvres boursouflures d'un Daniele da Volterra ou d'un Jules Romain ? Hélas ! ils n'en ont eu qu'une. C'est Michel-Ange qui l'a créée. Il est à Rome. Il est là-haut, au centre du plafond de la Sixtine. C'est Adam, qui se relève [9] sur son coude [10], dans un geste analogue à celui de l'Ilyssus, recevant de Dieu l'étincelle de vie, mais avec quelle lassitude [11] ! Ce bras musclé est déjà sans énergie. Et toute l'attitude, depuis le genou qui soutient le bras jusqu'à l'inclinaison du beau visage semble dire : "À quoi bon."
"À quoi bon ?" En effet. Nous approchons, nous sommes déjà dans ces époques où le peuple participe de moins en moins à l'édification des monuments, à la création des œuvres. Il ne croit plus profondément à rien. L'Eglise l'a déçu. L'Eglise ne demande plus aux artistes de chanter la foi. Quand c'est de cela qu'il s'agissait, il n'y avait qu'à les laisser faire les artistes. Alors l'on portait dévotement à Orsanmichele la Vierge que Cimabue avait peinte. Giotto couvrait précisément de peinture la crypte d'Assise. Et le peuple venait y pleurer sur la vie de s[ain]t François. Il ne s'agissait plus de cela. Il ne s'agissait plus d'émouvoir. Il s'agissait de montrer au monde que l'on était fort, que l'on était puissant, que l'on était riche. Les artistes ne sont plus en contact avec la foule qui prie, avec le peuple qui croit, ils sont en contact avec les puissants, avec les riches qui commandent. Ce n'est plus leur pensée qu'ils expriment, c'est la pensée de leurs maîtres. Et si une personnalité puissante comme Michel-Ange a pu rester à peu près elle-même, tout en étant empêchée [12] d'ailleurs de donner toute sa mesure, des personnalités plus fragiles y ont succombé, comme Raphaël. Quel plus angoissant exemple de l'influence néfaste de quelques-uns sur le mouvement artistique d'un temps. On vient vous dire : "la richesse fait vivre les artistes." Sans doute. Mais elle les asservit. Ce n'est pas aux époques où les artistes ont été les plus richement rétribués que les plus belles œuvres ont été produites. Les architectes et les sculpteurs de nos plus belles cathédrales étaient payés à peine plus que les maçons. Ils étaient pensionnés par les corporations, par les fabriques. Ils vivaient avec les ouvriers [13], j'aime mieux évoquer l'atelier de Donatello que l'atelier du Bernin ou de Canova. Et puis, peu à peu, ils sont devenus un luxe. Ils sont devenus des décorateurs, des organisateurs de fêtes même, comme Léonard de Vinci [14], si dispersé.
Cahier n° 3
29 juin 1914
Terminé esquisse monument Henri Brisson. Monument très sérieux. Je regrette les trois figures de la première esquisse.
30 juin [1914]
Bigot me conseille de ne pas tenir le moindre compte de ce que Sicard a déjà exécuté les trois figures Liberté, Égalité, Fraternité. D'autant plus qu'elles sont mal. C'est un sujet de domaine commun. Je regrette quand même d'avoir un soir trop parlé à Sicard.
Banquet des Artistes français. Léon Bérard me présente à Augagneur avec qui j'échange quelques mots. Il m'a l'air d'un homme intelligent. Il me parle de Tony Garnier qu'il a beaucoup aidé lorsqu'il était maire de Lyon. Benjamin [15] me présente à Dalimier. Je vois Coutan à qui je voulais faire une visite le lendemain avec Lily. Je le lui dis. Il répond que ça lui est impossible. Coutan n'aime décidément que ceux qui font des banalités.
[1] Monument de la Réformation.
[2] Monument de la Réformation.
[3]. Suivi de : "qui a", raturé.
[4] Monument de la Réformation.
[5]. Antoinette Nénot.
[6]. Précédé de : "beaucoup", raturé.
[7]. Suivi de : "son point de départ", raturé.
[8]. Au lieu de : "Son visage est superbe", raturé.
[9]. Au lieu de : "dressé", raturé.
[10]. Ajouté en interligne : "mais avec quelle lourdeur !"
[11]. Suivi de : "déjà", raturé.
[12]. Au lieu de : "sans avoir par", raturé.
[13]. Suivi de : "loin des puissants. Et puis, peu à peu ils sont devenus un luxe", raturé.
[14]. Suivi de : "qui n'a jamais été qu'une géniale promesse", raturé.
[15]. Benjamin Landowski.