Novembre-1918

Cahier n°5

9 novembre [1918]

Visite de M. Deutsch de la Meurthe à propos du Monument W[ilbur] W[right]. Il est resté au moins une heure. On ne veut pas souscrire au Monument du Mans. La fameuse lettre de commande, on ne veut pas la considérer comme un engagement. Mais comme elle embarrasse, on veut nous demander de chercher des esquisses pour un autre Monument, sans engagement ! Or je sais que cet autre Monument est déjà commandé[1]. Et tandis que je le regardais et l'écoutais, je pensais à mon grand projet du cahier bleu. Je pensais à Florence[2]. Notre ligne de conduite doit être de refuser toute entreprise nouvelle et de demander une raisonnable indemnité. Cet Aéro-Club me paraît être le type de Comité pour sculpteur de la statue de Chappe.

11. 12 nov[embre 1918]

L'Armistice est signée. C'est la joie immense. Après Nicolas II, Guillaume II, Charles Ier s'effondrent. Place de la Concorde avec Lily. Joie magnifique de la foule. Je vois beaucoup de très beaux sujets de tableaux. Les Américains s'en donnent à cœur joie. Zina Lafont nous téléphone. C'est le départ de son camp. Elle en dissimule mal sa déception.

Cahier n° 6

12 novembre [1918]

Place de la Concorde avec Lily. Spectacle magnifique. Foule simple, heureuse, pas de démonstrations chauvines exagérées. Et d'ailleurs, en ce jour ce serait excusable. Je note un très beau tableau à faire. Le centre : un canon traîné à bras d'hommes juchés sur le canon des hommes, des jeunes filles chantent en agitant des drapeaux. Autour, des cortèges circulent. Il y aurait un très beau tableau à faire. Gros succès pour les Américains.

13 nov[embre 1918]

Tandis que la foule hier se réjouissait, fêtait la fin du cauchemar, une réunion se tenait à la Bourse du Travail. Quelques milliers d'hommes se réunissaient là pour entendre Longuet, [...,...][3] et autres anciens minoritaires. Malgré que en tant de points je pense comme eux, j'ai une répulsion de plus en plus grande pour ces gens-là. Je doute de leur sincérité à cause de l'appui qu'ils prêtent au bolchevisme russe. Ils disent réprouver "l'Autocratisme éclairé". Ils approuvent la "dictature des illettrés". Le discours de Longuet est des plus mauvais et dangereux : Haine ! Haine ! Haine ! De plus en plus ce parti m'apparaît comme le "prussianisme socialiste". Pourquoi Thomas ne prend-il pas courageusement le parti d'une scission ?

19 nov[embre 1918]

Visite de Zina Lafont. Je craignais que la visite ne fut un peu agitée. Elle est moins bolchevique que je le craignais. Seulement on ne veut pas accepter comme vrai tout ce qui se raconte de Russie. Il y a chez elle, malgré son internationalisme un amour propre national. Ensuite un amour et une grande admiration de l'Allemagne. De sa conversation je retiens surtout que notre parti socialiste, même dans le parti néo-majoritaire, est divisé, très divisé.

21 nov[embre 1918]

Dîner rue de l'Université avec Moisset. Homme remarquablement intelligent et instruit. Après le dîner grande critique des propositions Wilson. Pourquoi cette hostilité à la sagesse ? Les idées simples et généreuses doivent-elles donc toujours susciter le mépris ou l'ironie ? La preuve est faite pourtant que la force n'est pas tout, que les "garanties" ne garantissent rien, en fin de compte, que rien de ce qui est basé sur l'intérêt ne résiste à des situations nouvelles. Ce qui est juste restera toujours juste. Tant que l'on ne voudra pas prendre cette vérité de La Palice comme base et point de départ et point d'aboutissement des conditions de paix, on n'arrivera qu'à créer mille germes de guerres nouvelles. On en arrive à se demander si, au fond, certains diplomates ne le font pas exprès.

23 nov[embre 1918]. Chartres

Dîner d'armistice. Fin de soirée magnifique. Bal des poilus. À la fin[4], Roche, un rouge, monte sur une table et chante l'Internationale. Il n'y avait presque plus personne. Sur un fond de drapeau, achevait de brûler un lampion [5]. Assise sur une table, une grosse et forte fille se faisait peloter par un bonhomme à moitié saoul. De l'autre côté, Petit Louis, tout à fait saoul chantonnait et dansait tout seul. Un grand alsacien, assis sur la table, esquissait un air de danser sur son accordéon. Roche, aussitôt, furieux, se tourna vers lui, lui ordonna de se taire en le traitant "d'esclave", puis reprenait de sa belle voix de ténor. Il y a là, aussi, un tableau à faire.

25 nov[embre 1918]

Chaque jour, en ce moment, depuis la signature de l'armistice, on nous annonce un nouveau projet de Monument aux Poilus, à la Victoire, à la Marne, à l'Yser, à Clemenceau, etc. Presque chaque sénateur, chaque député, chaque conseiller municipal a dans sa poche quelque grandiose projet d'un architecte ou d'un sculpteur de ses amis et manœuvre pour le faire aboutir. Le résultat de toutes ces intrigues sera l'organisation d'un concours dans des délais rapprochés[6]. On voudra aller vite. Le Matin ne voudrait-il pas que ce monument put être exécuté en "matériaux provisoires" pour le défilé des armées le jour du retour ! Nous voici donc en présence des meilleures conditions possibles pour que de l'événement énorme sorte le Monument le plus mauvais possible. Je les vois d'avance ces Victoires ailées, ces Arcs de Triomphe, ces Quadriges, Portes Monumentales[7]... D'avance aussi je prévois le vide d'idées, le parti décoratif "à la française", primant tout, et en avant les guirlandes et les écussons... Ce concours est inutile. D'avance je peux dire que n'importe lequel de ces projets fera le même effet que n'importe quel autre. Mettez les[8] noms dans un chapeau. Tirez au sort. Le hasard nous sauvera peut-être des horreurs d'exposition universelle qui se préparent. Ou alors, commençons par ne pas vouloir mêler la fête du retour des Poilus qui durera une journée, avec un projet de monument qui devra durer éternellement. Pour ce jour, mais pour ce jour seulement, décorons Paris le mieux possible. Mais pensons à la grandeur, à la gravité que devra avoir le monument définitif. Pensons que l'événement que nous devrons commémorer nous n'en comprenons pas encore toutes les conséquences et son immense fécondité. Ne nous forçons pas, ne forcez pas les artistes à une inspiration trop rapide. Le seul événement de l'histoire auquel on puisse comparer la défaire allemande, au point de vue de ses conséquences, est la défaite des armées de Darius par les Athéniens. Une magnifique floraison d'art a chanté et immortalisé à jamais la victoire d'Athènes. Il en est sorti le Parthénon[9]. Le Parthénon n'a pas été élevé en six mois.

28 nov[embre 1918]

Nous avons à déjeuner Mme Bulteau et Gonse. Je leur ai montré le cahier bleu. Ils ont été tout à fait enthousiasmés. Mme Bulteau veut essayer de nous avoir l'argent nécessaire pour l'exécution. Son enthousiasme me fait un immense plaisir.

 


[1]    Henry Deutsch de la Meurthe a commandé une pierre commémorative pour le camp d'Auvours.

[2]    Suivi par : "Quelle joie ce sera de fuir." Raturé.

[3]    . Illisible.

[4]    . Suivi par : "l'un d'eux", raturé.

[5]    . Précédé de : "vieux", raturé.

[6]    . Au lieu de : "à bref délai", raturé.

[7]    . Suivi par : "mais vide d'idée. C'est sûr", raturé.

[8]    . Suivi par : "tous dans un grand", raturé.

[9]    . Suivi par : "qui n'a pas été conçu et élevé en six mois", raturé.