Avril-1922

Cahier n°12

1 avril [1922]

Visite de Baschet qui m'a paru très content.

Je me suis plu ce soir au banquet de l'atelier. Coutan présidait, secondé par Allard et Lombard. Braves gens. Mais triste de voir la jeunesse derrière d'aussi médiocres bonshommes. Coutan est paresseux, mais avait des dons et a de la rosserie. Il est amusant. Lombard, je l'aime. Trop de facilité et d'amabilité. Quant à Allard, c'est une mentalité de mouleur. En face, Carli, ce marseillais italien s'agitait, se dépensait, plat courtisan. Mais je regardais vers les jeunes gens. Malgré mes quarante-sept ans, je me sens bien plus près d'eux. La jeunesse est la seule chose enviable. Du jour où l'on a atteint l'âge où l'on peut compter les années d'activité qui vous restent, la vie a perdu du principal de son charme. Cet âge vient vite. Mais le temps où la vie vous apparaît un peu comme quelque chose de définitif[1], comment ne pas le regretter ! Les succès de l'âge mûr sont mêlés de trop de soucis, ou de trop de regret derrière soi, trop de douleurs vous ont abattu. On ne pense plus à l'avenir que l'on vivra. On vit dans une sorte de crainte. Comme le disait Poussin, on a la sensation de tout ce que l'on a, on ne l'a qu'à louage. On pense à ce qu'on laissera après soi. On regarde derrière soi, plus que devant soi. Et puis surtout on n'a plus ces jeunes visages sans rides et c'est peut-être cela le plus triste. Et pourtant...

Pourtant il reste le travail, il reste ce qu'on a à dire, qu'on n'a pas encore dit et qu'on a le devoir de dire, si l'on se croit de la lignée des Porteurs de Flambeau, et quand je pense qu'aussitôt après que j'aurai fini les Fantômes je commencerai, quoiqu'il arrive, soit le groupe de S[ain]t François, soit le Cantique des cantiques, enfin un morceau quelconque du Temple, c'est une joie immense en moi, avec une joie profonde, une force d'éternelle jeunesse qui me gonfle encore le cœur, ainsi chacun est possédé d'une foi mystique. Certainement quand je pense à la joie que j'aurai à exécuter un de ces groupes, c'est en moi une sorte de ravissement qui doit être en petit un peu de ce qu'éprouvent les croyants, les mystiques dans leurs moments d'intense ferveur. Toute ma foi, toute ma pensée, l'œuvre de ma vie.

5 [avril 1922]

Les Fantômes viennent bien. Travail physiquement difficile. Stoliarof, ce danseur russe, fait bien pour le nu, bien que sa forme soit un peu banale.

Je travaille beaucoup au buste de Lily. Il vient et je crois bien que j'arriverai à rendre dans le marbre toutes les souplesses du plâtre. Le marbre, évidemment, c'est passionnant, mais c'est trop long. Il faudrait avoir un praticien minutieusement dressé. Passer des journées entières à sculpter un coin d'œil ou une bouche, cela me fait souffrir. Pendant ce temps, et malgré le profond intérêt, je préférerai travailler aux Fantômes, ou aux esquisses de Fels ou au Bouclier, ou à mieux encore.

En sortant de chez Mme Mühlfeld, où Lily, comme chaque fois, se tenant à quatre pour ne pas éclater, nous avons été dîner rue Blanche, avant d'aller à l'assaut de boxe de la salle Mainguet.

J'ai fait voir à Lily la maison, où en revenant d'Alger, nous étions descendus, chez le bon Hirschfeld. Je lui ai montré ensuite le trajet que nous faisions, en sortant de la maison, du 36 de la rue Blanche, pour aller au collège Rollin. Les années de collège ne sont pas pour moi un très bon souvenir. Pour un élève incomplet, comme j'étais, la première enfance n'est pas entièrement[2] heureuse, le grand bonheur de la jeunesse, pour une nature comme moi, vient du jour où le don est révélé, où l'on connaît son but, où l'on travaille à ce qu'on aime. C'est à partir de la philosophie que ce moment a commencé pour moi.

Lily a présidé la séance de boxe ! Tout arrive. Elle a trouvé le spectacle fort laid. Il faut reconnaître que ces matchs exhibitions trop courts et trop nombreux offraient peu d'intérêt.. Les académies de ces jeunes gens n'étaient pas belles, en général.

6 [avril 1922]

À déjeuner où nous avions les Millet, Lady Kolfax et les Tauflieb, beaucoup parlé politique, bien entendu. Le général Tauflieb et Philippe se sont fort bien entendus. Philippe nous annonça que Poincaré n'était pas du tout sûr d'avoir une majorité pour le service de 18 mois. Mais Poincaré a eu sa majorité.

8 [avril 1922]

Hier soir, j'ai mis dans le train pour Lamaguère, Lily et tous les petits. La maison aujourd'hui est vide et triste. Il m'arrive parfois de penser à la fameuse phrase de Gœthe : "L'homme fort, c'est l'homme seul", et de croire que si j'avais eu l'énergie égoïste de rester seul, j'aurais réalisé mes grands projets. Moments de lassitude à cause de la nécessité de gagner de l'argent pour assurer le bien être que je veux à tout le monde. "L'homme seul" est une exception. C'est une sorte de monstre égoïste que je ne suis pas. Bien des hommes que l'on croit seuls, ne le sont pas. Vie double, en apparence libre, mais qui dissimule souvent un esclavage piteux. Avec quel bonheur au contraire je pense à ce compartiment où hier soir Lily me disait au revoir avec les petits. Je garde en moi son cher visage. Je le revois ce soir, avec celui des deux petits, s'écrasant contre la vitre du wagon et ma Nadine et mon Jean-Max placidement installés dans le filet à bagages, dans la pose de Napoléon s'éveillant à l’immortalité[3]. Ils ont fixé ma vie. Ma vie s'écoule et s'écoulera solidement appuyée sur cette forme qu'ils me donnent les uns et les autres, sans s'en douter. Les êtres chers sont comme un talisman qui vous protège et vous défend contre vous-même. Un jour je sortirai de cette bousculade où je suis. Je pourrai peut-être entreprendre complètement de réaliser mon rêve. Et quel bonheur sera le notre à Lily et à moi d'avoir élevé en même temps ces deux œuvres, nos enfants et le Temple.

J'y pensais aujourd'hui fortement, pendant que je visitais l'exposition de la rue de la Ville-l'Évêque, qu'un catalogue, préfacé par un nommé Lhote, intitule "D'Ingres au Cubisme". Ce qu'il y a de choquant dans l'organisation et dans le choix de certaines de ces toiles, ne tient pas aux artistes eux-mêmes. Il est bien certain que Renoir en peignant l'horrible tableau des Baigneuses, sans vie, figées, qui est exposé-là, que Cézanne en peignant d'autres baigneuses, encore plus laides, ou ce paysage incroyable où tout danse, ou ce bon Rousseau en peignant le portrait de lui-même, ont fait de leur mieux. On ne peut pas demander plus à ces pauvres gens-là. Les éloges des Vauxcelles, Thiébault-Sisson et autres zoïles n'y changeront rien. Ce qui est choquant c'est l'audace, l'insolence tout à la fois et la lâcheté de ceux qui ont organisé cette exposition. On a de plus en plus l'impression qu'une sorte de bande organisée, ayant de gros moyens financiers, force en quelque sorte le goût public, escroquerie colossale qui essaye de donner de la valeur à des œuvres qui n'en ont pas et laissent dans l'ombre tout l'effort sain et solide du temps. Des Matisse ici ! Des toiles d'un nommé Braque, d'un nommé Derain, de Lhote, etc. Gens exposant toujours ensemble. Société d'admiration mutuelle et d'exploitation collective[4]. Et quoi ? Allez-vous nous faire croire que tout l'art d'aujourd'hui se fabrique chez et par les marchands de tableaux ? Allez-vous nous faire croire que cette bande de commerçants a le même état d'âme que les beaux maîtres de l'École de Fontainebleau, qu'un Derain qui ne sait rien vaut un Ingres qui sait tout. Oser accoupler comme on l'a fait Corot, en choisissant de lui un mauvais tableau et qui n'est peut-être pas authentique, avec H[enri] Rousseau, juge ces gens-là[5]. Ils sont loin de la vie. Ils ne savent rien. Leurs toiles, qui suivent le goût du jour sont démodées avant que d'être finies. Mais que de belles choses ! Corot d’abord[6], est le roi de cette exposition. Le paysage romain. La valeur du petit arbre léger et clair sur les cyprès noirs. La lumière incroyable qui baigne cette toile. Le Bastien-Lepage, extraordinaire, comme le Renan de Bonnat, des Delacroix, entre autres La Bataille de Poitiers, remarquable. Il y a aussi un Gustave Moreau merveilleux. Cette exposition est particulièrement intéressante, parce qu'on a pu voir là des toiles de très grands artistes que l'on n'avait jamais vues[7]. On regrette l'entreprise commerciale louche qui s'abrite derrière ces grands noms. On admire d'une part. De l'autre on se dit : "C'est dommage." Et l'on pense à son rêve. Mon rêve est de la lignée des belles choses que j'admire. C'est pourquoi j'ai confiance en lui.

9 [avril 1922]

Je pense beaucoup à cette exposition que j'ai visitée hier. Il m'en est resté, avant tout, le paysage romain de Corot. La qualité de lumière de cette toile est incroyable. On est là devant le grand mystère du génie. Je ne veux pas croire que ceux qui ont organisé cette exposition ont été dirigé seulement par la lâcheté du snobisme, ou par une arrière-pensée de lucre, bien qu'on regrette de voir figurer là des toiles appartenant aux boutiquiers des environs de la Madeleine. On a voulu montrer comme un échantillonnage de l'art français depuis un siècle, j'imagine. Comprise ainsi, cette exposition s'explique, et la comparaison hélas ! n'est pas à l'avantage de la production contemporaine. La grande erreur c'est la recherche du nouveau à tout prix. Nul plus que moi n'a l'horreur du banal. Mais cette horreur est involontaire. Elle est en moi. Elle fait que je souffre lorsque j'exécute quelque chose de déjà vue ou de quelconque, ou quelque chose qui ne veut rien dire. Dans le mouvement dit cubiste, qui ne sont en rien des impressionnistes, puisqu'au contraire ils prétendent liquider l'impressionnisme, tout est factice, volontaire, loin de la réalité. J'ai lu et relu la curieuse et intelligente préface d'André Lhote. Mon Dieu ! Que ces peintres dissertent bien ! Quelle subtilité ! Comme avec des mots on arrange tout, et voilà Ingres devenu le drapeau de ces gens-là. À Rome, en 1900, j'ai connu un graveur qui s'appelait Corabœuf, et qui bien avant M. Lhote adorait et étudiait Ingres. Il n'en faisait pas moins de bien sots dessins. Quand j'étais à l'école, le soir, très souvent j'ai calqué des dessins d’Ingres. On en revient toujours au symbole de M. Jourdain. Ces jeunes vieux en sont plus près qu'ils ne croient. Ils me rappellent le bon Toudouze découvrant au musée d'Athènes un antique inconnu. Chez Bernheim, où je suis allé en sortant de la rue de la Ville-l'Évêque, on voit la conclusion de l'histoire. J'y trouve Vaudoyer avec sa charmante femme. Il me dit :

— C'est la suite de l'exposition Ville-l'Évêque. Là-bas on les montre, ici on les vend.

Vaudoyer [8] admirait un L[uc]-A[lbert] Moreau, mal construit, mal dessiné, fait par facettes creuses, grosse tête sans caractère. Du pauvre [Dunoyer de] Segonzac un nu et un paysage peint de la même manière, avec des empâtements sans raison. On ne peut pas parler là d'une École. Ces gens ne sont semblables que par l'espèce de grossièreté de leur art. Mais un [Dunoyer de] Segonzac, un Boussingault, ah ! Celui-là ! Un L[uc]-A[lbert] Moreau, un Flandrin ne se ressemblent en rien. Ils exposent ensemble, tout est là. Et si Bouguereau aujourd'hui exposait avec eux, il aurait aussi du génie. Et sortant de là, je pensais à la Féerie de Flaubert  : le Château des Cœurs : l'arrivée des artistes :

- Cocorico, s'écrient-ils.

- Recommencez, leur dit leur chef. Il y a encore un peu trop d'excentricité.

- Cocorico, recommencent les artistes, un peu plus bas.

- Voilà, vous y êtes presque.

Ces messieurs accordent aussi leur "cocorico".

10 [avril 1922]

Aux Fantômes le matin. Au buste de Lily l'après-midi. Fin de journée à Bagneux, pour l'emplacement du petit monument. Revu Théodore Tissier, toujours aussi agréable. En revenant il me confirme que Briand avait démissionné à cause de l'hostilité de Millerand.

À dîner chez Ladis, où Charles Meunier dînait avec sa fiancée, Mlle Briey, de l'Odéon. Fort jolie femme, et qui, après dîner, nous a récité admirablement quelques pièces de Musset et de Sully Prudhomme. Grande actrice. La transformation de la mondaine en tragédienne. Elle se lève, se place. Le visage change. Son sujet la prend. Et elle vous prend. La voix est émouvante, chaude. Je crois que ce sera une très, très grande artiste.

Wanda nous a joué très bien un arrangement pour piano de l'Incantation du feu[9]. Un des rares sommets de la musique.

Aujourd'hui, ouverture de la conférence de Gênes. Qu'en sortira-t-il ? Allons-nous continuer à jouer ce rôle inconsistant, buté et boudeur qui éloigne de nous tous nos amis ?

11 [avril 1922]

Visite du général d'Oyssel. Hélas ! Toujours la même histoire. Il venait de la part du général Gouraud me dire que si quelque comité venait me demander le projet qui leur plaisait tant, je pourrais en disposer, eux n'étant pas tellement sûr de recueillir la somme nécessaire. Mon Tombeau du soldat n'est pas encore prêt de se faire !

12 [avril 1922]

Un conseil, pour bien se rendre compte de ce que l'on fait, lorsque l'on travaille une pierre délicate, à reflets, sur laquelle on ne voit pas toujours bien les résultats de son effort. Faire faire un moulage et un estampage. C'est ce que je viens de faire pour le buste de M. Millerand. Le résultat a été désastreux ! Bien des choses qui semblaient finies ne le sont pas ! C'est désespérant. Il y a bien pour une bonne semaine de travail encore. Je vais m'y mettre courageusement.

Dîner chez M. d'E[stournelles] de C[onstant] où il y avait Madame Caillaux. Elle est un peu maniérée, joue à la petite femme. Conversation sans grand intérêt, sauf lorsqu'on parle des papiers qu'a laissé l'ancien ambassadeur Louis, que Poincaré rappelle, pour le remplacer par Delcassé. Par ses lettres et des notes prises au jour le jour, la preuve serait assez établie du jeu dangereux que joue Poincaré, ne reculant pas devant la probabilité de la guerre.

13 [avril 1922]

Lélio qui fut hier au vernissage de la Société nationale me dit que Bourdelle y expose un buste très remarquable, mais une statue de la Liberté beaucoup moins bien. Il paraît que la bande Bernheim voulait une salle spéciale pour exposer groupés et que devant le refus ils s'abstinrent.

Vraiment ces gens, avec leur recherche de moyens d'expression nouveaux, sont grotesques. Qu'est-ce que cela veut dire de chercher des moyens d'expression nouveaux, lorsque l'on n'a rien à dire ? L'homme qui a quelque chose à dire trouve en quelque sorte tout seul son moyen d'expression. Il vous vient dans les mains. Il ne compte d'ailleurs pas. Seules la pensée et l'émotion comptent. Elles apportent d'elles-mêmes leur expression. On peut dire que ce n'est pas l'artiste qui les cherche, mais plutôt que l'artiste semble comme choisi par elles, un peu comme cette belle actrice[10], l'autre soir, chez Ladislas, que transformaient magnifiquement les vers qu'elle récitait.

Cahier n°13 [11]

18 avril 1922

Un homme qui a des idées ! c'est M. Honnorat, le sénateur des Basses-Alpes. Parti avec lui vendredi pour Barcelonnette. C'est un grand garçon brun, barbu, à la voix chaude et grasse, souriant, et qui doit être très bon. Et puis, il a des idées ! À chaque phrase qu'on lui dit, à chaque nom qu'on prononce il s’écrit : "Justement à ce propos, j'ai une idée que voici..." et il vous raconte son idée. C'est ainsi que durant ce court voyage il m'a dit ses idées sur  : un monument aux volontaires étrangers morts pendant la guerre, l'installation du musée de la guerre au donjon de Vincennes, un monument de la Victoire au mont Valérien, l'installation d'ateliers de peintres au château de Fontainebleau, la création d'un immense lac de 18 km de long au confluent[12] de l'Ubaye et de la Durance, lac qui réglerait la distribution de l'eau dans la Provence, empêcherait tout à la fois les inondations et la sécheresse, la création d'un lycée modèle à Barcelonnette pour les jeunes enfants ayant besoin d'air montagnard, la création d'un aquarium marin au Muséum d'histoire naturelle à Paris, la création à Fontainebleau d'un musée des souvenirs des peintres paysagistes, etc. Charmant homme, imaginatif et un peu fatiguant.

Très agréable journée à Barcelonnette, à S[ain]t-Paul-sur-Ubaye, et dîner à Digne. Paysage de montagne. Décidément je vibre difficilement devant les montagnes. Il faisait froid. Tempête de neige même, dans le passage d'un col entre Barcelonnette et Digne. À Digne, retrouvé Simoneau, devenu préfet là. Nous parlons de Langres, sans plaisir de ma part. Je n'ai pas conservé bon souvenir de cette période de ma vie.

Du musée de Barcelonnette, création de M. Honnorat, je garde le souvenir de trois portraits de Porbus, magnifiques. Un jeune homme un peu blême, une vieille femme et un homme en pleine force. Trois chefs-d'œuvre que l'on est étonné de trouver dans ce musée. J'ai remarqué une toile d'un nommé Martel, peintre local, encore vivant, très misérable paraît-il, dans un village de la montagne. Scène de café, d'une lumière et d'une sensibilité rares.

J'ai été ramené à Marseille par le conservateur des eaux et forêts, un M. Chaplain, homme tout à fait charmant. Passé par Sisteron, Forcalquier et Aix[-en-Provence]. Coup d'œil fort sympathique. La cathédrale avec des portes en bois sculpté. Nous reviendrons là avec Lily. L'autel de Pierre Puget, très bien. Ce court voyage a été continuellement gâté par la préoccupation que me donne le buste de M. Millerand que je regrette décidément d'avoir exécuté dans cette pierre ingrate. Que de temps passé là-dessus pour un résultat médiocre.

J'allais oublier de noter l'histoire suivante que me raconte M. Chaplain. Cette histoire pourrait s’appeler : Pourquoi le garde champêtre du village de X fut révoqué. Dans le village de X, je ne me souviens plus du nom, mourait, il y a une dizaine de jours un brave homme. Ce brave homme ne laissait pas d'héritiers directs, mais un certain nombre de cousins plus ou moins éloignés. Souvent il avait répété à ses cousins :

— Quand je mourrai je ne veux pas que vous soyez tristes. Il ne faudra pas me pleurer. D'ailleurs j'y veillerai.

Il laissait en effet un papier où il posait[13] comme condition à ses héritiers, de faire le soir-même de sa mort, un joyeux festin, dans sa maison. On obéit. On fit des invitations, on invita le garde champêtre. Or, vers le milieu du repas, un des cousins, déjà attendri, s’écria :

— Ce pauvre cousin qui est tout seul dans sa chambre, si on allait le chercher.

On trouva la pensée juste. On alla chercher le mort, on l'apporta dans la salle à manger, on l'installa à table, calé tant bien que mal[14].

— Faut l'faire boire, dit quelqu'un.

On lui releva la tête, on lui ouvrit la bouche et on la remplit de vin[15]. Puis le festin continua, c'est-à-dire que tout le monde se saoula. Le lendemain, lorsque les croque-morts arrivèrent pour achever la mise en bière de leur client, ils le trouvèrent effondré dans le cercueil ouvert, le garde champêtre dormant par-dessus. Voilà pourquoi on a révoqué le garde champêtre, mais les habitants ont fait une pétition pour que l'autorité supérieure revienne sur cette décision.

Shakespeare ou Maupassant ?

La place pour le monument de Barcelonnette sera très bien. Pour le petit monument de S[ain]t-Paul[-sur-Ubaye], ce sera un peu moins bien[16], monument trop petit dans un cadre trop grand.

À peine rentré, je me suis aussitôt précipité sur le buste de M. Millerand. J'en sortirai quelque chose quand même.

Mais M. d'Est[ournelles] de C[onstant] m'a encore fait perdre deux heures avec son village de Fargniers. Quelle mauvaise inspiration j'ai eu de me mêler de cette affaire ! Je m'en veux, et surtout d'avoir compliqué si légèrement la situation de Bigot.

20 [avril 1922]

Tout le monde est rentré de Lamaguère. La maison est de nouveau pleine, vivante. La solitude a du bon, mais pour quelques jours seulement[17] ! Il y a certainement des moments où chacun s'imagine que conduite autrement, sa vie eut donné de plus grands résultats. Qui le sait ? Et pas pour moi en tout cas. Car je sais que si je m'améliore, que si je me réalise pleinement un jour, ce sera grâce à Lily qui me soutient si consciencieusement, ce sera aussi grâce à mes chers petits qui vous élèvent, sans qu'ils s'en doutent. On travaille pour son art qu'on aime, mais on travaille beaucoup pour eux.

21 [avril 1922]

Hier soir j'écrivais que je travaillais pour les miens. Aujourd'hui, tandis que je grattais sur le buste de M. Millerand, qui vient décidément bien, malgré tout, je me suis aperçu[18] que je travaillais aussi beaucoup en pensant aux quelques rares ennemis que j'ai  : les Segoffin, les Gaudissard, les Thiébault-Sisson. Le mal qu'ils peuvent dire de moi m'importe peu si je suis sûr qu'au fond d'eux-mêmes ils s'inclinent. Mais pourquoi ces gens-là sont-ils mes ennemis ! Pauvres êtres envieux, qui me voulez du mal, vous me faites du bien. C'est peut-être à cause de vous que je suis de plus en plus difficile pour moi-même. Vous remplissez, sans vous en douter, auprès de moi, le rôle de ces nègres qui auprès des princes hindous, avaient pour mission de leur rappeler leur misérable condition humaine.

La conférence de Gênes me paraît marcher très mal. Le fond de la question me paraît être dans la lutte sourde et néfaste qui se passe entre Lloyd George et Poincaré. Lloyd George a institué la conférence de Gênes pour réviser le traité de Versailles. L'arrivée au pouvoir de Poincaré l'a obligé à déclarer solennellement que le traité de Versailles ne serait pas révisé[19]. Cela rendait la conférence de Gênes inutile. Or la conférence de Gênes a lieu. Donc... Mais les Allemands et les Russes en biffant d'un grand trait toutes leurs dettes de guerre ont fait preuve d'une grande adresse et d'un sens parfait de la situation franco-anglaise. Mais nous... Nous sommes dans une situation lamentable. Et pourtant c'est nous qui avons raison. La situation est trop grave pour que l'on discute sur des équivoques. Poincaré est insupportable. Mais il est net. Lloyd George prend une attitude de plus en plus théâtrale. On est d'abord tenté de lui donner raison. Il y aurait une bien intéressante étude à faire sur le sujet suivant : "De l'influence du théâtre sur la destinée des peuples." Hélas !

22 [avril 1922]

Petites difficultés au Salon où je suis passé ce matin pour la place de mon buste de M. Millerand.

À la Nationale, j'ai longuement étudié le buste du docteur Simu, de Bourdelle. Très bon[20]. Les passages [21] sont très suivis, presque trop. Il ne faut pas chercher à trop montrer que l'on est fort. Le buste de Frazer est moins bon. Quant à l'énorme statue de la Liberté, son exécution fantaisiste n'empêche pas qu'elle soit bien peu intéressante. Mais à côté du groupe lamentable de Bartholomé c'est très bien ! Très intéressé par l'exposition japonaise. Pourquoi certains japonais se mettent-ils à peindre à l'huile ? Ce procédé apparaît[22], dans leurs mains, comme barbare et grossier. Mais plus que leurs peintures, j'ai aimé surtout leurs tissus. Je garderai certainement toujours le souvenir de cette robe à fond or sur laquelle est brodé un bouquet. C'est admirable.

Dans le rapide tour que j'ai fait dans les salles, rien trouvé de saillant. Une chose certaine  : on ne sait plus peindre. Je veux dire que l'immense majorité des peintres d'aujourd'hui peignent directement, sans préparation, d'où vient ce caractère grossier de la plupart de leurs toiles qui n'ont aucun précieux, aucune qualité de matière. C'est ce que nous remarquions un soir, chez Madame de S[ain]t-Marceaux, avec Hoffbauer. On peut dire que les procédés, les trucs mêmes font partie de la science du peintre. Rembrandt gardait ses toiles indéfiniment chez lui, les laissait sécher, les reprenait. De même, le Titien qui faisait préparer ses toiles par ses élèves, puis s'enfermait et les enfermait dans son atelier personnel, gardant jalousement pour lui seul son secret. Le métier[23] de sculpteur est plus simple. Le dessin en est tout le secret.

Nous déjeunons avec Bigot au rest[aurant] italien. Il me montre les plans de Fargniers que je trouve remarquables. À côté de nous vient s'asseoir André Mare. Il a avec lui le projet de stade du concours de Süe. Des choses bien, surtout la piscine.

Séance de travail acharné sur le buste de M. Millerand, interrompue par la visite de Madame de Fels, qui me paraît très contente des différents projets que j'étudie pour Voisins.

23 [avril 1922] dimanche

Travaillé toute la journée au buste de Lily, tandis que le bon César gravait l'inscription du buste de M. Millerand.

25 [avril 1922]

Avec l'ami Blondat au Salon où l'on donne une place remarquable pour mon buste de Millerand. Des envois[24] arrivent. Rien de passionnant.

Dîner tout à fait gentil chez David. Mag m'a parue mieux quoiqu'elle ait encore maigri. Nous avons bavardé, parlé du passé, d'un passé qui a déjà vingt-cinq ans ! Nous nous sommes rappelé l'atelier qu'il me prêta pour étudier mon concours de Rome. Que j'eus chaud là-dedans, surtout certains dimanches où j'invitais à me rendre visite une jeune fille que je rencontrais tous les matins en allant aux Beaux-Arts.

27 [avril 1922]

Mes bustes sont au Salon. Je n'ai pas mis le buste de Madame Blumenthal. Il ne me satisfait pas encore. Seuls Millerand et Lily. Ils ont eu l'un et l'autre, je ne crois pas me tromper, un beau succès. Si j'étais tout à fait content de moi-même, j'aurais de quoi être content.

En face de mes bustes, il y a un Bonnat de Segoffin. Je suis encore stupéfait de la laideur et du mauvais goût de cette statue.

28 [avril 1922]

Tout est arrivé au Salon. Les envois de Desruelles sont bons. Ils sont vrais, sans parti pris[25], sans chercher les applaudissements de petits cénacles. Bouchard moins bon. Son Aviateur semble en ouate. À mon avis, mauvaise voie, cherche à être à la mode, trop de souplesse, chez cet homme, sous cette apparence rude. Plus influençable qu'il ne semble. Pourtant, il est un des plus grands sculpteurs de notre époque. Il a fait, avant la guerre, un des plus beaux morceaux de sculpture du temps (monument du République). Je le crois capable de recommencer.

En peinture il me reste le souvenir du très beau portrait de Déchenaud. De la Nationale, les toiles de Forain.

29 [avril 1922]

Vernissage. Reprend peu à peu son caractère d'autan. Mes deux bustes ont un vrai succès. Je regrette de n'être pas tout à fait content. Gentil déjeuner avec Ladis et Lily au rest[auran]t italien.

Dîner chez Meunier[26], pour son mariage avec Mlle Briey. Il y avait Truffier, Le Bargy que j'ai couvert de fleurs au sujet de sa pièce que je n'ai ni vue ni lue et que je n'irai pas voir et que je ne lirai pas. Il était ravi. Il y avait Rose Caron, encore superbe. Elle m'a donné jadis des émotions dont je lui reste reconnaissant. Rien n'égalera jamais les impressions de jeunesse. Mademoiselle Briey était fort belle. Nous irons la voir dans la pièce de Zamacoïs[27] où elle est paraît-il fort bonne. Et voilà le bon Charles redevenu[28] le mari d'une jolie femme.

30 [avril 1922]

Chez les Besnard, je retrouve Georges Lecomte que je n'avais pas vu depuis bien longtemps. C'est un beau médiocre. Il me fait penser à Toudouze. Un de ces innombrables étourneaux qui finiront par jouer un petit rôle dans la vie de Paris. À force de se croire importants, ils finissent par le devenir. Très sympathique.

Très tard chez Salomon Reinach où nous les trouvons seuls tous les deux. Nous bavardons une bonne demi-heure. Salomon Reinach est un homme excessivement instruit et intelligent. C'est un fait. Il dit souvent de grosses sottises. C'est un autre fait. Mais il dit encore plus de choses instructives. Et il me montre, chaque fois que je vais le voir, des livres magnifiques.

 


[1]    Suivi par : "où l'on est bien installé", raturé.

[2]    Au lieu de : "complètement", raturé.

[3]    De François Rude.

[4]    Suivi par : "Pas un Déchanel, l'un des meilleurs portraitistes d'aujourd’hui", raturé.

[5]    Suivi par : "Non, ce n'est pas chez ces peintres là que naîtra...", raturé.

[6]    Suivi par : "sa toile qui est au mur à côté du Rousseau excepté, à moins que ce message ridicule agisse en mal sur une bonne chose", raturé.

[7]    .Au lieu de : "l'on ne connaissait pas", raturé.

[8]    Précédé par : "Hélas !", raturé.

[9]    Extrait de la Walkyrie de Richard Wagner.

[10]  Melle Briey.

[11]  Du 18 avril 1922 au 21 juillet 1922, cahier à couverture bleue.

[12]  Au lieu de : "à l'embouchure", raturé.

[13]  Au lieu de : "mettait", raturé.

[14]  Au lieu de : "calé par des bouts de", raturé.

[15]  Au lieu de : "et l'on versa du", raturé.

[16]  Suivi par : "à cause de la rage d'Honnorat de montrer à tout le monde", raturé.

[17]  Suivi par : "Le bonheur est dans", "On s'imagine", raturés.

[18]  Au lieu de : "je me suis rendu [compte]", raturé.

[19]  Suivi par : "Et maintenant", raturé.

[20]  Au lieu de : "C'est une bonne ét[ude]", raturé.

[21]  Au lieu de : "Les formes", raturé.

[22]  Au lieu de : "semble", raturé.

[23]  Au lieu de : "Notre métier", raturé.

[24]  Au lieu de : "Certaines choses", raturé.

[25]  Au lieu de : "fait sans parti pris", raturé.

[26]  Au lieu de : "Sympathique dîner chez", raturé.

[27]  La Fleur merveilleuse.

[28]  Au lieu de : "définitivement passé", raturé.