Mai-1922

Cahier n°13

1er mai [1922]

Le temps passe c'est fou. Et c'est affreux. Je n'arrive pas à tout faire. Il faudrait que je travaille à cinq ou six choses en même temps. Quand je travaille, comme aujourd'hui aux bas-reliefs de Normale, je me dis en même temps que c'est au bas-relief Darracq que je devrais travailler. Si je travaillais au bas-relief Darracq je me dirais que c'est les Fantômes que je devrais avancer. Quand je suis aux Fantômes je pense aux esquisses de de Fels, au buste de Mme de Boisgelin, etc. Et bien, quand même, malgré cette agitation intérieure, je ne néglige plus rien. Il faut un peu de diplomatie pour faire patienter, mais avant tout, faire de bonnes choses. Que la commande la plus modeste soit aussi soignée qu'une importante. Les bas-reliefs de Normale viennent très bien. Je compte beaucoup sur ce monument. Il ne ressemblera pas à tous ceux qui se font en ce moment.

2 mai [1922]

Pour les Fantômes, le jeune Paul d'Estournelles de Constant est venu poser aujourd'hui. Charmante figure. En ce moment, son visage est assez ravagé, il vient de se marier et cela lui donne des joues creuses, des yeux tirés qui me vont tout à fait. Pose pour l'homme à gauche du jeune homme nu.

Visite d'Escholier qui venait me demander mon buste de Pétain pour l'Exposition des maréchaux et un Poilu pour la même exposition. Il a pris le poilu qui ira au monument de Bagneux.

3 [mai 1922]

Au petit bas-relief de Normale, les Aviateurs. Puis repris le marbre de Pétain. Cette tête m'est décidément antipathique.

4 [mai 1922]

Journée perdue à Chézy. Mais cela rend service à Henry. Et puis tout de même, dans ce vieux Chézy, il n'y aura pas une horreur. Dans la dernière arcade de la mairie je fais un arrangement qui sera assez heureux, de mon monument qu'a Labarthe[-Inard].

Acheté le livre de Morizet sur son voyage en Russie[1]. Ce que je voudrai lire, c'est surtout le journal de quelqu'un qui irait là-bas et vivrait, non pas en contact permanent avec les commissaires du peuple, mais avec le peuple, de la vie du peuple. Alors on saurait. Et je crois bien que ce qu'on saurait, ce serait lamentable.

5 [mai 1922]

Matinée perdue. Combien de fois, hélas ! Pourrais-je écrire cela ! Jugement du concours de Comœdia. Il y avait M. Bartholomé, M. Nénot, Joseph Bernard, Bourdelle, Bouchard, Boucher, Frantz Jourdain, etc., des généraux, des députés, etc. Frantz Jourdain, comme toujours, a fait une sortie véhémente à propos de je ne sais trop quoi. En fin de compte, le jugement rendu n'a pas été trop mauvais.

Après-midi, buste Pétain.

6 [mai 1922]

Journée perdue ! Matin à mes corrections. Passé à la Légion d'honneur pour me rendre compte de l'endroit où serait placé mon buste de Pétain, et surtout demandé au duc de Trévise de ne pas chercher mon buste aujourd'hui, afin que j'y puisse travailler encore une journée au moins.

Déjeuner avec Bigot à la Taverne du Panthéon. Toujours prêt à, de nouveau, tout compliquer à propos de Fargniers, où pourtant tout s'est bien arrangé. Je crois heureusement qu'il m'écoutera et ne cassera rien sottement et sans aucune raison. M. Nénot en tout ceci a été chic comme tout. Et pour finir, de nouveau à la mairie de Bagneux où nous changeons l'emplacement du monument à cause du mauvais sol que révéla la fouille à l'emplacement premièrement choisi. Rentré le plus rapidement possible pour profiter des dernières heures du jour pour travailler au buste de Pétain. On viendra le chercher lundi matin.

7 [mai 1922]

Journée d'amis.

Achevé de lire le livre de Trêves dans la Grande Revue : Les Erreurs amoureuses. Le commencement était remarquable. La fin est beaucoup moins bien. Les réactions sont fausses. Deux êtres dans le cas de ce Noël et de cette Françoise ne tiendront pas des discours sur des généralités. À la base du drame, il y a une erreur. C'est d'avoir donné aux relations de Françoise avec son tuteur une durée de plusieurs mois. Il y a chez cette jeune fille que l'auteur veut ensuite nous montrer comme une nature remarquablement droite et pure au fond, un mensonge persistant vis-à-vis de la femme de son tuteur qui est choquant. Toute femme, la plus noble, dans certaines circonstances, peut un jour faiblir. Erreur de jugement sur l'homme qui la poursuit, besoin d'aimer, surprise des sens, mais surtout besoin d'aimer. Mais cette femme aussitôt se ressaisira. Pour un être vraiment noble le mensonge est impossible, la vie double est impossible. Et l'homme ensuite, qu'elle aimera vraiment et qui l'aimera, s'il pourrait comprendre et essayer d'oublier l'erreur d'un instant, ne pourrait jamais en comprendre ni en pardonner la durée. La vie des deux malheureux sera un supplice. Tout le drame se tiendra en ceci : besoin de la part de l'homme de comprendre, besoin de tout savoir, tout. D'où de perpétuelles questions. Chez la femme, besoin de consoler de la souffrance que sa faiblesse cause après coup, mais bien grosse difficulté pour elle de répondre à toutes les questions. Sentiment de pudeur qu'elle devrait surmonter pourtant, moins dur que l'aveu de la faute, et qui apporterait peut-être la fin du malentendu que l'imagination grossit[2].

8 [mai 1922]

Ah ! Aujourd'hui, bon travail. Fantômes. Bas-relief de Normale. Et Fête de Lily.

9 [mai 1922]

Chez la jeune comtesse de Fels. Réception sympathique. Madame de Fels m'amène dans la chambre du jeune Christian. Nous décidons de commencer son buste la semaine prochaine. Il m'a l'air d'un terrible petit diable. Le jeune Doumergue est venu montrer sa figure de renard mondain.

À la Légion d'honneur où ma statue de Poilu fait bien et mon buste de Pétain mieux que je n'espérais. Au coin d'une fenêtre j'aperçois le buste du maréchal Lyautey. C'est un buste fait par Cogné, ce petit homme d'affaires, actif et intrigant. Je croyais, tellement ce buste est quelconque et faible, que c'était fait d'après des photographies. Je le croyais d'autant plus que le maréchal Lyautey m'avait dit que je ferai son buste. Il paraît que non. Le duc de Trévise me dit que Lyautey a posé chez Cogné ces temps derniers. Ce n'est pas chic de la part de Lyautey. Et c'est bête en plus, parce qu'il n'a pas un bon buste.

Soirée exquise au Vieux-Colombier  : La Nuit des Rois[3]. Bien joué. Fantaisie. Nous nous imaginons avoir inventés bien des choses[4]. Je crois bien qu'en vérité tout a été dit et fait. On est toujours étonné, quand on voit du Shakespeare ou du Molière de leur "actualité". Racine et Corneille datent rudement plus. Je me souviens de l'Avare de Plaute que j'avais vu jadis à Rome avec Novelli. Même impression que pour Shakespeare. Cela tient à ce que les acteurs observent la vie. Ils font vrai. D'où leur éternité. Il faut faire vrai. Il faut regarder les musées. Il ne faut jamais y penser, quand on travaille.

11 [mai 1922]

Le travail va bien. Troisième bas-relief de Normale est fini. Visite de Madame Bokanowski et de Mme Legueu. Celle-ci me parle à nouveau du buste de son mari.

12 [mai 1922]

On m'annonce aujourd'hui, tandis que je dessinais d'après Denyse, la visite de Louis Hourticq. Il venait de la part d'une commission de la Ville de Paris, à propos du monument de Bagneux, me dire[5] qu'on aurait préféré que je fasse les deux statues moins symétriques ! Baisser la femme ou la mettre au milieu ! Transformer mon monument en une illustration, un programme, une composition de menu ! Hourticq était d'ailleurs tout honteux de sa démarche imposée et la trouvait idiote lui-même. Mais j'ai été tout à fait content de sa visite. J'ai eu la sensation qu'en visitant mon atelier, il avait comme une révélation. Ce sont des sensations agréables.

13 [mai 1922]

Chez Nacivet, où j'ai passé aujourd'hui à l'office du Maroc pour voir des Marocains (rien de fameux) pour notre monument, celui-ci me parle du buste de Lyautey par Cogné. Il me dit son navrement et celui de Ceillier. Il va tâcher de savoir comment cette histoire s'est manigancée. Cette histoire m'a énervé un moment. Lyautey est un homme remarquable à bien des points de vue. Mais c'est un tempérament de toupie. Cela est ennuyeux pour les projets que nous avions à Casablanca avec Prost. Quelle fatalité, tout de même, chez ces hommes qui se piquent d'avoir du goût. On a, par moments, l'impression qu'ils s'y connaissent. Crac ! Brusquement, un mot ou un acte vous montre à quel point ce goût est superficiel. Toupies en baudruche que des hasards heureux ont servi. Je retiens une fois de plus avec quelle facilité certaines gens [6] vous manquent de parole. Maintenant que j'ai épanché ma petite déception, pensons à autre chose.

Chez M. d'E[stournelles] de C[onstant] une jeune fille jouait de la harpe ce soir. La harpe est avec la flûte, le plus ancien instrument de musique du monde. Il me semble qu'il devrait être amusant pour un musicien d'écrire quelque chose pour ces deux instruments unis. Entre les têtes des auditeurs[7], je voyais seulement les mains blanches de la musicienne. C'était un merveilleux spectacle. Ces mains semblaient chacune deux êtres vivants, vivant chacun d'une vie individuelle et indépendante dont les mouvements s'harmonisaient comme une danse[8].

14 [mai 1922]

Acheté hier deux livres dont j'ai lu l’un : le Baiser aux lépreux ; de Mauriac, que je rencontre souvent chez Mme Mühlfeld. Un livre[9] sinistre. Admirablement fait. Mais désespérant. Ce n'est pas fait avec autant de talent que Chéri de Colette Willy. Mais c'est remarquablement fait et il m'a fait penser à Chéri, parce que c'est aussi l'histoire de deux êtres qui vivent sans s'analyser bien et si les deux héros de Mauriac se conduisent réellement[10] "héroïquement", ils le font instinctivement, presque sans s'en douter, surtout la femme. Le curieux de ce livre est de penser que si elle avait été plus cultivée, c'est à son instinct animal qu'elle aurait obéi, c'est à dire qu'elle aurait cédé à l'amour qui naissait en elle pour le beau mâle, tandis que c'est au contraire son manque de culture qui lui a donné la force de résister.

Parfois je m'amuse à faire comme ces gens pieux qui, dans les circonstances graves de la vie, lorsqu'ils sont embarrassés, prennent la Bible, l'ouvrent au hasard et trouvent dans le premier verset rencontré le symbole de ce qu'ils doivent faire. Ainsi ai-je ouvert à l'instant au hasard, le Journal de Marie Lenéru que je viens d'acheter et que je n'ai pas encore lu. Je suis tombé sur le passage suivant : "Les hommes ne se doutent pas de ce qu'ils pourraient faire, s'il y avait moins d'attente et moins de sommeil dans leurs jours, moins de remplissage."

Pour un homme comme moi, qui a tant de si grands projets et qui écrit si souvent à la fin de mes journées, "journées perdues", cela est comme l'avertissement bienfaisant d'un destin qui vous aime.

15 [mai 1922]

Visite du jeune ménage de Fels et de leur beau-frère, duc de la Rochefoucault. M'ont paru sérieusement enthousiastes. Mme de Fels me reparle du portrait du petit Christian.

Dîner chez les Propper, qui fut moins ennuyeux que nous le craignions.

Bonne journée de travail aux Fantômes. J'espère finir ce fragment dans trois semaines. Dans ces conditions tout le groupe pourra être fini vers la fin juillet.

16 [mai 1922]

Journée active. Travaillé aux Fantômes avec le bon Stoliarof. Un petit moment aux bas-reliefs de l'École normale. Puis au marbre de Mme Blumenthal. Passé rue de la Ferme pour la pierre du monument du Schaffhouse.

Fini la journée chez Bouglé, où nous dînions.

17 [mai 1922]

Je n'écris plus "journée perdue". Au contraire, encore une journée féconde. Les Fantômes, la pierre du monument Schaffhouse, les bas-reliefs de l'École normale. J'ai installé sur un des bas-reliefs du monument Darracq Mlle Decrais, cette jeune genevoise qui est pleine de confiance en elle, mais me paraît moins pleine de talent.

Après dîner correspondance assez longue.

18 [mai 1922]

Même et bonne journée. Achevé le dessin pour l'Orphée du sarcophage Darracq, avec Denyse. Cette fille, depuis qu'elle prend des leçons de chorégraphie, devient merveilleuse. Sa tête est un malheur. Bien travaillé et avancé le buste de Mme Blumenthal.

Lu deux parties du livre de P[aul] Morand  : Ouvert la nuit[11]. Je ne trouve pas cela si remarquable. Procédé assez facile.

19 [mai 1922]

Je commence mes journées par un tour à bicyclette à Billancourt pour la pierre de Schaffhouse. Ça va, ça va. Je reviens et me mets aux Fantômes. Le nu du milieu est presque terminé. Travaillé au marbre de Mme Blumenthal. Marbre merveilleux. Véritable plaisir physique d'y travailler.

Mais, j'ai eu une joie immense, ce soir, en visitant la maison de Victor Hugo dont le bon Escholier est le conservateur. Je connaissais certains de ses dessins. Ce qu'on voit là est tout à fait surprenant. C'est d'abord d'un caractère énorme. Et de plus, et c'est ce qui est surprenant, c'est d'une habileté incroyable. Tous les trucs, toutes les ficelles du métier, il les connaissait. Certains de ses dessins ont dû lui prendre beaucoup de temps. Alors, quand on pense à son bagage littéraire, on reste atterré devant cette puissance de travail.

20 [mai 1922]

Ce matin, comme tous les samedis entre mes corrections, j'ai été voir une exposition : Les Cent portraits, au Cercle Interallié. Remarquable. Et on n'en sort pas avec ce sentiment d'irritation comme de l'exposition organisée par ce lâche Jacques[-Émile] Blanche. Un des plus beaux portraits exposés là, est un portrait de femme, une vieille dame, par Déchenaud. Le catalogue dit Portrait de Mme Wallut. Je le place à côté des portraits de tous les temps. Déchenaud est un des plus grands peintres de l'époque. Qui en parle ? Il en sera de lui comme de Ricard, et il est plus fort que Ricard. Sa peinture est plus personnelle. J'ai aimé aussi beaucoup : les Deux sœurs de Fantin-Latour, un excellent Forain, le portrait d'Anna de Noailles. Manet n'est pas bien représenté. Son acteur dans le rôle d'Hamlet fait regretter que ce ne soit pas Delacroix qui ait exécuté cela. Pourquoi n'y a-t-il pas de Delacroix à cette exposition ? J'ai été heureux de voir aussi une très belle tête de vieillard de Jules Lefebvre. On ne peut s'empêcher, ils sont tellement encombrants, de penser à nos bons snobs avec leur retour à Ingres ! J'allais oublier le très beau Hugo de Bonnat. Celui que j'avais vu hier place des Vosges m'avait déplu et n'est [12] qu'une copie, sans doute. C'est un bel ensemble et qui contrebalance avantageusement la farce de la rue de la Ville-l'Évêque. Le "moyen d'expression" vient tout seul, quand on a une émotion profonde à traduire et surtout quand on ne pense pas, en travaillant, à la petite bande de copains à épater et à faire pâmer.

Après avoir passé chez les Propper corriger le pauvre petit buste qu'Antoinette s'efforce de faire de leur fillette, suis rentré plein d'entrain et j'ai bien travaillé avec Stoliarof. Pour finir la journée, visite à 6 h 1/2 de Auban et les professeurs de dessin pour l'exposition de la mairie. Cette semaine, je peux dire : pas un moment de perdu. "Pas de sommeil et pas de remplissage". Vive le travail. J'aime mon travail. Je l'aime chaque jour plus. Je sens ma volonté bien solide. Je crois que je fais des progrès.

Une ombre : nous allons faire opérer Fafave[13] de l'appendicite. Cela s'impose. Les conditions sont bonnes. Cela m'ennuie plus pour Lily qui est fatiguée et qui se tourmente déjà, que pour la petite qui passera une mauvaise journée. Après, ce sera la fête, les cadeaux. Mon petit Marcel m'intéresse de plus en plus. Son don pour la musique se précise et s'affirme. Aujourd'hui à table, il dit tout à coup à sa maman :

— Maman, crois-tu que je serai un grand musicien ?

21 [mai 1922]

Matinée de correspondance. Écris à Casablanca et autres.

Un prestidigitateur assez sot faisait des tours aujourd'hui pour la fête de la petite Monique[14], chez Benjamin.

22 [mai 1922]

Seul ce soir. Lily est partie tout à l'heure, emmenant Françoise ravie à la maison de la santé.

Bonne journée de travail quand même. De bonne heure à la rue de la Ferme. Puis Stoliarof. Puis bas-reliefs de l'École normale ? Tout cela avance de front.

Ce soir, je voudrais écrire, mais il faut que je fasse les dessins pour le monument de Casablanca.

23 [mai 1922]

Opération de Françoise s'est très bien passée. Ma petite fille est vraiment jolie ? Revu Gosset qui viendra terminer son buste en juillet.

Aux Cent portraits, pour la visite de Mme Millerand. Elle me dit être très contente du buste de M. Millerand. Je vois Chabas, Marcel Baschet, Dagnan-Bouveret, le comte de Beaumont. Le pauvre Chabas me paraît tout démoli, sa femme est neurasthénique et est entrée ce matin dans une maison de santé. Fait avec Dagnan une promenade attentive dans l'exposition. Je regrette vraiment[15] de n'y pas voir le beau portrait de violoniste de William[16].

24 [mai 1922]

Hier, je n'ai rien fait, mais je ne le regrette pas. Je regrette par contre ma matinée à l'Exposition des maréchaux que venait visiter M. Millerand. Le père Bonnat me serre la main, me demande ce que j'ai au Salon. Quand je lui dis :

— le buste du président.

Il me répond que c'est une des meilleures choses du Salon, et il me parle du buste de Lily, me dit qu'il a cherché mon troisième buste, celui de Mme Blumenthal annoncé au catalogue mais que je n'ai pas exposé. Il est vieux, le père Bonnat. Il ne peut plus se tenir debout. Il a dû avoir une vie exempte de gros tourments.

Après-midi, dessiné avec Denyse.

25 [mai 1922]

Encore seul ce soir. Lily est à la maison de santé. Je me sens, comme souvent, angoissé. Angoissé sans raison sérieuse. Françoise va très bien. Il paraît que la petite est tombée de son lit cette nuit. Aucune conséquence. Bonne journée de travail au nu des Fantômes. Bien arrangé le bas-relief, "l'heure H" pour l'École normale. J'ai fait masser par Soudant les petites figures d'évangélistes pour Linzeler. Je cherche pourquoi je suis ennuyé. Peut-être un peu de fatigue. Alors les petits ennuis s'exagèrent. Je pense à tout ce que je devrais faire et que je ne fais pas. Je me demande si je n'ai pas demandé un prix trop gros aux jeunes de Fels pour le buste de leur petit garçon. Ils sont très riches. Les parents ont la réputation d'être marchandeurs. Ils n'en sont pas moins charmants et j'aimerais à travailler pour eux. Il ne faut pas d'autre part que je me déprécie. Je ne suis pas non plus content des esquisses pour Voisins[17]. C'est du décoratif sans intérêt. Il faudrait que je puisse chercher ces esquisses tranquillement, avec suite... Quand pourrai-je travailler tranquillement ? Je pense aussi à ce bas-relief pour Darracq et à l'autre bas-relief pour Buenos Aires. Je m'y mettrai pendant le moulage des Fantômes. Je n'ai pas encore trouvé le temps d'aller faire au front, la promenade indispensable pour l'emplacement ! J'ai abandonné le buste de Mme Blumenthal. Bien peu à faire, mais il faut le faire[18]. Je me propose d'y travailler dimanche matin. Et maintenant je vais me coucher avec l'intention de me lever demain matin à cinq heures pour aller travailler sur la pierre de Schaffhouse avant la séance de Stoliarof.

26 [mai 1922]

Excellente journée. Le monument de Schaffhouse vient très bien. C'est de la chance, ayant fait une maquette aussi petite de n'avoir eu, en somme, aucune erreur dans la taille définitive. Seulement l'oreille de la fillette, facile à corriger, petit détail. Bernheim est venu ce soir le voir avec des amis. Ils ont été enchantés. Avec cette esquisse, si ce comité n'avait pas été si pressé, s'ils m'avaient laissé le temps de faire le modèle grandeur, j'aurais certainement fait un groupe tout à fait bien.

De huit heures à six heures avec Stoliarof au nu des Fantômes. J'avance très bien. Et plus j'avance, moins j'éprouve le besoin de draper cette figure. Pinchon l'a trouvé très bien. Je l'étudie avec un soin minutieux. Même les parties qui ne seront pas vues. Si je ne suis pas dérangé trop, j'espère bien finir cette partie du groupe dans la semaine du 5 au 9 juin. Ce serait la perfection. Trois semaines pour mouler, pendant lesquelles je terminerai les bas-reliefs Darracq (sarcophage seulement) et "départ" Buenos Aires et les derniers de l'École normale. Puis j'aurai le voyage pour l'inauguration de Schaffhouse. Aussitôt le moulage fini, Lélio monte les deux dernières figures de l'homme à la peau de mouton et l'homme aux grenades. Vers le 15 août, certainement pas avant, le groupe sera fini.

Avec la conscience tranquille d'un fameux travail accompli cette année, j'irai rejoindre Lily et les enfants à Lamaguère, où je me propose de peindre et dessiner.

Dîner au Cercle Volney, avec de doux vieillards inoffensifs.

27 [mai 1922]

Travail d'exposition ce matin. Chez Rosenberg, l'exposition dite des Grands Maîtres du XIXe. J'ai été heureux d'y trouver-là un nombre assez important de toile de Cézanne. Il ne faut pas que l'excès de louanges dont on le couvre d'un côté, rende trop sévère pour lui. C'est un brave homme qui s'applique beaucoup. Comme il devait avoir du mal. Je l'aime peu. Il ne m'émeut pas. Je parle de ses paysages, les seules œuvres de lui qui soient acceptables. Je l'aime plus que Renoir, dont cinquante toiles sont exposées non loin de là, chez Barbazanges. J'ai tout à fait horreur de cette peinture boursouflée, cotonneuse. De temps en temps, c'est entendu, un joli ton. La meilleure chose de lui que je connaisse, c'est encore la petite toile qui se trouve dans la salle à manger de mon ami Behrendt. J'ai été voir aussi, à la galerie La Licorne, l'exposition du nommé Lhote. Lhote, ce monsieur qui écrit si bien et qui peint si mal. J'ai été attendri parce que je me suis aperçu que M. Lhote se donne sincèrement du mal. Il en vient, lui et ses amis, tout doucement aux bons et solides principes de construction, de recherche des plans qu'on nous enseignait à l'École, et c'est touchant de découvrir au fond cette énorme naïveté[19]. Celle-là n'est pas cherchée, et c'est pourquoi elle est après tout sympathique. Je suis bien convaincu que dans les ateliers de Géricault, de Couture, on devait voir vers 1850, des toiles préparées par les jeunes hommes, absolument comme certains nus que nous montre M. Lhote[20]. Mais quel vide de la pensée, dans tout cela. Quel manque d'émotion profonde. Rien à dire, en vérité. Et vous cherchez un mode d'expression nouveau, écriviez-vous. Pour dire quoi ?

Je pense à une délicieuse petite toile de Corot qui est exposée chez Rosenberg. Une vue de Seine, évidemment. Un bout de quai. Une petite barque. Un fond d'arbres sur l'autre rive [21]. C'est tout et c'est d'une poésie infinie.

J'ai vu aussi une bonne exposition de Jouve, chez Danthon. Solides dessins. Quelques peintures, dont une panthère dévorant un grand oiseau noir. Ce veinard de Jouve me dit qu'il part au mois d'août pour les Indes, où il restera un an !

Au Petit Palais, exposition Prud'hon. Je ne sais jamais où mettre l'apostrophe de son nom. Ce fut lui qui introduisit l'apostrophe au milieu de son nom vers le milieu de sa carrière ! Il trouvait que cela faisait mieux. D'excellentes choses. Très bons dessins, notamment un joli nu de Mlle Mayer, son élève et son amie. Une magnifique esquisse de la Justice poursuivant le Crime. Réellement magnifique. Les tableaux du Louvre, comme les autres dont il y a à cette exposition des répliques sont loin de valoir cette esquisse assez grande. D'excellents portraits, dont un de lui-même et un de Devosge, remarquable. Son portrait par lui-même laisse très bien voir son procédé de peinture, préparation en camaïeu, puis retour par glacis. Je brûle de désir de faire un portrait de Lily, en ce moment. Mais je n'en ai pas plus le temps que de faire celui de mes jolis gosses !

Terminé cet après-midi deux des bas-reliefs de Normale  : le canon de 75 et l'Heure H.

Dimanche 28 [mai 1922]

Écrire journellement, ou presque, son journal, est à mon sens une réussite. D'abord, on n'écrit pas ainsi, uniquement pour soi-même. Au fond de soi, on pense que cela sera peut-être lu plus tard[22]. Si les circonstances de votre vie permettent un jour une réalisation importante, le journal de votre vie devient alors très important à son tour. Il est bien évident, pour moi, que si je réalise jamais mon Temple, ces notes journalières auront autant d'intérêt pour les artistes et les jeunes gens que les mémoires d'un Delacroix. Si je ne réalise pas mon Temple, mon œuvre sera assez importante pourtant pour que ces notes quotidiennes intéressent quelques personnes[23]. Écrire son journal, c'est se forcer à vivre pour plus tard, dans une sorte de maison de verre. Cela force à une sorte d'observation perpétuelle de soi-même. Ceux qui écrivent un journal, disent-ils, pour eux-mêmes, ne sont pas sincères vis-à-vis d'eux-mêmes.

Ce n'en est pas moins une excellente chose pour soi-même. Ce n'est pas seulement une sorte d'observation, c'est aussi un moyen de retour sur soi-même, de méditation appuyée. J'aime ainsi le dimanche matin, être à ma table, dans mon agréable atelier du haut, revoir l'emploi de ma semaine, réfléchir, compter le temps perdu, la besogne faite. Par ma fenêtre ouverte, m'arrivent ce matin des bruits de musique, le chant des oiseaux, les voix de Marcel et de Jean[-Max] qui jouent dans le jardin. Nous sommes à une époque où l'on ne médite pas assez. Les réunions dominicales réglées par les églises, la messe, le sermon, les prêches sont une forme de la méditation. Méditation collective qui devrait et doit être encore dans certains cas, précieuse. Mais nous, nous devons méditer pour nous même. Il y a nous. Il y a aussi les bons livres qui sont là à portée de ma main. Quels bons et silencieux et profonds conseillers. Il faut s'éloigner le plus possible, fuir tout ce qui est la politique de la vie, pour se maintenir au contraire au-dessus de petitesses de sentiment, les vaincre, ce qui est facile, être indulgent pour les autres, c'est facile aussi, il n'y a qu'à se mettre à leur place, et vivre la cervelle pleine des belles choses que les grands aînés nous ont laissées. Ainsi l'on se maintient dans un bon état d'enthousiasme trépidant qui donne la force du travail et fait l'imagination féconde. Il ne faut pas dépenser ses forces nerveuses inutilement, et n'attacher d'importance qu'à ce qui concerne la santé de ceux qu'on aime et son travail. Je vois des gens s'emballer, s'exciter, s'agiter, par des discussions futiles, poursuivre des buts secondaires avec une activité incroyable. Cela ne m'intéresse plus. Il m'arrive le plus souvent, dans la discussion, d'affecter de donner raison à mon interlocuteur, pour ne pas me fatiguer inutilement. Les gens toujours en colère me sont de plus en plus insupportables. Réservons toute notre énergie pour notre travail. Nous n'en aurons jamais de trop.

29 [mai 1922]

Arrivée aujourd'hui, de Marseille, du sergent Bouchaïb, superbe marocain que Nacivet a trouvé moyen de me faire venir de Marseille. Tête sauvage, chevelure parfaite.

30 [mai 1922]

Travaillé à la tête de Bouchaïb. J'ai coupé la tête du cavalier et je fais l'étude à part. Ainsi on est plus sûr de la construction.

Aujourd'hui, réunion de tous les jurys de la Fondation, chez Mme Blumenthal. Il y avait Bénédite, Blanche J[acques-]É[mile], Boylesve, Bourdelle, Boucher, Bouchard, Dardé, Dampt, Desvallières, J[ean-]L[ouis] Vaudoyer, etc., belle salade de noms connus et de valeurs inégales. Dardé conserve son allure de paysan du Danube. Je l'observe. Il m'intéresse. Il fait des phrases. Il pontifie déjà sérieusement. Sa caractéristique : Force et Ruse. Un discours de Paul Léon où il déclara entre autres :

— Nous, les vieux artistes, nous voulons aider les jeunes.

J'avais envie de protester contre l'adjectif "vieux". Je ne le prends pas pour moi. Lecture par Dezarrois d'un rapport soigné où tous les boursiers d'il y a deux ans sont couverts de fleurs.

En partant, nous allons avec Bouchard rendre visite au père Bartholomé. Il est couché, s'étant cassé la jambe il y a deux semaines, en tombant d'un échafaudage. Il n'en est pas moins agressif. Aujourd'hui[24], c'est contre un certain Brunelle, qu'il veut partir en guerre, agent, paraît-il, de la maison Bernheim, qui font en ce moment une "Association pour la propagation de l'art français à l'étranger", succédané, dit Bartholomé, de cet étrange bureau de la Propagande qui fonctionna durant la guerre, et qui servit, assure Bartholomé, aux Bernheim, grâce aux expositions organisées en Suisse, pour vendre de la peinture aux Allemands... Moi, j'aime mieux penser à ma sculpture.

31 [mai 1922]

Journée bien commencée mais mal finie. De 5 h 1/2 à 6 h 1/2, j'ai travaillé au marbre de Mme Blumenthal. Puis à bicyclette, chez Landucci où j'ai travaillé à la pierre de Schaffhouse jusqu'à 8 h. Jusqu'à 9 h à la tête de Bouchaïb.

Puis, temps perdu, au Salon pour la visite de M. Millerand. J'y rencontre Segoffin qui aujourd'hui est aimable. Déjeuner rue de l'Université, avec Henri Martin et d'autres Toulousains, dont Lautier, le directeur nouveau de l'Homme Libre. Tête extraordinaire. Sorte de Vitellius. Raconte d'amusantes histoires. Puis retourné au Salon pour le vote de la médaille d'honneur. J'aurais voulu voir Desruelles sortir. Au deuxième tour s'était Carli qui tenait la tête ! Je suis parti. Et j'ai achevé ma journée avec le bon Bouchaïb, "bon soldat, bon camarade".

 


[1]    André Morizet, Chez Lénine et Trotsky, Moscou, 1921, Paris, 1922.

[2]    Au lieu du : "malentendu imaginatif", raturé.

[3]    Shakespeare.

[4]    Au lieu de : "être extraordinaire", raturé.

[5]    Au lieu de : "me signaler", raturé.

[6]    Au lieu de : "avec quelle facilité des gens", raturé.

[7]    Au lieu de : À travers les têtes des spectateurs", raturé.

[8]    Suivi par : "pour la circonstance", raturé.

[9]    Au lieu de : "Un de ces livres", raturé.

[10]  Au lieu de : "inconsciemment", raturé.

[11]  Paris, 1922.

[12]  Suivi par : "certainement", raturé.

[13]  Françoise Landowski-Caillet.

[14]  Fille de Benjamin Landowski.

[15]  Au lieu de : "J'ai bien regretté", raturé.

[16]  William Laparra.

[17]  Au lieu de : "pour le parc de Voisins", raturé.

[18]  Suivi par : "Aucun de mes aides ne me satisfait, sauf Lélio qui est malade", raturé.

[19]  Au lieu de : "l'énorme naïveté de ces gaill[ards]", raturé.

[20]  Au lieu de : "qui sont exposés rue de la Boëtie", raturé.

[21]  Suivi par : "Lumière exquise et", raturé.

[22]  Au lieu de : "au jour", raturé.

[23]  Au lieu de : "quelques historiens, critiques d'art", raturé.

[24]  Au lieu de : "En ce moment", raturé.