Cahier n°17
7 septembre [1923] Lamaguère
Vu aujourd'hui une chose remarquable. Avec M. Casadessus, je suis allé visiter cette grotte préhistorique, récemment découverte par un jeune homme de Toulouse, M. Casteret. Pour la voir, étaient arrivé de Liège, exprès, M. Hamal[-Nandrin] conservateur du musée, un certain Léon Coutier un jeune homme dont le métier est d'être entrepreneur de monuments funéraires à Noisy-le-Sec, et un instituteur de Paris, tous passionnés de science et de recherches préhistoriques.
Nous avons donc franchi la jolie colline que couronnent les ruines du château de Montespan et à mi-hauteur d'une autre colline, au-dessus d'un petit ruisseau nous avons pénétré par une sorte de puits dans cette grotte, inviolée depuis je ne sais combien de siècles. Nous sommes d'abord tombés sur un terrain glissant, argileux. Arrivés au bout d'un ruisseau boueux, obligés de nous tenir courbés sous une masse rocheuse, nous nous sommes dévêtus au bord de ce Styx sans Charon. Après avoir traversé à plusieurs reprises de l'eau, des terrains rocailleux, ou un sol argileux, tantôt debout, tantôt courbés le nez vers l'eau, après avoir grimpé par-dessus des éboulis de rocs, rampé dans des sortes de boyaux boueux, nous sommes arrivés d'abord à une sorte de salle ronde naturelle, dont les stalagmites et les stalactites faisaient la plus remarquable et étonnante des décorations. Le bruit d'un cours d'eau souterrain, les ombres produites par nos chandelles. Au milieu de cette salle, un pilier [1] de stalagmites et de stalactites réunis formait comme une immense méduse pétrifiée qui aurait eu deux mètres de diamètre. Cette salle se trouve séparée par un couloir d'une autre salle encore plus belle, plus grande, où l'on devine des trous profonds, et dont les mêmes phénomènes géologiques font le plus extraordinaire sanctuaire naturel qui soit. Sanctuaire en effet. En sortant de la première salle qui forme comme le vestibule de ce temple, on trouve sculpté par les mains d'un de nos plus lointains ancêtres, un ourson, à moitié détruit malheureusement, et par le premier visiteur, peut-être, qui ne s'attendait pas à ce qu'il allait trouver. Derrière cet ourson, gravé sur le sol pierreux, un cheval. Mais ce qui est le plus curieux, c'est dans la salle principale, à même le sol, en haut-relief, rangé régulièrement à peu de distance les uns des autres, les effigies d'animaux divers, chevaux, rennes, bisons, autant qu'il est possible de les reconnaître, plusieurs de ces œuvres primitives étant détériorées. Puis, en continuant, la voûte de la salle s'abaisse et devient assez rapidement un couloir bas au plafond rocailleux, d'un contact hostile au crâne, où bientôt l'on ne peut plus circuler qu'en rampant dans la boue. En promenant le long des parois de ce couloir la lumière d'une bougie on découvre des quantités de dessins gravés, dont certains sont remarquables. J'ai noté une tête de cheval à l'encolure puissante d'étalon, une tête de bélier, un bison. Il y a une très grosse différence de valeur entre ces dessins qui sont remarquables et les sculptures qui sont sans aucune valeur artistique. Les gens versés dans la science préhistorique pensent qu'il s'agit là d'une grotte où avaient lieu des sortes de cérémonies magiques d'envoûtement avant la chasse, plusieurs des sculptures portent en effet des traces de coups, des trous profonds. Je passe sur certaines traces de doigts, reconnus par M. Casadessus, mais, à mon avis, bien que je ne sois pas grand connaisseur, sujette à caution. Je me suis surtout amusé lorsque M. Casadessus nous montra une pierre dont la formation naturelle est fort obscène.
– Ceci est un sexe de femme, nous dit-il. C'est l'abbé Breuil qui l'a dit, et il en a même pris un dessin !
C'est une pierre de formation naturelle :
– Il fallait lui faire copier cela aussi, ai-je dit à M. Casadessus, en lui montrant une stalagmite, se dressant comme un triomphant phallus en face de la fameuse pierre.
C'est avec joie qu'après deux heures au moins de promenade souterraine j'ai revu le soleil.
Cette visite va me faire modifier certaines choses aux bas-reliefs de base du Mur de Prométhée. Je vois, j'imagine par moi-même, ce que devait être la vie primitive évoquée dans les deux premiers bas-reliefs. Ce ne sera pas du préhistorique romantique.
9 [septembre 1923 Lamaguère]
Le jour où les hommes auront réellement tué Dieu, où ils auront éclairci tous les mystères, si ce jour arrive, l'Art, le vrai, sera tué du même coup. L'Art sera plus que jamais un luxe ; les artistes des amuseurs plus ou moins habiles de gens plus ou moins riches. Auront raison alors ceux qui voient le sens génital à la base de l'art.
Je lis ces jours-ci les articles de Romain Rolland sur Mahatma Gandhi, cet extraordinaire hindou, ignoré dans cette Europe monstrueuse, qui s'admire tant de se dévorer elle-même qu'elle n'a pas le temps de regarder ce qui se passe autre part. Comme artiste, je ne suis pas loin de penser et de dire comme Gandhi :
"1. Je crois aux Védas, aux Upanishads, aux Puranas, et à tout ce qui est compris sous le nom d'Écritures hindoues, etc.
"2. Je crois aux Varnashrama Dharma, mais au sens strictement védique, et non pas actuel, populaire et grossier ;
"3. Je crois à la protection de la vache, dans un sens beaucoup plus large que le sens populaire ;
"4. Je ne désavoue pas le culte des idoles."
Il faudrait ajouter : je crois à la Théogonie d'Hésiode, je crois à la Bible et au Coran, je crois au livre de Zoroastre et à Ossian.
11 [septembre 1923 Lamaguère]
Journée à Toulouse où nous avons revu le musée. Décidément les Diane, Junon, etc., de Falguière ne résistent pas au temps. Trois œuvres dominent : La Rochejaquelein, Lavigerie et le petit Tarcisius. Pourquoi a-t-on placé dans le musée cette belle toile de H[enri] Martin, les Fédérations. C'était fait pour décorer le mur d'un bâtiment public. Notre époque est stupide.
12 [septembre 1923 Lamaguère]
Lettre de Lélio. Le jugement va avoir lieu ces jours-ci. Il y a bien des choses favorables. Il y en a de défavorables. C'est, paraît-il, une lutte enragée. Ce qu'il faut craindre, c'est l'amour propre nationaliste. La hauteur de notre monument inquiète. Hélas ! Elle m'inquiète, moi aussi. Pourquoi me suis-je finalement laissé faire par cet entêté Bigot. Il a du talent, des idées, des trouvailles. Mais il se trompe souvent terriblement.
13 [septembre 1923 Lamaguère]
Dépêche de Lélio ainsi conçue : "imposition in extremis S[ao]-Paulo jury désarroi jugement réservé Presse avec nous, urgent vingt inclusif retour." Donc c'est raté. Je n'ai pas envie de perdre mon temps à protester, à discuter. Au lieu de me rapporter la petite fortune que j'espérais, cette histoire va me coûter en définitive cent trente mille francs, en tout cas, pas loin ! Je ne suis pas mécontent de moi, car je reçois cette nouvelle avec assez de sérénité.
À dîner M. Casadessus. Il y a en France beaucoup d'hommes de ce genre, sans aucune petitesse d'esprit, occupés uniquement de leurs recherches. Tel est celui-ci. L'archéologie, ses fouilles, il ne pense qu'à cela. Ainsi, mon beau-frère [2] lui parlait de la manière incorrecte dont le comte Begouen cherchait à s'emparer de la récente découverte de la grotte de Montespan, faisant passer pour son élève le jeune Casteret, alors que c'est Casadessus qui avait signalé à Casteret ladite grotte et que c'est Casadessus qui présenta, il y a à peine un an Casteret à Begouen. Il eut un bon sourire indulgent. Lily a raison. Si on donnait quelques crédits à des hommes de ce genre, ils feraient des choses remarquables. Il y a beaucoup de Fabre en France, et sûrement dans d'autres pays. Mais on les laisse à moitié mourir de faim, la plupart du temps.
15 [septembre 1923 Lamaguère]
Nous quittons Lamaguère, y laissant les enfants jusqu'à samedi prochain. Je suis dans l'état d'âme d'un écolier qui n'est pas content de rentrer à l'école !
Cette histoire de Rio m'agace. J'aimerais bien mieux que ce soit fini d'un coup. Tout le monde ici me conseille de voir du monde à Paris, de lutter. En avons-nous le temps ? N'est-ce pas bataille d'avance perdue, maintenant.
16 [septembre 1923 Boulogne]
Retrouvé quand même l'atelier avec plaisir. Hier, en revenant de la gare par les quais, il y avait un ciel magnifique, des nuages et des trouées de lumière dans les nuages.
Et j'ai aussitôt recommencé cette stupide vie de défense. À l'Instruction, vu Roland-Marcel. C'est un charmant homme. Nous avons causé longuement des Arts Décoratifs[3]. Il m'a promis de faire le nécessaire pour qu'on me donne des crédits et m'a dit de le tenir au courant.
Après-midi à l'ambassade du Brésil où l'élégant Guimaraès m'a reçu. Je lui ai raconté l'histoire de la dépêche. Aussitôt en a parlé à l'ambassadeur qui est venu me voir et va télégraphier à Rio pour s'informer. Me conseille de faire agir le ministère des Affaires étrangères. Enfin ! Je n'aurai rien à me reprocher.
À l'École normale où Lily, malgré l'éclairage, trouve le monument très bien. Moi aussi, j'ai meilleure impression. Si le plafond avait été moins bas, par l'éclairage artificiel on aurait pu tout sauver.
18 [septembre 1923]
Comme le créancier qui continue à avancer des fonds à son débiteur pour empêcher sa ruine, j'ai envoyé encore aujourd'hui 20 000 F à Lélio ! En même temps j'ai envoyé un pneumatique à M. Laroche aux Affaires étrangères pour lui demander un rendez-vous. Quand je rentre, Lily m'annonce que Philippe [4] viendra déjeuner. Il est en très bon état. Rien de bien sensationnel. La politique de Poincaré réussit, mais l'Allemagne préférera l'effondrement total à une capitulation nouvelle. Si l'Angleterre marchait avec nous, il n'en serait pas de même. Pour mon affaire, il connaît Laroche très bien et m'obtient de suite, par téléphone, un rendez-vous pour demain onze heures. Enfin j'ai pu travailler et ai recommencé en donnant les dernières retouches au buste de Mme Blumenthal.
19 [septembre 1923]
Le calvaire de l'intrigant continue : je suis allé aux Affaires étrangères. Après avoir traversé la cour d'entrée, remplie d'agents de police et de policiers en civils qui vous donnent l'état d'âme d'un malfaiteur rien que par leur façon de vous dévisager, j'ai atteint le haut étage où Laroche, vieilli [5], m'a reçu derrière ses lorgnons aussi aimablement que peut recevoir un diplomate. A écouté ma petite histoire. M'a envoyé, après avoir téléphoné à Morand, à un M. Dejean qui m'a fait recevoir par son second, M. Chollet, qui a aussi écouté ma petite histoire. Après quoi il m'a demandé de lui rédiger une petite note et de l'envoyer le plus tôt possible. Alors je suis rentré déjeuner, après avoir envoyé une dépêche au ministère de l'Intérieur du Brésil de la part de son gendre, dépêche qui m'a coûté encore 155 F ! En arrivant je trouve un câble de Lélio, qui lui a coûté au moins autant, ainsi conçu : "Décision paralysée. Presse favorable violente contre jury partial. Agissez urgence par Souza Dantas télégraphié gouvernement pour bon renom Brésil. Activez Conty impassible." Comme j'ai fait déjà tout ce qui est demandé là, il n'y a pas trop de temps perdu. Mais nous avons passé, Lily et moi deux heures et demie, après le déjeuner, à rédiger la note demandée par les Affaires étrangères. Je n'ai pu me mettre au travail qu'à trois heures. Ça, c'est du temps perdu, parce que l'affaire est perdue.
20 [septembre 1923]
Le calvaire du sculpteur. Aujourd'hui, ce fut du temps perdu encore, mais bonne matinée néanmoins. Chez Plumet. J'ai trouvé un homme tout à fait charmant et des mieux disposé. Rien n'est changé, bien que rien encore ne soit définitif. Comme je lui demandais si [6] mon départ proche pour le Maroc ne tombait pas au moment où tout se déciderait, nous sommes convenus que je lui remettrai les dessins avec mes plans, et qu'il ferait le nécessaire. Donc, je crois bien qu'il n'y aura pas d'accroc. Reste la question des crédits, mais qui ne sera certainement pas réglée tout de suite, ni facilement.
Montherlant est venu déjeuner. Nous avons causé sérieusement de la question des Fantômes à Douaumont. Il semble que c'est encore là que leur réalisation en matière sera la plus facile. Car je crains fort que le projet de la butte de Chalmont, qui, malgré toute la compression possible, revient fort cher, ne se réalise que dans bien du temps, si jamais il se réalise. Et puis endroit perdu.
Achevé [7] le marbre du buste de Mme Blumenthal. On le portera chez elle demain.
Visite à Pinchon. Dîner chez Ladis où Jean Vieuxtemps lui installe un appareil de téléphonie sans fil ultra luxueux offert à Ladis par un de ses clients reconnaissants.
22 [septembre 1923]
Il ne faudrait jamais oublier, dans les rapports de la vie avec les hommes âgés, que bien souvent ceux-ci ont les mêmes appétits que les hommes jeunes, et une égale âpreté. La sérénité de beaucoup n'est que verbale : "Il ne nous reste que l'ambition", me disait voici longtemps, un soir que je l'accompagnais au retour d'un dîner chez Mme Barrias, le vieil avocat Barboux, à ce moment candidat à l'Académie.
Aucune nouvelle de Philippe qui devait nous téléphoner pour nous dire ce qui avait été décidé aux Affaires étrangères. Laroche devait soumettre un projet de dépêche à Poincaré.
Splendide soirée d'hier à l'Opéra. Lohengrin. Mlle Berthon en Elsa, ravissante[8], prend par moments des allures de vierge gothique en ivoire[9]. Franz est une belle voix. Au dernier acte cette voix fait pardonner son jeu insuffisant, un physique terriblement "ténor". La mise en scène est au-dessous de tout. Aucun style. Aucune recherche d'aucune sorte. Ce fameux Rouché, au lieu de dépenser l'argent à monter des décors cubistes pour ballets néo-russes aurait pu exercer son imagination à trouver une autre présentation des œuvres wagnériennes. Chaque œuvre de Wagner est un sommet. Il a ce qui caractérise la vraie puissance, une continuelle distinction. Il a l'imagination. Le livret est admirablement construit. La scène d'Elsa et de Lohengrin est étonnante de psychologie et de drame. Et cette richesse musicale que je ne peux que sentir sans savoir l'analyser bien, mais qui vous prend au plus profond de vous-même, si forte et tendre.
22 [septembre 1923]
Le jeune Spranck a fait ce qu'il a pu pendant mon absence. Mais il faut que je me mette moi-même à la Becquée en grand. Ce serait tout à fait intéressant si je n'avais tant de choses d'une autre envergure[10] dans la tête. Très simplifié le projet de la butte de Chalmont[11], qui devient presque réalisable, même pécuniairement.
Le calvaire : rendez-vous avec Demetrio Ribeira. Avec lui nous avons cherché à joindre un certain Simon, ami d'Oliveira, arrivant de Rio. N'avons pu le joindre. M. Demetrio m'a dit qu'il irait demain à l'ambassade du Brésil.
Rapide visite chez Mme Mühlfeld. Rien de sensationnel, si ce n'est une conversation entre Boylesve et elle sur les mœurs actuelles des jeunes filles du monde. Puisque toutes auraient un ou plusieurs amants[12]. Elles seraient d'une facilité de conquête invraisemblable. Plus ou moins ouvertement n'en a-t-il pas toujours été ainsi ? C'est le cas de dire : ne nous frappons pas, car pour celles qui ont de semblables aventures cela n'a pas une bien grande importance. J'avoue être plein d'indulgence pour ces histoires-là et ne pas pouvoir m'en indigner.
23 [septembre 1923]
Retour des enfants. La maison est pleine de mouvement et de joie.
Travaillé au Mur du Héros. C'est une autre joie. Je sens en moi, lorsque je travaille à cela, la même émotion intérieure, exactement la même, que celle d'avant hier soir, en écoutant Lohengrin. Troublé seulement par la sensation gênante [13] que je devrais travailler à autre chose. C'est d'ailleurs un sentiment que j'ai même lorsque je travaille à des choses commandées. Je vais quand même passer une après-midi "divine" à travailler.
Ladislas hier, à propos de la grosse perte d'argent, conséquence de l'affaire ratée de Rio me disait :
– C'est à cause de ton Temple que tu t'es lancé dans cette aventure, avec l'espoir de gagner une grosse somme. Beaucoup d'hommes ont ainsi un enfant "malheureux" pour lesquels ils accumulent les sacrifices.
Un esprit positif comme Ladis ne peut pas comprendre ce besoin d'artiste de faire "son œuvre". Évidemment cela vous met un peu dans le même état d'esprit que certains êtres qui font mille bêtises sous le prétexte, parfois sincère de "vivre leur vie". Évidemment, je pourrais comme un Ernest Dubois, comme un Octobre, comme un Marqueste, et tant d’autres[14], exécuter tranquillement mes commandes, exerçant mon métier de sculpteur avec la bonne "mentalité bourgeoise" de ces gens-là. Aucun tourment. Guetter les commandes et les honneurs. Bien calculer les frais d'une commande de manière à en tirer un bon bénéfice. Couler ainsi une vie facile et sans tourments, ou presque. Grossir sacrement sa petite fortune. Évidemment. Certes j'ai regretté souvent de n'être pas ainsi. Exercer la profession d'artiste avec une âme de bureaucrate. En fait, cela ne dépend pas de soi-même. Quand depuis toujours un homme est obsédé par une pensée, par une chose à dire, il faut qu'il la dise[15]. Tant mieux pour les autres de vivre l'esprit tranquille et monotone. Vraiment je les envie. Ils sont pleinement heureux. Tant pis pour moi. Autre chose me porte. Ce que je tente, nul ne l'a tenté. Rodin peut-être, mais sans grande conviction, avec sa Tour. Mais c'était bien mauvais. Rodin n'avait pas le sens de l'architecture. Réussirai-je ? Après l'exposition des Arts Décoratifs, je le saurai. Si je ne réussis pas, j'aurai en tout cas mis d'aplomb un projet dont le moins qu'on pourra dire c'est qu'une époque où semblable œuvre n'aura pas pu être réalisée est une triste époque. Et si je réussis, quel artiste pourra dire avoir eut une vie plus belle que la mienne.
25 [septembre 1923]
Excellente journée, toute entière consacrée au Mur du Héros, sans remords. Changé toute la frise supérieure, ce défilé ne faisait pas bien. Je l'ai remplacé par le combat [16] d'Osmaz et d'Arhiman, c'est tout à la fois fantastique et décoratif. C'est plus riche et plus différent des frises héroïques qui s'étagent en dessous. Cela se lie avec le motif central du Triomphe[17].
Hier après-midi chez Paul Léon. Très gentil. Le projet de la butte de Chalmont et des Arts Décoratifs ont été étudiés au point de vue financier. En nous quittant, parlant de 1925, il m'a dit :
– Nous allons essayer de faire réaliser cela.
Il m'a promis de venir me voir avant mon départ pour Casablanca. Il faut que j'étudie maintenant deux devis serrés, un pour Chalmont, un autre pour l'Exposition de 1925.
Lettre d'Oliveira. Un de ses amis brésiliens de passage à Paris, M. Simon, lui dit que le ministre président du jury est un chaud partisan de notre projet, que l'opinion est aussi pour nous, donc qu'il n'y a pas lieu de croire tout perdu encore, mais que la cabale est forte.
26 [septembre 1923]
Fin de l'esquisse du Mur du Héros. Je suis très content. Presque terminé l'esquisse du petit monument pour l'École de Fontainebleau. Bien[18].
27 [septembre 1923]
On moule le Mur du Héros. Dans trois jours je le verrai de la même couleur que la petite statue du Héros. Je l'avais bien fait gagner ces jours derniers. En grand ce serait extraordinaire.
En revenant de chez Landucci, je trouve un modèle qui me sauve pour la Becquée. Je l'ai engagée immédiatement. Séance de premier ordre cet après-midi où j'ai bien mis en place cette figure. Voilà ce groupe sorti du pétrin. Les modifications apportées, le font très supérieur au petit marbre des Legueu.
L'importance du modèle est primordiale. Mais quel ennui d'être obligé de partir encore pour Casablanca.
28 [septembre 1923]
Fini l'esquisse du projet Fontainebleau dont je suis content. Je me sens un peu fatigué aujourd'hui, mais dans une forme sculpturale excellente. Quel dommage d'être obligé d'aller perdre tant de temps à Casablanca.
Déjeuner chez Ladis avec la princesse Boncompagni, une américaine exquise, fixée à Fiume momentanément pour divorcer. Très jolie femme. Intelligente. Elle nous raconte que les Fiumains s'imaginent que l'Europe entière a les yeux fixés sur eux. Fiume doit être une petite ville sale, sans aucun intérêt. La princesse Boncompagni me parle de projets de fontaine pour l'installation qu'elle projette à Paris, après son divorce.
Le comte de Fels, en promenade amoureuse avec sa belle amie, est venu me surprendre. Gentille visite. Il a été charmant. J'ai l'impression d'avoir acquis sa confiance. J'en suis content, parce que je ferai ce que je voudrai. Il est très content de sa Becquée. J'ai eu de la chance d'avoir eu hier cette séance capitale avec la jeune Marthe. Revoyant aujourd'hui ce que j'avais fait hier, j'en ai tout lieu d'être content. Une fois de plus se confirme cette règle primordiale de l'importance du modèle. Ces arrangements avec plusieurs modèles ne donnent jamais rien de bon. On est dans l'à peu près, et c'est sans intérêt. On est tout de suite content, parce que l'on n'a pas ce terrible point de comparaison : la vérité.
29 [septembre 1923]
Le bon Dubra est venu. Très optimiste pour la solution du concours Rio, m'assure que tout au moins je serai remboursé de mes frais. Croit[19] fermement à mon succès définitif là-bas. Doit m'amener la semaine prochaine un ancien ministre, important personnage qui pourra agir efficacement là-bas, me dit-il.
Travail joyeux à la Becquée. Cette fille qui me pose est remarquablement belle. C'est une juive. Larges épaules minces. Bras aux splendides volumes[20]. Je lui ai fait prendre la pose de la femme du Cantique des cantiques. C'était superbe. La joie de la composition est grande. La joie de l'exécution n'est pas moins grande[21]. Métier magnifique pour lequel l'amour [22] grandit avec les années. "C'est ce qui console de vieillir", m'a dit un jour Rodin. Tout à l'heure, tandis que je regardais le dos souple de cette fille, j'ai eu un vrai moment de désespoir à la pensée que samedi prochain, à cette même heure, je serai en bateau, voguant vers Casablanca, abandonnant un travail si bien parti, maintenant.
Par le jeune Spranck, je fais préparer l'esquisse du monument Déroulède. Ça, ça n'est vraiment pas amusant !
Mais le Mur du Héros est sorti du plâtre. En plâtre il ne me paraît pas perdre. Je ne me rendrai bien compte que demain.
30 [septembre 1923]
Dans le grand atelier est installé le Mur du Héros, monté, patiné, avec la statue en place devant. Je suis complètement content. La statue est peut-être un petit peu trop grande[23]. La proportion se corrigera [24] très facilement à l'exécution en grand. Nous nous sommes assis Lily et moi devant cet ensemble et l'avons regardé longuement. On a ainsi une première et vague idée de ce que ça donnera en grand. Je peux dire que jamais rien de pareil n'a été conçu.
Visite du colonel Romains et de sa femme. L'esquisse pour Fontainebleau les a enchantés. Elle fait d'ailleurs très bien.
Chez les Camastra. Le duc de Camastra me raconte qu'ils ont nommé Mussolini chevalier de Malte "comme si, comme moi, il avait des quartiers de noblesse", et que Mussolini en avait été très flatté.
[1] . Au lieu de : "un énorme pilier formé de", raturé.
[2] . Marcel Cruppi.
[3] Exposition où P.L. compte présenter son Temple.
[4] . Philippe Millet.
[5] . Suivi par : "l'air moins falot, mais", raturé.
[6] . Au lieu de : "je lui parlais de", raturé.
[7] . Au lieu de : "Achevé dans", raturé.
[8] . Au lieu de : "excellente", raturé.
[9] . Au lieu de : "remarquable", raturé.
[10] . Au lieu de : "de choses plus importantes", raturé.
[11] Les Fantômes.
[12] . Au lieu de : "Elles auraient la plupart des amants", raturé.
[13] . Au lieu de : "bizarre", raturé.
[14] . Au lieu de : "et même comme Barrias", raturé.
[15] . Suivi par : "Nous nous imaginons", raturé.
[16] . Au lieu de : "fameux combat", raturé.
[17] . Au lieu de : "couronnant le Héros de la victoire", raturé.
[18] . Suivi par : "Déjeuner chez M. Nénot, retour de Cap-Myrtes. Il est bien. Affreusement triste. Pour occuper son esprit, il a travaillé au projet que je lui avais dit que je cherchais pour Chalmont... Cela m'ennuie un peu, même beaucoup", raturé.
[19] . Précédé par : "Mais", raturé.
[20] . Suivi par : "Aussi le travail", raturé.
[21] . Suivi par : "Je suis décidé à exécuter", raturé.
[22] . Au lieu de : "l'intérêt", raturé.
[23] . Au lieu de : "peut-être un peu grande", raturé.
[24] . Au lieu de : "se trouvera", raturé.