Cahier n°31
3 [août 1932 le Brusc]
Nous sommes Lily et moi malades de ce voyage à Porquerolles! Lily d'avoir eu trop chaud, moi d'avoir eu trop froid. Lily a presque eu une insolation, pour avoir dormi au soleil sur la banquette du bateau, à l'aller. Moi d'avoir été arrosé copieusement par un froid mistral matinal[1], au retour le lendemain. Mais la promenade fut magnifique. Lorsqu'on débouche du cap Sicié, et qu'on découvre la rade de Toulon, on a certainement un des plus beaux spectacles que l'on puisse voir. Mais le plus intéressant de la petite expédition fut la visite à la propriété Fournier. Fournier, un ancien prospecteur qui plaça intelligemment sa fortune en terres et acheta voici longtemps toute l'île. C'est le seigneur féodal moderne, puisque le village même lui appartient et que les loyers que lui payent les pêcheurs ressemblent beaucoup à des sortes de droits du seigneur, car ces loyers doivent représenter un revenu formidable pour le prix d'achat. Aujourd'hui cet homme est fort âgé. Il a, à première vue, l'air insignifiant. Quand on cause avec lui, peu à peu il vous apparaît au contraire comme fort instruit et d'esprit encore fort lucide et puissant. Sa femme, beaucoup plus jeune, encore fort belle, est de ce type de femmes-hommes, entrepreneuses d'affaires, précises, dont cette aventurière Mme Hanau est le prototype[2]. À eux deux ils ont fait d'une partie de leur île un jardin enchanté où tout pousse, depuis les bananes, les dattes et les oranges, jusqu'aux pommes et aux poires de nos climats plus doux. Se promener dans ces paysages est un enchantement.
4 [août 1932 le Brusc]
Achevé le livre de Mauclair sur Rome. C'est un remarquable ouvrage. J'aime qu'il ait aimé la Victoire d'Ostie. C'est une étonnante figure. Son souvenir n'est pas étranger à ma France Chalmont[3].
5 [août 1932 le Brusc]
Livre bien fait que ce livre allemand, Les Religions du monde publié sous la direction d'un Allemand, Clemen. La classification est intéressante : religions primitives, religions nationales, religions universelles. Je ne sais pas encore comment il étudiera le développement des religions universelles (christianisme, bouddhisme, islamisme) mais même celles-ci tendent à se diversifier et à devenir nationales, ex[emple] l'anglicanisme. On peut dire qu'elles conservent cependant leur caractère d'universalité.
6 [août 1932 le Brusc]
Le livre peut-être le plus poignant que j'aie lu sur la guerre. D'une infirmière anglaise. Le titre : Pas si calme.
8 [août 1932 le Brusc]
Benjamin nous a raconté aujourd'hui l'histoire suivante arrivée à Mauclair et Vlaminck. Un fumiste a entrepris d'écrire à Vlaminck des lettres d'amour enflammées qu'il signait C. Mauclair. Au bout de quelque temps Vlaminck prend la chose au sérieux et écrit à Mauclair des lettres d'injures et de menaces. Cela continue quelque temps, mais les lettres de Vlaminck devenant réellement inquiétantes, Mauclair avise la police et vient trouver Benjamin pour lui demander des poursuites contre Vl[aminck]. Benjamin devine tout de suite la fumisterie. On entre en rapport avec Vlaminck qui soumet les lettres d'amour. Tout s'est arrangé. Mais tous les deux en grognent encore.
12 [août 1932 le Brusc]
Pour rencontrer Ladis, nous sommes allés à Brignoles. Nous ne l'avons pas trouvé. Mais quelle belle promenade. La richesse et la beauté de cette vallée entre Solliès-Pont et Brignoles. Comme il y a beaucoup d'eau, sous ce climat, tout pousse et on a l'impression de traverser une des plus riches contrées de France.
13 [août 1932 le Brusc]
Commencé quelques vagues recherches de dessin pour le Centaure et la Sirène de M. de Manthé.
14 [août 1932 le Brusc]
Lettre de Sabatté où il me dit avoir été voir les Fantômes à Chalmont qui l'auraient enthousiasmé. Autre lettre de Ch[arles] Prince qui m'annonce que sa belle-sœur a eu un accident et que leur retour en France est retardé.
16 [août 1932 le Brusc]
Matinée à Toulon pour acheter une seconde paire d'avirons à mon bateau. J'ai un plaisir d'enfant à équiper ce bateau.
Visite des Debat-Ponsan et de Philippe Fontaine.
17 [août 1932 le Brusc]
Avec les enfants nous avons été ce matin de bonne heure poser les trois-mailles pour langoustes. Ce n'est plus pour moi ni un spectacle ni un acte neufs, c'est pourtant toujours aussi beau.
Après-midi chez Miss Getty où nous trouvons les Sylvain-Lévy. Conversation sur les Indes. Il nous dit l'influence invraisemblable de Gandhi, la trouvaille de son rouet, qui est pour les Indiens un symbole religieux, la Roue... Il passe de manière indubitable pour le peuple hindou pour une nouvelle incarnation de Vishnou. Quantité de gens du peuple sont persuadés que Gandhi, bien qu'il soit en prison, en sort comme il lui plaît, passant à travers les murs. Vit en ce moment à Pondichéry un autre personnage analogue à Gandhi, qui ne sort jamais, ne quitte jamais la chambre du petit l'appartement où il vit, entre une française, Madame Paul Gaillard, et un M. de S[ain]t-Hilaire, convertis à l'hindouisme, à ce prophétisme hindou. Né aux Indes anglaises, il fit ses études à Oxford. De retour aux Indes, instruit, il fut aussitôt traité avec ce mépris qu'anime les Anglais vis [à vis] des indigènes. Révolté, cet homme se met à comploter et est pris dans un attentat. Condamné à un nombre important d'années de prison, il est gracié au moment de la guerre. Il s'agissait en effet de retrouver la confiance de ce monde. Après la guerre il fut un moment à Bombay sous un régime de surveillance. Il s'en échappa et vint s'installer à Pondichéry. Là, au premier étage d'une maison il s'installa dans une chambre qu'il ne quitta plus. Il ne sort jamais. Se sont installés auprès de lui une femme française et un Français dont M. S[ylvain-]L[évy] m'a dit les noms mais dont je ne me souviens plus. Là viennent le voir des personnages considérables, Gandhi entre autres. Mais lui ne sort réellement jamais. La dame française s'appelle Mme Paul Gaillard et l'autre compagnon M. de S[ain]t-Hilaire. Tagore avant et après son voyage récent autour du monde vint aussi. Tagore, sorte de contraire de Gandhi. C'est l'aristocrate, qui vit entouré d'une véritable cour. Il ne pense qu'à son université.
S[ylvain-]Levy me racontait qu'il y a au Japon sur le bord de la mer une terrasse d'un palais royal de plusieurs kilomètres de long et dont tous les arbres ont été dirigés dans leur croissance, de façon à ce que les formes des uns et des autres se marient harmonieusement et de manière variée.
19 [août 1932 le Brusc]
Mer d'huile ce soir. Silence immense. Les pêcheurs eux-mêmes en posant leurs filets semblaient ramer avec précaution pour ne pas faire de bruit.
21 [août 1932 le Brusc]
Fête du pays. Je deviens paresseux. J'aurais dû depuis longtemps faire une étude de ce bal le soir, avec cet orchestre dont les musiciens, en rang d'oignons, ont d'impayables bobines.
26 [août 1932 le Brusc]
Hier, à La Croix[-Valmer], M. Nénot me montre le dessin du Palais des Nations, qui fera bien, par sa masse. L'influence du ciment s'y fait sentir. Je trouve déjà cela banal. Il y aura très peu de décoration. Nénot très gentiment m'a réservé cependant une frise dans le vestibule d'entrée de la grande salle. Mais, sur les 125 000 000 de crédits, il n'y a pas un sou pour la partie décoration[4]. Ce devrait donc être à moi de demander aux B[eau]x-A[rts] les crédits... Avec Mistler, je serai bien reçu.
Déjeuner à Bandol à l'hôtel des Armand Dayot. Au dessert les Debat-Ponsan sont venus nous rejoindre. Puis, comme nous allions à Toulon, Mme D[ayot] nous a demandé de l'emmener.
Je n'oublierai jamais l'expression de stupeur de l'agent de police, devant cette énorme femme, en pyjama vert, coiffée d'un immense chapeau de paille relevé sur un côté, marchant en se dandinant. Les Toulonnais qui pourtant savent trouver le mot à dire, en restaient tous bouche ouverte. Nous avons été contents de pouvoir la laisser. N'empêche que cet aspect excepté[5], surtout pour la rue, elle est bien sympathique.
28 [août 1932 le Brusc]
Pour chercher nos filets, comme il nous l'avait demandé, nous avons été chercher M. Sylvain-Lévy. Il faisait assez gros temps. Embarquement assez délicat, en bas de la falaise de Miss Getty. Puis ce fut, une fois en route, l'arrosage en grand. Les courants avaient entraîné les signaux. Après avoir tourné et retourné, nous avons renoncé à les trouver. J'avais fait déshabiller M. S[ylvain-]L[évy] Il était content. Nous l'avons ramené à La Novelette. C'est un de ces hommes qui aiment la mer. Donc excessivement sympathique.
30 août [1932] Paris
Pour apprendre, en arrivant à la maison, la mort de Mme Bigot. Je me dis : au fond, tant mieux. Voilà Bigot débarrassé d'un être terrible. Pas du tout. Il est désespéré. Il est émouvant. Il a tout oublié. La vie infernale qu'elle lui faisait. Il l'a faite embaumer. Il l'a mise dans un cercueil magnifique, avec fenêtre pour qu'on puisse voir son visage. Elle avait d'ailleurs un fort beau visage.
Revu avec plaisir tout le travail en train. La tête de la France, ni le bouclier ne me satisfont.
Téléph[oné] à Paul Léon qui viendra me voir samedi. Vu un film étonnant, qui s'appelle Tarzan. Scénario idiot. Le cinéma sera toujours sauvé par les photos. Pourquoi il aura raison du théâtre. Ici ce sont surtout des scènes de combat avec des fauves, panthères et lions, formidables; c'est le mot. De beaux sujets de groupes.
[1] . Suivi par : "le lendemain, au petit jour", raturé.
[2] . Au lieu de : "la synthèse", raturé.
[3] Les Fantômes.
[4] . Au lieu de : "artistique", raturé.
[5] . Suivi par : "elle est bien gentille", raturé.