Septembre-1932

Cahier n°31

1[er septembre 1932]

Déjeuner avec l'ami Riou, marié. Il a l'air pleinement heureux. Sa femme fort gentille, une petite Irlandaise, plus toute jeune, blond clair, clair, clair, comme un enfant blond nouveau-né.

Passé chez Dr Armaingaud, qui va de mieux en mieux. Voudrait inaugurer son Montaigne en juin. Ce sera impossible. On ne fait pas une statue en marbre en huit mois.

Chez Bouchard qui me montre un s[ain]t Louis, dont la tête est bien laide, mais l'ensemble bon.

2 septembre [1932]

Depuis que je suis ici, je me sens éreinté, après un grand mois de vacances. Vieillirais-je?

Où se niche ce qu'on appelle la déformation professionnelle! On mettait en bière Mme B[igot] Nous étions là, Bigot, sa belle-sœur, un des fils et moi. Dans une des basses salles de la maison de santé. Les hommes allaient clore le cercueil quand tout à coup Bigot s'écrie :

— Arrêtez, elle n'est pas dans l'axe!

Il a fallu caler, de ci, de là, le cercueil intérieur pour que le visage soit bien dans l'axe. Alors seulement, il a consenti à laisser clore.

3 [septembre 1932]

Visite de Paul Léon. Les fontaines[1] l'ont énormément intéressé ainsi que le reste. Parlé de l'Exp[osition] 1937. L'emplacement sera probablement porte Maillot, Bois de Boulogne, etc. Mais l'exposition se fera-t-elle?

Le soir, à l'Institut, Paul Léon était également. Revenus ensemble. Il me dit que pour Besnard, il lui achète tous les ans pour une somme équivalente à son traitement de directeur.

Mais je devais aller voir, à la Renaissance, le carton du rideau que Nadine doit faire pour la pièce de Jacques[2]. Je trouve, au bout de nombreux escaliers et de longs couloirs, une petite jeune fille blonde dans une petite pièce. Je me nomme et demande le directeur, M. Paston. On revient me dire que M. Paston très occupé viendra me serrer la main une seconde. On m'apporte le carton. Vraiment pas mal. Simplement à rendre les coureurs plus nerveux. Pendant que je regardais la porte s'entrouvrir à peine, passe une main, puis un bout de bras, tandis qu'une voix me dit :

— Excusez-moi, je tenais à vous serrer la main.

Je serre donc la main qui disparaît, la porte se referme, non sans que j'aie eu le temps de voir à peu près la moitié du visage de M. Paston qui m'a eu l'air d'avoir une tête en caoutchouc.

4 [septembre 1932]

Bigot me parle d'une dame argentine, Mme Alvéar de Bosch qui projette de faire édifier sur le mont Solève un Christ plus grand que mon Christ de Rio! Quelle idiotie!

Déjeuner au Cercle interallié invité par Riou, pour déjeuner avec Blumenthal. Il y avait là Louise Weiss. Au fond peu plaisante. Affectait aujourd'hui un genre vicieux, parlant d'une secrétaire qu'elle avait à Genève qui, disait-elle, était amoureuse d'elle. Mi-plaisantant, mi-sérieuse elle disait :

— Que voulez-vous que j'en fasse, elle est tellement laide.

Pendant tout le déjeuner, rien de bien intéressant ne fut dit. Riou quitte la politique. Où il n'était jamais entré d'ailleurs.

7 [septembre 1932 Le Brusc]

Nuit assez dramatique. Vers deux heures du matin, un orage nous a réveillés. Marcel et Jean-Max étaient déjà partis[3] pour ramener la Marguerite à la Novelette. Descendu pour les rejoindre, ils étaient déjà à bord, en mer, et en plein orage, occupés à relever les filets que nous avions posés hier soir. J'entendais le rire de mon petit Marcel. Mer très calme, impressionamment calme. Une force sûre d'elle-même. Tout autour, assez loin heureusement, l'orage grondait sans arrêt. Le ciel et la mer se trouvaient comme reliés par un réseau de rubans de feu. C'était superbe. Bien que l'orage se maintint à distance assez grande, j'ai été soulagé de voir disparaître mes deux enfants dans la passe.

8 [septembre 1932 le Brusc]

À déjeuner les A[rmand] Dayot à qui nous avons pu servir une bouillabaisse monstre pêchée entièrement par nous, y compris rascasses et langoustes. L'après-midi, la fille de Bénédite et sa fille, toute nue, sont venues. Rien de plus comique que ces femmes ou jeunes filles, très convenables, qui se promènent autant dire toutes nues sans avoir l'air de s'en apercevoir.

9 [septembre 1932 le Brusc]

Comme il fallait s'y attendre, l'Allemagne, profitant[4] des lenteurs de la Conférence du désarmement, [a donné] un coup de poing sur la table (sa note sur l'égalité des droits de ce matin). Tout le monde s'est réveillé. Pour l'instant chacun se frotte les yeux.

Soirée formidable. Un poème ou une symphonie qui la chanterait pourrait s'appeler l'orage au clair de lune. Devant nous, à nos pieds, mer d'huile, terrible. À l'est, un ciel limpide où montait la lune. À l'ouest, un orage ininterrompu. Deux masses de nuages couraient l'une vers l'autre et échangeaient des tonnerres. Combats de dieux, soirée inoubliable.

10 [septembre 1932 le Brusc]

À Sanary, aperçu Kisling.

12 [septembre 1932 le Brusc]

Au Gaou, Marius et son fils embarquaient leurs filets. Un autre plus loin ramassait les siens, les chargeait sur une épaule. De l'autre côté de mon bateau, Edmond Servadée préparait sa palangre. Triptyque.

14 [septembre 1932 le Brusc]

De temps en temps, l'idée me vient que j'aurais dû poser ma candidature à la direction de la villa Médicis, pour indiquer mon désir d'y aller plus tard. Calme retraite.

16 [septembre 1932 le Brusc]

Victor Loewenstein est mort. Dépêche de Lily. Je voulais partir.

18 [septembre 1932 le Brusc]

Terminé le petit dessin de mosaïques pour le bassin de porte S[ain]t-Cloud[5]. Ça et la notice sur A[ndré] Allard[6] sont les seules choses que j'ai faites cet été, dont la caractéristique a été la paresse. Je me mets à penser à Rome, à la direction. Il faudra, à la rentrée, que je me fasse mettre sur la liste, pour indiquer mon désir d'y aller un jour.

23 [septembre 1932 le Brusc]

Retour du voyage à Opio. Rencontre avec Séassal, qui est fort gentil, pas du tout désagréable[7] comme me l'annonçait B. Je regrette seulement et beaucoup qu'on fasse ses bas-reliefs à l'intérieur, de plus en plus. Le seul éclairage reçu viendra par en dessous, par l'entrée. Il y aura aussi celui des cierges.

Séassal a passé plusieurs semaines en Italie où il me dit les Italiens fort désagréables pour les Français. Il n'y retournera plus. Il est vrai qu'il était dans une région frontière.

Soirée chez les Blanchenay. Valéry me demande de le documenter en livres sur l'art grec. Il a à faire un article où il étudie le passage de l'archaïsme à l'art vivant. Il n'y connaît rien. Il va compiler. Et il fera quelque chose d'épatant et personnel. L'autre développement de son article : "Pourquoi l'influence éternelle de l'art grec?"

Le thème général de la conversation a été une lamentation sur la situation en général et celle de la France en particulier.

27 [septembre 1932 le Brusc]

Gentille journée avec les Henry. Henry fait le sourcier; est intéressant comme toujours. S'il m'a trouvé de l'eau, comme il l'assure, dans le haut de la propriété, nous sommes sauvés. C'est tout de même un phénomène curieux qu'il explique, nous considérant comme de sortes de postes récepteurs d'ondes... Tout le monde, à son avis, peut être sourcier, est sourcier.

Un journal donne une photographie de l'ami Sicard, l'annonçant comme nommé à Rome, à la succession de Puech. Il n'est pas nommé, néanmoins il le sera. C'est trop tôt pour moi d'y aller maintenant. Comme Sicard ne restera que cinq ans à peine, il faudrait dès à présent indiquer mon désir... Voilà ce qui s'appelle faire des projets pour plus loin de vingt-quatre heures.

29 [septembre 1932] Hôtel de la Poste à Vézelay

Émotion de revoir ce lieu où j'étais en décembre 1899[8]! allant à Rome. Mais surtout émotion dans le porche fermé de la basilique, le narthex. Je pense à mon Temple. En fait c'est plutôt la décoration d'un porche, narthex de ce genre, vestibule d'un Temple... Et les années passent... Et je vais rentrer et toute mon année passera encore sans que j'avance d'un pas.

29 [septembre 1932] Vézelay

Peinture. La salle à manger est toute blanche. Sur la nappe blanche, devant la muraille blanche un bouquet rouge et vert; puissante verrerie transparente. Deux lignes noires horizontales : deux couteaux sur la nappe.

30 [septembre 1932] Paris. Boulogne

Que notre maison est sympathique.

Dans l'atelier, le modèle[9] des fontaines monté. La tête de la France[10], mise aux points. Le Montaigne massé. Tout à faire. Rude année de travail devant moi. Je me sens en état magnifique.

Je trouve une lettre de Lagriffoul me disant qu'ils ont appris la nomination de Sicard, mais qu'ils regrettent que ce ne soit pas moi.

 

[1]    Sources de la Seine.

[2]    Chabannes.

[3]    . Au lieu de : "descendu", raturé.

[4]    . Au lieu de : "Devant les", raturé.

[5]    Sources de la Seine.

[6]    Sic pour Allar

[7]    . Précédé par : "l'architecte", raturé.

[8]    . Décembre 1900.

[9]    Sources de la Seine.

[10]  Les Fantômes.