Octobre-1932

Cahier n°31

1[er] octobre [1932]

Remis au travail sans tarder. Bonheur du travail retrouvé. Surtout de travailler, comme ce matin, à une grande chose, le grand modèle des fontaines. Figure de la Seine.

Grand événement à l'Institut. On nous lit une lettre de Mistler rappelant que la direction de Puech se termine en juin et demandant d'établir la liste, mais en spécifiant que la limite d'âge étant de 75 ans et la nomination étant faite pour six ans, les candidats ne devront pas avoir plus de 69 ans, grosse émotion. Si le point de vue est admis cela fait tomber la candidature Sicard. L[ouis] Hourticq à côté de moi me dit :

— Il n'y a que vous pour prendre ça.

Devambez se retourne vers moi me demande :

— Tu seras candidat?

Je réponds oui si Sicard ne peut réellement l'être. À Pontremoli, je demande :

— Croyez-vous que je puisse poser ma candidature?

Il me répond :

— Vous serez en très bonne posture.

Le vieux Laguillermie me dit :

— C'est à vous d'aller là-bas.

Tandis que je me dirige vers un groupe composé de Baschet, Buland, Coutan, Boschot, Maurice Denis vient vers moi :

— C'est à vous d'aller là-bas. Moi j'y avais bien pensé, parce qu'on représente "la France", mais ces jeunes gens!

Bulard me demande si j'accepterais d'aller à Rome.

— Oui, si Sicard n'y peut pas aller.

Tous semblent accueillir chaudement ma candidature.

— Je vote pour Landowski des deux mains, dit Baschet.

Et voilà, comment brusquement les situations évoluent.

9 octobre [1932]

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas! Dimanche dernier, dans la matinée, je me sentais extraordinairement bien. J'avais été voir Pontremoli, parler avec lui de cette candidature pour Rome. Il avait l'air de croire que ça ira tout seul... Après déjeuner, tout à coup, dans le grand atelier où j'étais avec Marcel et Alice et Lily, voilà que tout se met à tourner de manière fantastique. Je ne me sentais aucun état syncopal. Je parlais, suivais la conversation, mais impossibilité de me lever, crainte de perdre l'équilibre. Je ne pus les suivre alors qu'ils s'en allaient. Au bout d'une demi-heure, enfin, le mal se précisa. Empoisonnement. Une cochonnerie mangée en voyage. Huit jours de maladie. Et je ne peux encore travailler.

Durant ces huit jours, reçu un téléphone de Paul Léon me disant qu'il était enchanté que je pose ma candidature, que cela arrangeait tout. Un téléphone de Ch[arles] Prince m'annonçant que tout était d'accord pour le tombeau de Washington et qu'il me porterait les documents définitifs lorsque je sera guéri. Un téléphone de M. Picquenard me demandant si je voudrais me charger du monum[en]t d'Albert Thomas pour Genève.

J'ai téléphoné à Tournaire pour lui parler aussi de ma candidature à Rome. Approbation.

Bigot venu hier soir me disait que le brave Sicard avait fait hier à l'Institut un long discours, plaidoyer pro domo, assez maladroit, mettant tout le monde en cause. C'est à l'Institut, non à lui, à prendre son affaire en mains. C'est lui, d'ailleurs, à mon avis, qui a raison. Et moi, j'aimerais mieux qu'il aille maintenant à Rome. Dans quatre ans, ce serait la perfection pour nous.

Très gentille visite aujourd'hui de M. et Mme Nénot.

11 [octobre 1932]

Mouveau venu me demander une recommandation pour un poste qu'il désire, me racontait que des gens avaient commandé à Despiau une statue grandeur nature pour un tombeau, qu'il avait été incapable de l'exécuter, et qu'on la lui avait refusée, tellement c'était mauvais. Il fallait que ce le fût vraiment, car ses clients sont gens dans "le mouvement moderne" qui s'étaient adressés à Despiau en remplacement de Bourdelle.

14 [octobre 1932]

Je termine la notice sur A[ndré] Allard.

Bien rétabli, j'ai repris le travail. Je me suis fait remplacer à l'École par Gaumont.

15 [octobre 1932]

Paul Léon me dit avoir parlé de ma candidature pour Rome à Mistler qui aurait répondu :

— C'est un excellent choix.

— Et pourtant il ne nous aime pas, a ajouté Paul Léon.

Il n'aime que lui et se gobe de manière fantastique, veut tout connaître, prétend tout savoir; un type insupportable.

18 [octobre 1932]

Visite à Henri Rabaud à qui je voulais parler de Rome et de mon petit Marcel[1]. Pour mon petit Marcel, il m'a donné d'excellents conseils qui concordent avec ce que je pensais, c'est qu'il faut qu'il compose sans penser le moins du monde aux fautes. Pour la Villa, il pense comme moi. Si Sicard ne peut définitivement pas y aller, pour la raison de la limite d'âge, c'est moi qui irai. Mais j'aimerais mieux n'y aller que dans quelques années.

Cahier n° 32

19 octobre 1932

Vu aujourd'hui au dépôt des marbres, l'Alceste d’Allard. La femme est très bien, réellement très bien. Dommage que les deux enfants ne soient pas de la même qualité. Ils manquent de sacrifices. Têtes banales.

20 [octobre 1932]

Nadine nous raconte l’histoire suivante : M. Patenôtre, le s[ous]-secrétaire d’État, actuel propriétaire du Petit Journal avait demandé à M. Mallet, ami de Jacques[2], d’être le rédacteur en chef. Affaire convenue. Avant de prendre son poste, il demande une semaine de repos Or, le nommé Bollaert, chef de cabinet de Herriot, aurait voulu le poste. Il vient de se faire nommer préfet, mais veut un poste fixe à Paris. Il va donc trouver Patenôtre, lui raconte de se méfier de Mallet, qu’il a émargé aux fonds secrets. Mallet, de retour, voit sa situation compromise, finit par en connaître la raison, obtient un entretien du président de la République avec Patenôtre, et le président, au courant de l’emploi des fonds secrets, peut affirmer à Patenôtre que Mallet n’a jamais émargé aux fonds secrets. La calomnie de Bollaert n’eut pas de conséquences. Il n’a pas la place et Mallet est en fonctions.

22 [octobre 1932]

Le père Coutan qui est un vieux malin me disait :

— Cette circulaire du ministre, sur la limite d’âge, c’est fait contre Sicard et pour quelqu’un, quelqu’un comme vous par exemple…

J’ai pu lui assurer que certainement non, car Mistler ne m’aime pas. Pour moi, c’est fait contre l’Institut en général, pour mettre l’Institut dans l’embarras, mais pas spécialement pour quelqu’un. Qui?

23 [octobre 1932]

Une note dans le journal Aux Écoutes. Il y est dit ceci : "C’est probablement M. Landowski qui succédera à M. Denys Puech. On regrette que M. Maurice Denis ne soit pas ancien prix de Rome, car il aurait fait un directeur excellent." Le qui de Coutan serait-ce M[auri]ce Denis?

24 [octobre 1932]

Aux Artistes français, Tournaire, à côté de moi me dit :

— Vous maintenez votre candidature, n’est-ce pas? Elle est accueillie très favorablement.

Je travaille très bien. Tête de la France. Esquisses Riou. Le grand Montaigne.

25 [octobre 1932]

Séance annuelle des cinq Académies. Sinistre. Un discours lamentable de Chaumeix qui avait à faire douze oraisons funèbres. Denis a fait une lecture à propos de l’exposition Manet. Assez banal. Toute cette littérature sur l’art, c’est bien ordinaire, très facile. Il a essayé d’expliquer sa fameuse phrase avec laquelle la critique se gargarise depuis vingt ans et qui ne veut rien dire. C’est une Lapalissade, et en même temps, c’est la justification du cubisme. Il s’agissait de revenir là-dessus. Hourticq et P[aul] Léon qui étaient à côté de moi ont trouvé son discours bien quelconque. Les autres discours ne valaient pas mieux.

26 [octobre 1932]

Bouchard m’a montré deux figures qu’il vient de finir : un s[ain]t Louis et l’architecte de Notre-Dame. C’est bien, très bien, toujours la même chose, du gothique très documenté.

Vu Widor à propos de la villa Médicis. Situation nette.

27 [octobre 1932]

Bon travail : Esquisse A[lbert] Thomas. Esquisses Riou. Dessin la Seine. Debat-Ponsan venu en candidat au poste de professeur d’architecture à l’École (succession Pontremoli). Il paraît que Umbdenstock, également candidat, annonce son élection comme certaine. En même temps il poursuit Paul Léon, Pontremoli d’une haine implacable. Lui et sa bande ne pardonnant pas la nomination de Pontremoli à l’École. Cela et autres jalousies font qu’ils attaquent sérieusement P[aul] Léon. Sa situation serait même ébranlée.

28 [octobre 1932]

M. Picquenard m’écrit pour me demander de lui envoyer d’urgence à Madrid un croquis de mon idée d'un mon[umen]t Albert Thomas. Gentil M. Picquenard, mais n’a aucune idée de ce que demande la composition d’un monument.

Ce ne sont pas les intrigues des Umbdenstock qui ébranlent la situation de Paul Léon. C’est le désir de Bollaert de prendre sa place, tout simplement. Il veut ça ou les musées nationaux, donc la peau de Verne ou celle de P[aul] Léon, pour rester à Paris, en cas de chute d’Herriot. C’est ce que nous racontait Isay ce soir à dîner. Il nous disait aussi que Mistler est empoisonnant. Il inonde son personnel de circulaires disciplinaires. Un agité prétentieux. Enfin, il paraît que le situation financière de Petsche est fort amoindrie. Il serait en effet brouillé avec son père auquel il aurait chipé une maîtresse. Il paraît que son père l’a mis à la porte de son hôtel, lui a supprimé les vivres etc. et comme le fils avait protesté :

— Considérez que je suis mort pour vous depuis telle date; a répondu par écrit, Petsche père.

La date est celle du jour de la conquête de la jeune poule. Quand Petsche prenait la parole quand il faisait partie du ministère Tardieu, Tardieu le faisait taire :

— Tu sais bien que je ne t’ai pris qu’à cause de la galette de ton père.

La vente du livre d’Isay a fort bien marché. On aurait vendu à peu près la moitié de l’édition. Saint-Andréa voulait faire un banquet. J’ai demandé d’attendre un peu.

29 [octobre 1932]

J’ai présenté aujourd’hui Gaumont à mes élèves. Il va me remplacer en novembre et peut-être en décembre. J’espère abattre ici de la besogne, sans être trop dérangé.

Presque terminé la notice Allard.

 

[1]    Marcel Landowski.

[2]    Chabannes.