Août-1943

1er août [1943]

Visite de la charmante Mme Delplanque, accompagnée de Mme de Villeneuve et d'un M. Jazarin et de la pianiste Tatiana de Sansewitch. Visite de gens enthousiastes. La Sulamite[1] a très grand succès. Je crois qu'elle le mérite. Benjamin[2] vient dîner. Il est d'avis que je fasse, par la Société des Artistes français, une protestation officielle contre cette bizarre histoire d'article sur l'enseignement, portant ma signature, passé à mon insu, dans le Parizer Zeitung. C'était la raison du chèque que j'ai retourné. Je crois que Ben[jamin] a raison. Car, il y a, hélas, partout des gens malveillants.

Il paraît que les Anglo-Américains ont déclenché leur offensive contre le dernier réduit triangulaire qui reste aux Allemands en Sicile. La situation dans les Balkans est excessivement trouble, car les troupes italiennes s'en retirent, paraît-il.

2 août [1943]

La pauvre Mme Schn[eider] vient en fin de journée voir le buste de son mari. Elle était accompagné de son architecte M. Maillot et de de Galéa, décorateur, pour le tombeau aux deux gisants.

Les Anglo-Américains, je crois, ont cru trop facilement que l'Italie allait demander l'armistice immédiatement. Les Allemands ont profité de ce répit pour renforcer le triangle qui leur reste en Sicile et surtout s'emparer de Trieste, Pola, etc., envoyer des troupes dans le Piémont, bastion avancé du "réduit national". Et voilà Naples de nouveau bombardé. La bataille pour Catane reprend. Pour la première fois les puits de pétrole roumains ont été bombardés très puissamment.

3 août [1943]

Fin de la médaille Louis Martin [3], qui nous a apporté un magnifique panier de prunes. Cadeau somptueux aujourd'hui.

La radio annonce que le roi d'Italie, le maréchal Badoglio, le ministre Guaraglia et je ne sais plus qui, mais un civil, "étudient" les conséquences des bombardements aériens.

4 août [1943]

Une histoire typique de l'époque actuelle : un très grand médecin d'origine étrangère, né en France, marié à une protestante, demi-juive, a eu ses propriétés mises sous séquestre. Un premier administrateur a vite compris qu'on se trompait et n'a pas donné suite. Un nouveau a été nommé ces jours-ci. Voici succinctement le récit de l'entrevue entre ce nouvel administrateur et le représentant du médecin, actuellement absent de Paris.

— Moi, Monsieur, je suis antisémite. Les Juifs je les décèle partout. Ainsi, j'en connais un, au barreau. Il ne se doute pas que je le sais. Quant à ce docteur, pourquoi a-t-il fait une déclaration de biens israélites?

Réponse :

— Par excès de scrupules. Il peut prouver que le père de sa femme était protestant. Il est incapable d'avoir les pièces prouvant que les parents de ce père étaient aussi protestants, bien qu'il n'y ait pas de doute à ce sujet.

— Et lui-même, n'est-il pas demi-juif ? Il me faut des preuves qu'il n'est pas demi-juif. Car s'il est demi-juif, ayant épousé une juive, car je la présume juive, il devient juif. Il me faut des preuves de son arianité!!

Réponse :

— Ces preuves, Monsieur, nous en avons assez de les fournir. Ce docteur est docteur officiel de la Légion d’honneur, et en tournée pour cela. Un de ses frères est expert près les tribunaux. Un autre est président de la corporation des arts graphiques et plastiques et a été directeur des deux grandes Écoles des Beaux-Arts de Paris. Un troisième est avocat à la Cour, avocat du Métro, et de la S.N.C.F., etc. Quant à lui, de son père il a toutes les preuves de sa catholicité, et sa mère était d'une famille aristocratique de Pologne. Si cela ne vous suffit pas.

— N'importe, il me faut les preuves. Et puis vous savez, moi, je suis un intègre.

— Qui en doute?

— Eh bien, quand aurai-je tout cela?

— Nous sommes au mois d'août. Je pars me reposer. Le Palais est en sommeil. Remettons ça en Septembre...

— Ah! Ah! je la connais. Il faut gagner du temps. On s'imagine qu'en gagnant du temps on se sauvera. Eh bien, on ne sauvera rien du tout : Parce que, ou bien les Allemands seront vainqueurs. Et alors, des Juifs, il n'y en aura plus un, vous comprenez. Ou bien les Allemands seront vaincus. Vous n'imaginez pas qu'ils s'en iront comme ça, en s'excusant. Ah! Ah! Ah! ils les extermineront tout de suite. C'est d'ailleurs commencé. On en rafle! On en rafle! Et puis, enfin, on va sortir de nouvelles lois. Nouveaux serrages de vis.

Pendant ce beau discours, le représentant du docteur préparait un billet de 5 000 F qu'il glissait dans une enveloppe.

— Quoiqu'il en soit, Monsieur, il nous faut remettre en Septembre. Et maintenant, il me faut venir à un point assez délicat mais à un homme net comme vous, il faut parler non moins net, j'aime ça. Et bien, toute affaire demande des frais. Moi, qui suis avocat, je trouve tout naturel et c'est l'usage qu'au début d'une affaire, on me verse une provision. Si vous n'en voulez, refusez-moi aussi simplement que je vous offre cette provision.

Il pose l'enveloppe aux 5 000 F sur la table. L'homme intègre prend un livre, le pose sur l'enveloppe :

— Au revoir, Monsieur. Au mois de septembre.

5 août [1943]

L'Académie avait voté à Tabarant un prix[4] pour son livre : La Vie artistique au temps de Baudelaire. Cet imbécile, en remerciement, publie dans les journaux une lettre indignée : "Comment! L'Académie ose-t-elle me décerner un prix, à moi, l'in-dé-pen-dant intégral!" Comme je connais le bonhomme et combien son indépendance est sensible à la dépendance financière... j'ai immédiatement rédigé une réponse : "L'Académie a pris connaissance de la lettre que vous avez fait publier à propos du prix Thorlet qu'elle vous avait décerné. En vous l'accordant, elle ne se doutait pas qu'elle provoquerait de votre part une protestation aussi curieusement véhémente. Il n'est nullement besoin de faire acte de candidature pour obtenir un prix de l'Académie. Il n'y faut ni demandes, ni intrigues. Votre cas est loin d'être unique et jamais l'attribution d'un prix de l'Académie n'avait été considéré comme le comble du déshonneur. Cela tient sans doute à ce que, excepté vous, les autres écrivains d'art n'ont pas un sens suffisamment élevé de l'indépendance. Croyez bien que la vôtre n'a jamais été mise en doute par quiconque à l'Académie. Si on n'y connaît pas votre adresse, on en connaît maintes preuves, comme par exemple lorsque vous étiez à la fois critique d'art dans un grand journal et employé chez de gros négociants en tableaux de la rue de La Boétie et rédacteur d'une petite publication que ces marchands soutenaient de leurs fonds et où vous écriviez littéralement ceci : Il y a plus à voir et à apprendre rue de La Boétie et rue Saint-Honoré qu'il y eut jamais à Rome, à Florence, à Anvers, à Leyde, à Harlem". Puis j'ai téléphoné à Boschot pour lui proposer mon texte, en tout cas, une réponse remettant ce vieux farceur à sa place. Il avait déjà répondu, et naturellement "avec dignité" car "il vaut mieux laisser tomber". Toujours la même mollesse, toujours le bras levé pour échapper aux coups, mais jamais pour en rendre. C'est dommage, l'occasion était belle de sonner un de ces critiques d'art néfastes.

Les nouvelles plus ou moins sensationnelles se multiplient. Les Russes ont repris Orel. Les Anglais ont pris Catane. Bien des gens disent : la guerre sera finie dans deux mois. Je pense qu'ils se trompent, comme ils se trompaient en croyant que Mussolini parti, l'Italie allait accepter de se rendre sans conditions, alors qu'elle a encore de grosses armées, que l'Allemagne est encore excessivement forte, et que ses adversaires ont une rude besogne à accomplir. Si l'Allemagne et I'Italie parviennent à maintenir l'ordre intérieur, l'aventure affreuse peut durer longtemps encore.

Chataigneau m'écrit qu'il va demander à la P[arizer] Z[eitung] comment lui est parvenu ce fameux article faussement signé de mon nom. Mais comme il part en vacances et moi aussi, je lui dis d'attendre notre retour. C'est plus sage.

Mais pourrons-nous partir? On dit que les trains ne circulent plus à partir de Marseille.

6 août [1943]

Il paraît que Beltram est tombé gravement malade à Madrid. Il a fait demander à son ami Valilla de venir le chercher. Il serait donc en trop mauvais état pour revenir seul. Nous sommes bien inquiets.

Lily[5] qui fait des rangements me donne à lire quelques lettres de nos fiançailles. On relit cela les larmes aux yeux. Quelques lignes et trente années se sont effacées. Au fond, on n'est pas changé. Notre vie a été à peu près ce que nous la rêvions. Mais déjà à ce moment je me reprochais de trop me disperser. Déjà je parlais du Temple. Si je ne l'ai pas réalisé, c'est de ma faute, ce n'est pas celle de Lily. Ma grande erreur, celle qui a mis le comble à ma dispersion, ça a été la direction de la villa Médicis. Je croyais y retrouver la liberté d'esprit de mes vingt-cinq ans. Et ça a été une vie en partie double, en retard toujours partout, pour tout.

7 août [1943]

Dîner chez Madame Delplanque. Elle nous reçoit dans un costume vaguement persan, et nous offre du riz poussé en France, en Camargue. On parle de choses diverses, naturellement de M. Masson-Oursel, de philosophie, de bouddhisme, etc. Aussi de la réunion en octobre, chez Lalo, où je dois faire la vedette. Encore une faiblesse d'avoir accepté cette corvée...

9 août [1943]

Visite à Beltram. Il est couché. Il ne me fait pas bonne impression. Il est oppressé. On a dû l'opérer là-bas d'urgence d'hémorroïdes, voilà deux mois, pas de cicatrisation encore. Sa tension est forte. Ce mal l'a interrompu alors qu'il avait au moins quinze portraits importants. Il nous dit que l'atmosphère en Espagne est horriblement pénible. Le pays est toujours très divisé. On n'est d'accord que pour manger et se sentir vivre. C'est un déchaînement. On ne rencontre dans les rues que des gens en train de manger et boire. Des familles se promènent chacune avec sa bouteille. On s'arrête sur les trottoirs pour boire. Aux boutiques ce ne sont qu'étalages de boustifaille, jambon, saucissons, etc., montant jusqu'au plafond. On croit à une guerre encore longue, mais on ne veut pas s'en mêler. On ne crie plus "Vive la mort" comme lorsqu'on s’entre-tuait pendant la guerre civile. Et si on recommençait à s’entre-tuer, ce serait au cri de "Vive la vie".

10 août [1943]

Nous décidons de remettre le voyage à Cap Myrtes et au Brusc. C'est ennuyeux à cause des difficultés actuelles à avoir des places, mais c'est bien plus raisonnable. Je vais pouvoir terminer la Sulamite[6] tout à fait, aussi retoucher les cires en retard, etc. Et puis cette période du 15 août pendant laquelle tout le monde voyage est bien mauvaise. C'est parait-il, une cohue insensée, je ne me voyais pas, de nouveau, comme en 40, dans cette presse ferroviaire. C'est d'une tristesse! Mais ça va être une grosse désillusion encore pour les enfants si gentils. Mais j'ai travaillé aujourd'hui dans un grand calme et je crois vraiment que je fais un grand morceau de sculpture.

Quand on pense à l'état du monde, comment s'en étonner quand on a assisté à ceci : un homme auquel ses chefs, lorsqu'il était caporal, ne voulaient pas confier le commandement de quatre soldats, tellement ils le trouvaient incohérent, déséquilibré, on en a fait un chef d'État.

11 août [1943]

Rue de Valois où je vais chercher chez Lamblin le papier destiné à faciliter notre retour à Paris, du Var, quand nous irons. Nous jetons un coup d'œil sur le projet Rouaix. On voit que c'est fait par des gens qui n'y connaissent rien, qui n'écrivent même pas correctement le français. Le garçon me dit que Monteux bien qu'en vacances, est de passage. Je vais lui serrer la main. Il me répète un mot de Huisman, en ce moment réfugié à Vaison-la-Romaine : "Bientôt je rentrerai rue de Valois. Et des têtes tomberont..." Il était au plus mal avec Lamblin, Poli et autres. Nul doute que beaucoup, comme H[uisman] nourrissent ainsi des projets de vengeance. Mais la conduite de H[uisman] au moment de la retraite 1940 a été telle que je doute qu'il revienne. Je ne le lui souhaite pas. Il était trop louche et sûrement dans les mains des marchands de tableaux. Mais du point de vue général, souhaitons ne pas voir une persécution retournée. Il faudrait que rien ne gâte la grandeur et la noblesse de la victoire. Il est certain que trop nombreux sont ceux qui se sont abominablement conduits, trafiquants, délateurs, profiteurs d'équivoques. Même ceux-là, rien ne devra être fait contre eux que légalement.

12 août [1943]

Je ne peux jamais écrire cette date sans penser à Wanda[7].

Madame Delplanque avait convoqué quelques personnes pour entendre la conférence d'un jeune et tout récent docteur en Sorbonne, chinois, nommé Liou Tse-Houa. Conférence sur le thème de sa thèse : "La Cosmologie des Pa Koua et l'Astronomie moderne. Prévision d'une nouvelle planète qu'il appellerait Proserpine"[8]. Ce serait d'abord la révélation du système scientifique universel d'un empereur chinois régnant cinq millénaires avant notre ère. Ce système, bien que basé sur ces impondérables sensibilités qui caractérisent la pensée, la moralité chinoise, serait en profond accord avec la science moderne. Du point de vue astronomique, le système de Fou-Hi permet d'affirmer qu'il y a huit planètes et non sept. En effet, le système Fou-Hi est constitué essentiellement par les Pa-Koua, qui sont huit trigrammes fondamentaux. Koua est le nom de chaque trigramme, l'ensemble en constitue les Pa Koua, Pa signifie huit. L'autre idée dominante est l'existence d'une unité appelée Téi-ki, qui est Tout, et deux principes le positif et le négatif. Les huit Koua sont issus des deux principes, positifs et négatifs qui se décomposent, se divisent et s'échangent. Ces deux principes conduisent à la classification des Koua en couples, groupes, familles, octaves, etc. Tout va donc par couples. Chaque planète forme donc couple avec une autre planète, dont la vitesse moyenne et la densité moyenne additionnées sont des chiffres constants. Dans ce jeu Uranus est sans complément. Donc la loi des chiffres constants impose l'existence d'une huitième planète dont la vitesse et la densité peuvent déjà être déterminées puisque ces chiffres doivent être les mêmes que ceux des autres couples planétaires, et l'on connaît ceux de la vitesse et de la densité d'Uranus... Au demeurant, ce jeune docteur chinois est fort charmant.

13 août [1943]

Téléphone avec Poughéon. Il dit avoir appris que Ibert, pour agrandir la partie locaux communs des pensionnaires par la galerie des Antiques, aurait fait vider cette galerie, mettre tous les moulages dans un des carrés où ils se sont détériorés. Collection magnifique perdue, qu'on avait faite au long de deux siècles, unique en son genre en Italie, tout à fait précieuse, même quand on sait que bien de ces antiques ne sont que des sous copies. Cela pour faire une autre salle à manger et une salle d'exposition permanente pour les pensionnaires. Je pense que ni un peintre, ni un sculpteur, n'auraient jamais fait pareille idiotie.

Bruits qui courent : Laval sauterait. Un Gauleiter le remplacerait. Partout des généraux gouverneraient la France. Pendant ce temps, le Maréchal pense être le médiateur entre l'Allemagne et l'Amérique.

14 août [1943]

Il semble que la Sicile doive être prochainement, très, entièrement aux mains des Américains-Anglais. Il semble qu'en Russie les affaires marchent bien aussi. On n'est pas moins, à mon sens, bien loin de la fin. À mesure que le temps passe, on oublie le départ de cette affreuse histoire. Très sincèrement des gens se disent : "Mais, au fait, pourquoi se bat-on?" Deux immenses groupes se battent pour organiser chacun le monde à leur façon. Cette façon, il ne faut pas se la dissimuler, aura beaucoup de la façon soviétique. Cela c'est le point de vue social. Il y a parallèlement le point de vue national. Et là, il ne faut pas oublier les théories "espace vital", "de race", etc., qui sont à la base du drame et que ces théories sont spécifiquement allemandes et italiennes. Si on veut voir cependant la question de haut, on pourrait peut-être expliquer la théorie raciale comme une extension de la doctrine d'État, formulée par Hegel. Tout cela, conséquence de la faillite des religions. On a voulu remplacer Dieu par quelque chose de concret. Ce quelque chose, c'est l'État. Mais l'État se réduit à un petit groupe de privilégiés. La race comprend tous les individus d'une nation. Elle les comprend dans le passé dont on descend, dans le présent que l'on vit, dans l’avenir qu'il faut sauvegarder. C'est donner un but à la vie. On peut trouver là des raisons de vivre, de lutter, d'accepter, de se sacrifier. Si on réfléchit bien, c'est à coups de raisonnement, en venir à la mentalité instinctive des termites et des fourmis. Voilà des systèmes spéciaux magnifiques! Depuis que les termites sont termites, jamais rien ne fut changé. La race est sauvegardée à jamais. La doctrine espace vital, nous ramène aussi aux mœurs des animaux. Les chiens d'un quartier de Constantinople n'acceptaient pas qu'un chien d'un autre quartier pénétrât dans le leur. On sait que les oiseaux, dans les bois ou les parcs, assaillent et tuent (tout) oiseau picorant dans l'espace réservé à ceux nés dans cet espace, etc. Peut-être allons-nous vraiment passer par des périodes sociales de ce genre.

15 août [1943]

Paulette[9], retour de Clermont, nous dit aussi que Laval ne resterait pas. Il paraît que durant la première année de la guerre, 1939-1940, le maréchal, à Madrid, voyait fréquemment l'ambassadeur d'Allemagne. À un visiteur, il aurait dit vers mars 1940 : "Il faudra que je rentre en France, car après le 10 mai, on aura besoin de moi".

Poughéon et sa femme viennent nous voir. Histoires de pensionnaires. Ils ne pensent qu'à l'argent. Même Leleu en qui j'avais confiance. Ils n'aiment pas vraiment leur art. Ce n'est pour eux qu'un métier lucratif. Il me confirme l'histoire des plâtres.

Ben[jamin][10] vient dîner avec son ami Drany, qui nous raconte son histoire.

20 août [1943]

Hier soir dîner chez G[aston] Riou. La veille il avait dîné ici. Il voulait voir le Cantique, pour ainsi dire enfin terminé! Je ne puis être que très heureux de son impression. C'était une véritable émotion. Ici, je peux m'avouer à moi-même que la regardant, elle me donnait aussi une émotion. Ce n'était plus mon ouvrage, mais comme celui de quelqu'un d'autre. Je crois bien avoir réalisé là quelque chose qui concrétise ma doctrine : un sentiment exprimé dans une belle forme. En outre, œuvre liée à un grand programme d'ensemble. L'effet décoratif final obtenu en partant des idées, par l'expression plastique des idées, par leur transformation en thèmes plastiques. Un grand souffle humain donnant son élévation à tout. Comme nous voilà loin de la solution de jeu. Pauvres idiots d'esthéticiens.

On parlait beaucoup, hier soir, chez Riou, des événements actuels et à venir. Il y avait là la princesse Nuriahquine [ ?] et une dame espagnole, la comtesse de San Carlo[11] que la révolution a ruinée. Il y aurait tension sérieuse entre Laval et ses protecteurs. Ceux-ci réclament encore 500 000 hommes et 200 000 femmes. Résistance de L[aval]. Probablement sera-t-il obligé de quitter le gouvernement. L'amiral Platon le remplacerait. Parmi les candidats nombreux, on dit qu'il y a des hommes que l'ambition aveugle, pour briguer pareille succession, c'est lui qui a le plus de chances. Les autres seraient, naturellement Doriot, de Monzie, Abel Bonnard. Mais l'événement vraiment considérable actuel, c'est la conférence de Québec. Derrière la façade militaire, il y a une grosse partie diplomatique, dont la Russie est le mystère. Elle ferait paraît-il, une menaçante pression sur les A[nglo]-A[méricains] pour qu'un nouveau débarquement, autrement important que l'affaire de Sicile ait lieu immédiatement. Elle se refuserait à laisser faire cette opération dans les Balkans, où elle veut être seule. Elle menacerait de cesser les hostilités et de s'entendre avec ses ennemis actuels si on n'agit pas au plus vite dans le sens qu'elle désire. Il est bien certain que la conférence de Québec n'est pas uniquement militaire. Les rencontres Eden et des autres ministres des U.S.A. en sont la preuve. L'absence d'aucun représentant de la Russie dans ces conditions devient évidemment singulière. Je ne crois pas cependant pas à une attitude aussi sotte. Quoique dans le domaine des retournements, avec les Russes, il faut s'attendre à tout.

Les nouvelles de Beltram sont bien meilleures.

23 août [1943]

Nous décidons d'ajourner encore notre voyage dans le Midi. Mélancolie de ne pas aller voir Nadine[12] et les petits, et ce qu'elle fait, et notre pauvre Brusc. Dans un mot qu'elle nous écrit ce matin, Nadine nous dit : "Je suis de plus en plus prise par la poésie du mur et de l'échafaudage". Que dirait-elle si elle avait connu celle de la pierre qu'on taille en plein ciel, comme à Alger, au milieu des arbres comme à Genève, et les chantiers où travaillent en même temps que vous tous les corps de métier?

Notre décision de rester m'apporte cependant du calme. Je vais avancer bien des choses, tout en travaillant un peu au ralenti.

Visite de M. et Mme Delplanque que le Cantique semble aussi enchanter. Mme Deleplanque dit : "C'est à la fois voluptueux et chaste". C'est tout le Cantique des cantiques.

La plupart des directeurs du ministère des Finances ont été arrêtés pour s'être, paraît-il, opposés à des mesures nouvelles envisagées pour saisir l'argent dans les banques. Il serait, paraît-il, aussi impossible aux All[emands] de donner suite à la demande de 500 000 jeunes Français pour les usines d'Allemagne. Pénurie de matériel de transport. Pour l'instant Laval conserve le pouvoir. Karkow vient d'être repris par les Russes. Victoire d'une énorme importance. Car il ne fait pas de doute d'une part que la Russie est très essoufflée, d'autre part que de nouveaux fronts vont se former. La conférence de Québec se termine. Les bruits de désaccord entre la Russie et les Alliés et de pourparlers entre la Russie et l'Allemagne m'apparaissent de plus en plus comme des bruits sans fondement. Il semble vraiment que les événements vont se précipiter.

24 août [1943]

À huit heures ce matin, m'arrive Ventre. Toujours le même. Aussi enthousiaste de ses idées que jamais, avec des projets "formidables" qu'il vous fait entrer dans l'entendement en vous prenant par vos boutons, en vous martelant les bras de coups de la main renversée, fermant les yeux. Il s'agit d'un projet dont je n'ai pas très bien saisi s'il s'agissait d'un programme provisoire ou définitif. Provisoire pour le retour des troupes victorieuses, définitif en d'autres parties pour marquer la fin définitive de la guerre... Le projet de Bigot, son autel de la Paix au Mont Valérien prendrait sa place et quelque part mon Temple de l'Homme. Mais là, j'ai l'impression qu'il voulait surtout que je lui donne des thèmes, pour des kilomètres de bas-reliefs.

Il semble vraiment que des pays comme la Finlande, la Hongrie voudraient bien se retirer de la guerre. Il ne faudrait pas s'étonner non plus qu'en Italie, l'All[emagne] se débarrasse de Badoglio et peut-être même du roi, pour y installer un gouvernement néo-fasciste. Déjà, dans le passé, Hitler avait conseillé à Mussolini de se débarrasser du roi.

 

Cahier n°43

25 août 1943

Je relis ce que nous avons de Nietzsche, Zarathoustra malheureusement est égaré. Mais Humain trop Humain, L’Origine de la tragédie, Gai Savoir sont tout à fait étonnants à revoir à la lumière des événements actuels. Nous nous sommes jadis délecté de tout cela, enthousiasmés. Nous y trouvions des sources d’énergie. Aujourd’hui on y trouve des raisons d’irritation, et comme l’origine raisonnée des malheurs de notre temps. Si l’état d’esprit qui conduisit à la Révolution de 1789 a pu très justement être attribué à Voltaire et à Rousseau, c’est à Nietzsche, à Gobineau que peut être attribué la mystique qui a jeté l’Allemagne dans sa terrible aventure et le monde entier dans le malheur. Nietzsche vaticinait dans la solitude, à moitié fou, ne rêvait pas à autre chose qu’une sorte de phalanstère où l'on critiquerait académiquement la marche du monde humain depuis des millénaires. Dans quelque belle cité méditerranéenne. On y refaisait, entre surhommes plus ou moins austères, une civilisation sur les bases magnifiques de l’inégalité des races humaines et de l’esclavage... Hitler n’a pas fait autre chose que de reprendre ces théories. Malheureusement pour nous, un extraordinaire don oratoire, une force d’attraction favorisée par les circonstances lui ont permis de mettre tout cela en application. Les résultats nous les voyons. Mais ce qu’on doit retenir de l’exemple de ces hommes c’est la force de conviction qui leur fait tout abandonner pour se consacrer uniquement à ce qui croient leur mission. Chez Wagner elle donne la Tétralogie, chez Nietzsche, son œuvre, qui lyriquement reste belle, quoique bien au-dessous de Wagner. "Volonté de Puissance" certes, mais surtout vis-à-vis d’eux-mêmes. J’en ai aussi vis-à-vis de moi-même. Mais je peux regretter de n’avoir pas eu le grain de folie qui s’appelle idée fixe. J’aurais tout sacrifié au Temple, j’en ai eu un moment l’intuition, j’aurais dû au moins exécuter tous les murs. Quel sculpteur de notre temps en eut été capable? L’affaire de Rome est venue se mettre en travers avec toutes ses séductions et surtout son rappel de la jeunesse. À ce moment j’ai trahi mon génie.

Mais quand cette volonté de puissance, on a les moyens de l’exercer sur les autres et quand celui qui en a les moyens est déséquilibré et se prend pour un envoyé du destin (ce qui est signe de déséquilibre) et infaillible (ce qui est un autre signe), malheur, malheur aux hommes. Monsieur S. qui nous avait invités, bien que nous le connaissions à peine, à son mariage, à l’église russe, et à ce dîner somptueux, a été arrêté le surlendemain de cette fête si charmante avec sa femme. Quelques jours après sa femme a été rendue à la liberté. En arrivant chez elle, elle apprit qu’un des garçons d'honneur, un de ces impeccables messieurs qui tenait la couronne au-dessus de la tête des mariés, était venu et avait raflé tous les objets précieux de l’appartement. C’est le comte de ... je ne sais plus le nom. Il a tout de même tout restitué, mais après les plus sérieuses menaces et parce qu’il a cru sa maison cernée par la police. La maison était bien cernée, mais par de faux policiers. Il s’agit du comte Palen.

26 Août [1943]

Aujourd’hui seulement le Cantique est indiscutablement moulable, je suis vraiment très content.

27 Août [1943]

Un commandant, nommé Cunier, a pris part à la bataille de Tunisie, à côté des armées allemandes. Il disait que les avions américains sont d’une puissance telle qu’aucune armée ne peut résister. Cet officier racontait naïvement que les Allemands avaient été très étonnés de se voir relever par des Français :

—— Leur commandant nous a faits quand même un accueil cordial, ajoutait-il... encore plus naïvement.

Le Comité français d’Alger est maintenant reconnu par toutes les puissances. Comment fera-t-on après ce chaos pour donner à la France l’unité de pensée absolument nécessaire pour qu’elle vive? Les uns et les autres ne penseront qu’à se venger. Punir, oui, ceux qui l’ont mérité. À la volonté de vengeance, à la volonté de puissance, opposons donc, pour de bon, la volonté d’union, la volonté de compréhension, mais peut-on lutter contre l’attirance des extrêmes.

28 Août [1943]

Complément au récit du commandant Cunier : les journaux publient des photographies représentant un officier allemand remettant à un officier français des diplômes de citations des volontaires français tués sur le front russe. On publie aussi des photographies de sections de volontaires français défilant avenue des Champs-Élysées pour aller rallumer la flamme sous l’Arc de Triomphe. Malgré l’équivoque pénible, si irritant, n’en retenons pas moins l’essentiel, c’est-à-dire la possibilité de faire d’une union franco-allemande, mais sur d’autres bases. En attendant, l’actuel gouvernement a cédé — pouvait-il faire autrement — sur la question de la réquisition civile. Laval reste au pouvoir et Doriot est renvoyé dans le tiroir russe. Le roi Boris, appelé au quartier général de Hitler en est revenu très gravement malade. Crise cardiaque, dit-on. Il eut au q[uartier] g[énéral] une scène comme le chef de l’Allemagne sait en faire.

29 Août [1943]

Le roi Boris[13] aurait été assassiné. Il y aurait à Sofia des grandes manifestations pour la paix. Pierres jetées.

M. et Mme Guibourg viennent voir le Cantique il sera certainement moulé cette semaine. Aussitôt, je commence Michel-Ange. Quel beau programme devant moi : Michel-AngeBernadette, la porte de la Faculté de médecine, le groupe du Père-Lachaise, les tombeaux de la famille Schneider, l’illustration de l’Enfer et l’avancement, dans la mesure du possible, d’autres morceaux du Temple. Il fait vivre assez longtemps pour faire Prométhée. Après...

Quelle immense impression de paix ce soir au bois où nous nous sommes promenés avec Lily! Quelle tristesse sur le monde! Il n’y a pas de mots.

30 Août [1943]

Visite de la jeune Mme Rolande Canudo. Elle venait me demander de la recommander à des membres du Salon d'automne où elle était arrivée en retard. Mots à Desvallières, d'Espagnat, Montagnac.

Il paraît que Ciano et sa famille se sont sauvés. Que la Bulgarie, le Danemark sont en ébullition.

Cette jeune Rolande Canudo a vraiment un visage étonnamment intéressant. J’ai vu d’elle, avenue Marceau une toile très forte, Beltram en fait grand cas.

Humain, trop humain, de Nietzsche. Ce petit philologue en rupture de ban m’apparaît comme le Winckelmann de la philosophie. Même formation livresque au départ, par le grec. Tous deux ne rêvent qu’à un retour à l’art et à la civilisation grecque. Tout ça vu, pour l’un à travers des copies plus ou moins fidèles, pour l’autre à travers des textes plus authentiques, mais interprétés par refoulement. Nietzsche comme Winckelmann était un petit bonhomme, faible, timide, et lui Nietzsche, toujours malade. Il rêvait de Gargantua et ne digérait que des bouillies. Demi-fou la plus grande partie de sa vie, devenu tout à fait fou à la fin, voilà pourtant l’homme dont depuis un demi-siècle presque, l’Allemagne a voulu vivre la doctrine. Résultat : le monde à feu et à sang. L’Allemagne vaut mieux que cela. Il faudrait faire un autre Zarathoustra, celui qui dirait : "Je vous annonce l’Humain, tout simplement".

L[ily] revient d’une visite à Marguerite Long. Elle a assisté à une scène fort comique. M[arguerite] L[ong] est au lit. Elle n’est pas malade, mais joue à la malade. Son médecin affirme qu’elle n’a rien et qu’elle joue la comédie. Pourquoi? Cette femme si laide est plus comédienne et compliquée que la plus jolie des actrices. Arrive Jean Doyen, avec sa face rougeaude, ses rouflaquettes et un paquet sous le bras, vers lequel tique notre Marguerite. Doyen ouvre le paquet. C’est une ravissante paire de mules lamées d’argent. Minauderies, M[arguerite] saute de son lit, dans une chemise de nuit de soie, dentelles, enfile ses pieds de 70 ans aux ongles rougies, vernissés dans les mules et va chercher une robe de chambre lamée aussi d’argent, toute neuve, pour voir si les mules vont bien avec la robe de chambre. On ne devrait pas rire de ses amis, et encore moins écrire leurs petits ridicules. Mais, comme disait Forain, c’est si amusant.

 


[1] Cantique des cantiques.

[2] Benjamin Landowski.

[3]. Manuscrit : "Paul Martin."

[4]. Le prix Thorlet.

[5] Amélie Landowski.

[6] Cantique des cantiques.

[7] Wanda Landowski, sa soeur.

[8] Publié en 1940 par la librairie de Médicis.

[9] Paulette Landowski.

[10] Bnjamin Landowski.

[11] La « marquise » San Carlos, trafiquante au marché noir.

[12] Nadine Landowski-Chabannes.

[13] Roi de Bulgarie.