Septembre-1943

1er septembre [1943]

Paulette[1] revient de ses entrevues. Après tant de complications injustifiables les choses vont s’arranger. Elle raconte son après-midi. Elle avait rendez-vous avec une Mme Dollé pour lui soumettre la pièce originale du certificat d’Université catholique de Vilna[2] de l’arrière grand-père Vincent Landowski. Il paraît que les pièces notariées ne suffisent pas... Il a fallu d’abord pénétrer dans l’immeuble. Refus du concierge de laisser entrer. Il a fallu un premier pourboire pour qu’il consente à demander s’il était vrai que Paulette avait un rendez-vous. Sur réponse affirmative voilà le premier barrage passé. À l’antichambre de Mme Dollé un huissier dit à Paulette d’attendre :

— Ce ne sera plus long, il n’y a qu’une personne avant vous.

Au bout d’une heure pendant laquelle elle voit passer des tas de gens avant elle, elle proteste et comprend. Elle ouvre à nouveau son sac. Pourboire. Et la voilà chez Mme Dollé. Personne rêche, importante qui lui déclare que les pièces notariées n’ont aucune valeur. Devant le clerc du notaire qui apportait, pour le montrer, le précieux certificat original, Mme Dollé renvoie ensuite Paulette au chef de service (un jeune homme d’une trentaine d’années à sa description, genre de ce M. Rouaix, légiste improvisés à improvisateurs, jeunes commis, calicots, et autres "révolution nationale"). Celui-ci, après avoir jeté un coup d’œil sur le diplôme rédigé en latin, le rend en disant :

— Je ne comprends pas le russe.

Bref tout finit par s’arranger comme il eût fallu dès le début. Et dire qu’un véritable ministère a été créé où l’on ne s’occupe que d’idioties de cet ordre. Ce à quoi je voudrais assister, c’est à un de ces examens bio-racial! Car on en fait passer. Il y a des crédits affectés à ça. Avec le temps, le comique dominera l’horrible.

2 Sept[embre 1943]

Le jeune Robin L. vient déjeuner. Il est guéri, mais doit se soigner continuellement et vivre à la campagne. Il nous dit que non loin de l’endroit ou il est, il y a un véritable camp de réfractaires. Trois mille cinq cents hommes environ sont réunis là, sous les ordres d’un colonel, et obéissant à une stricte discipline militaire. Ils se ravitaillent dans le pays complice, en attendent.

Il paraît que dans le courant de ce mois de véritables rafles d’hommes sont à craindre pour le recrutement de la main-d’œuvre[3].

3 sept[embre 1943]

Les Anglais-Américains débarquent en Italie. Autre bombardement sur notre région.

Mon atelier sérieusement secoué. Mais rien. C’était une attaque sur les usines des bords de la Seine. Nous apprenons le soir, très tard, que la maison de Robert a été détruite. Sa femme et ses enfants étaient heureusement descendus à la cave. Un des enfants et elle ont des contusions sans gravité. Il y a eu des bombes jusqu’à la rue du Cherche-Midi.

4 sept[embre 1943]

C’est un avion touché par la D.C.A. et en chute qui a laissé tombé ses bombes en même temps qu’il s’abattait lui-même. Le symptomatique, dans tous ces désastres, c’est que l’immense majorité ne récrimine nullement contre ces bombardements. Si je connaissais l’aventure de Michel-Ange, qui après avoir peiné des années sur la Pietà (de Florence), la brisa parce qu’il en était mécontent, j’aurais honte de peiner encore sur mon Cantique. J’ai trouvé indispensable de remanier le visage, si important. Pour le reste, vraiment, plus rien à reprocher. Mais tout en y travaillant, jusqu’au bout, je commence à penser aux autres, surtout à Michel-Ange ce sera amusant d’exposer ensemble de ces deux ouvrages.

7 [septembre 1943]

Je me fais l’effet à ma façon de travailler à cette tête, du Claude de l’Œuvre de Zola, ou de l’impuissant Despiau, genre bien moins sympathique mais non moins impuissant; l’impuissant camouflé en consciencieux.

Commencé le buste de Baudinière. Homme excessivement sympathique et remarquablement intelligent. Il me disait qu’on lui a réquisitionné les pneus de sa voiture. Il paraît que c’est pour faire des semelles de souliers!... De même qu’on a détruit tant de statues en bronze pour faire du sulfate de cuivre pour les vignes, les vignes françaises, bien entendu, ainsi les semelles à faire dans les pneus, sont destinées à des pieds français...

8 [septembre 1943]

Je finis par me décider à ce par quoi j’aurais dû commencer. Bien construire la tête[4] à part, comme j’ai toujours fait pour les têtes en mouvement, surtout pour les têtes levées. Il est impossible d’en sortir autrement.

Nouvelle énorme : l’Italie capitule sans condition. Fait qui va avoir d’incalculables conséquences. Voilà les Anglo-Américains dans l’Adriatique. Il faut vraiment admirer l’envergure de cette conception. Elle serait de Roosevelt. En somme, cette guerre aura été gagnée par trois civils : Churchill, Staline, RooseveltLes maréchaux, eux, signent les capitulations c’est probablement ce qui va arriver en Allemagne. Hitler va disparaître platement comme Mussolini. Un maréchal le remplacera et capitulera comme Badoglio. Et l’on évoque les phrases de Mussolini, gravées sur les murs des plus petits villages : "Croire, obéir, combattre", "La guerre est une vertu et une religion", "Il faut vivre dangereusement" (Nietzsche), "Mussolini a toujours raison", etc. Je n’en plains pas moins les malheureux italiens, ouvriers ou soldats, actuellement entre les mains des Allemands.

Du point de vue militaire, je crois vraiment qu’on peut dire que la guerre italienne a été gagnée par l’aviation. Les Anglo-Américains en sortent avec le minimum de frais. Mais je ne crois pas que ce soit encore si près de finir. Les Allemands se défendront tant que les opérations ne se passeront pas chez eux.

9 [septembre 1943]

Le pauvre Beltram vient d’être à nouveau opéré. Il racontait à Lily[5] de fameux exemples de la vénalité de la presse. C’était avant la guerre. Il reçoit un jour un Espagnol important lui demandant de lui faire connaître les représentants des grands journaux d’Angleterre. Beltram le mit donc en relation avec ces messieurs et à partir de cette visite, au lieu de faire campagne pour la Russie, les journaux anglais firent campagne pour l’Espagne. De même Mme Wellington Koo, l’ambassadrice de Chine, lui demanda de connaître un très important personnage, Lord Rosemart (?), qui faisait campagne pour le Japon. Elle lui offrit un million de plus que le Japon. Lord Rosemart (?) fit campagne pour la Chine. Rappelons-nous que Gentizon, le correspondant du Temps, à Rome, recevait une annuité de 10 000 F du gouvernement italien. Le journal lui-même recevait 100 000 F mensuels. Tout cela sur le plan politique. Il en est de même dans tous les domaines. Le grave est que dans la politique comme dans les beaux-arts, ces marchandages sont camouflés derrière le patriotisme ou l’esthétique. Paravents de la vénalité. Beltram racontait aussi que dernièrement à Madrid, cinquante personnalités importantes, des généraux, des hommes politiques, des savants, etc., vinrent trouver Franco pour lui demander de stabiliser le gouvernement en rétablissant la Royauté. Ils ont tous disparu depuis.

Les Anglais et Américains se répandent en Italie. Peut-être verrons-nous se former en Italie un mouvement dissident de fascistes enragés. On les comprend, après tout. Mais ils n’ont rien à gagner qu’un esclavage camouflé par les Italiens. Pour eux, ils essayent de sauver leur peau. Double esclavage : celui du fascisme, celui des Allemands.

10 sept[embre 1943]

Matinée buste de M. Baudinière. Il m’apporte le texte d’un commentaire fait sur mon bouquin à la Radio de Vichy. Il va en tirer une seconde édition. Aimerait que j’y ajoute une préface, ou une postface. Je marche pour le second, une postface me permettra de répondre aux critiques idiotes de d'Espagel et de du Colombier.

Il me dit avoir vu Renaitour. On prépare une réunion du Parlement. Mais, ajoutait Renaitour, le point difficile est l’attitude du parti communiste, dont les membres veulent absolument leur révolution. Jamais leurs groupements n’ont été plus actifs et mieux organisés qu’en ce moment. Toujours l’esprit de parti. Cette attitude est d’autant plus stupide, que la Russie, dit-on, est sortie du communisme. Et le monde est si malheureux. Alors, détruire, encore détruire! Alors qu’il faudrait construire. Mais voilà, c’est plus difficile.

Pour le moment quelle confusion en Italie. Les uns mettent bas les armes. Les autres combattent avec les Anglo-Américains, les autres avec les Allemands. Le plus clair est que ce malheureux pays va être ravagé par la guerre. Une bataille dans un musée! voilà la conclusion de l’action et des discours de ces génies : Mussolini, Hitler! Dans le lointain la silhouette falote du petit fou F[rédéric] Nietzsche, qu’en Italie les bonnes femmes appelaient "Il piccolo santo..." Parce qu’il était bien poli.

Nous sommes inquiets de Cap Myrtes. Ben[6] y emmène Louise et Monique par Cubjac. Nous attendions Marcel[7], il doit être immobilisé à Cotignac, le trafic étant suspendu depuis Marseille jusqu'à l’Italie.

Et cependant j’ai achevé la tête du Cantique jusqu’alors si mal construite.

11 sept[embre 1943]

Mon élève me dit savoir que depuis 48 heures, l’aviation anglaise pilonne sans répit la région de Boulogne-[sur]-M[er].

En Italie la situation est évidemment d’une extrême confusion. Il semble qu’une grande partie de la flotte italienne a échappé aux Allemands et est passée aux Anglo-Américains. Rome est aux mains des Allemands. Le roi et Badoglio seraient dans une ville italienne du Sud. On ne parle plus d’un contre-gouvernement néo-fasciste. Dans l’ensemble, la situation semble favorable d’autant plus que les Russes avancent en vitesse vers le Dniepr.

La tête[8] remise en place fait cette fois. Si parfaitement bien de partout. Je l’ai reprise à part, toute droite, comme un buste. Pas d’autre moyen pour que ce soit bien construit. Je pense à ma postface pour la seconde édition du Peut-on enseigner les Beaux-Arts.

13 sept[embre 1943]

Des parachutistes allemands ont délivré Mussolini. Cette évasion prend place parmi les évasions fameuses de l’histoire. L’opération n’a pas du être difficile, dans la situation nouvelle de l’Italie. Ce qui mérite attention c’est qu’elle ait été conçue. Ce qui mérite aussi réflexion c’est l’impéritie des gens qui n’ont pas immédiatement mis en lieu vraiment sûr et hors d’atteinte une proie aussi dangereuse. Car on a beau faire semblant de considérer l’événement comme sans importance, sans conséquences, il en a, il en aura. Facile à comprendre. Autour de lui vont les groupes, les "Gibelins" d’aujourd’hui. Gibelins qui pourront se prétendre défenseurs de la grandeur passée, pourront accuser les autres, les guelfes, d’avoir tout abandonné. Oui mais la grandeur passée, ce sont les Gibelins qui l’ont perdue, détruite. Plus que jamais ça va être la guerre des coups de poignards dans le dos. Nos guelfes n’avaient plus rien à abandonner puisque tout était perdu, y compris l’honneur, depuis longtemps. En voulant se délivrer des serres allemandes, ils sauvaient ce qui pourrait être sauvé. On s’aperçoit de plus en plus que ces pays, l’Allemagne, l’Italie et la Russie aussi étaient aux mains des brigands. Qui a dit que le premier gendarme a été le premier assassin qui a voulu consolider ses prises?

14 sept[embre 1943]

Il faut s’attendre à avoir un de ces prochains jours une grande proclamation de M[ussolini]. Le thème en est facile à prévoir. Nos désastres ne sont pas la faute du parti mais des guelfes. Ils nous trahissaient depuis longtemps, etc. Ralliez-vous donc au parti qui, avec l’aide de son invincible allié rendra à l’Italie sa grandeur, ses colonies et bien d’autres choses encore, etc.

15 sept[embre 1943]

Nous avions nos amis M. et Mme Deleplanque. Conversation dans l’atelier autour du Cantique. Alerte. Dans le ciel les vagues triangulaires se succédaient. De l’une, une torche mouvante se détachait, tombait à pic. Bientôt les explosions, le glissement déchirant des bombes arrivant au sol. Ce fut sévère. Très rapide. Tous les appareils de chaque formation doivent lâcher en même temps leurs projectiles. Après le dîner, nous sommes allés nous rendre compte. Chez Benjamin[9] où nous craignons de voir toutes les vitres sautées, tout était calme. On nous avait dit : les deux lycées brûlent. Lycées transformés en casernes, de grands incendies semblaient assez proches. Effet dramatique, des maisons à contre-jour sur le ciel rougi, plein de fumées. C’était du côté de Colin, mon mouleur. Une énorme maison brûlait en face de chez lui. Vers la porte [de] S[ain]t-Cloud, les incendies s’étalaient en plans successifs. La foule stationnait, le nez en l’air, ne manifestant aucun sentiment. Les voitures des pompiers, de la police arrivaient. Nous sommes revenus par un clair de lune éclatant. On disait que les usines Gaudron-Renault, Hispano-Suiza étaient en flammes. Petit incident ce drame! dans l’ensemble énorme de la tragédie qui se joue. Ma pensée et ma haine vont toujours, à chaque événement nouveau, vers ces deux hommes à mentalité de chef de bande, qui avaient dans les mains toute les possibilités de paix et qui n’ont voulu que la guerre. Les chefs d'État n’ont pas seulement la responsabilité de leurs peuples, ils en ont aussi vis-à-vis des autres peuples, et d’autant plus qu’ils sont plus puissants. Quelle affreuse fatalité sur ces hommes, où plutôt sur leurs peuples.

16 sept[embre 1943]

Marcel[10], retour de Cotignac, entre autres choses nous raconte sa visite à un dominicain d’une trentaine d’années, dans son couvent à S[ain]t-Maximin. Le dominicain, le père Bruckberger, très intelligent, qui écrit, fait des scénarios de cinéma, est admirateur de Nietzsche, pense que la violence est justifiée pour imposer une idée juste, concède que dans toutes les religions il y a des parcelles de vérité, affirme que la religion catholique possède la vérité. Le père Bruckberger est certainement une des sommités futures de la chrétienne. Mais quelle peu chrétienne mentalité!

17 sept[embre 1943]

Bonne séance au buste de Baudinière. Sur la bonne construction des séances précédentes, il a pris vie et ressemblance en quelques instants.

18 [septembre 1943]

Cérémonie à la chapelle de la rue du Fief [11] pour les victimes du bombardement d’avant-hier. Une petite chapelle toute blanche. Cinq cercueils, beaucoup de fleurs. Une couronne de fleurs rouges appuyée contre le mur blanc était d’un effet puissant. Sans doute étais-je le seul à m’en apercevoir. Il n’est pas niable que certains rapports de tons, comme ces fleurs sombres sur le mur blanc, procurent une sensation heureuse, dépassant même la "délectation" de Poussin, pouvant aller jusqu'à l’émotion. L’erreur est de considérer cette émotion, purement sensorielle comme le but, alors qu’elle n’est qu’un moyen. Ce n’est en effet qu’un moyen, de même que le plaisir de l’acte de l’amour n’est pas le but de l’amour, de même que le plaisir de manger un bon plat n’est pas le but de l'acte de manger. L'acte d'amour a pour but de procréer, l'acte de manger a pour but de nourrir. L’acte de peindre a pour but suprême, comme toutes les autres activités artistiques, d’éterniser le momentané, de transmettre des idées, d’émouvoir, de provoquer l’enthousiasme, d’avoir ainsi inconsciemment, un rôle essentiellement actif. L’Art n’est pas un jeu d’oisifs. Comme la religion, c’est un sentiment. Il en diffère par sa liberté, et par une véritable puissance catalytique. Car l’enthousiasme est créateur. Le sentiment religieux, certes, provoque l’enthousiasme. Mais cet enthousiasme conduit tous ceux qui l’éprouvent à des actes absolument identiques. L’enthousiasme produit par la vue d’une belle œuvre est une idiosyncrasie. Il donne à chacun, suivant sa profession, le désir, le besoin immédiat d'agir, de produire. En cela consiste le caractère social de l’art, force immanente. Ce n’est pas une théorie. L’œuvre la moins sociale, dans la pensée de son créateur, sera sociale cependant, si elle provoque chez ceux qui la regardent, le besoin de création, et non la seule délectation.

En remuant toutes ces idées, j’ai suivi la cérémonie, messe dite par deux prêtres à très beaux visages, servis par des enfants de chœurs en robes à capuchon, avec des chants très bien chantés, par de très belles voix. En m’en allant, j’ai fait le tour des Fontaines[12] que le bombardement a épargné[es], seulement maculées de plaques de terre. Tout autour le cataclysme. Autant que les destructions elles-mêmes, la lenteur avec laquelle on travaille au déblaiement, le tout petit nombre d’hommes y travaillant m’impressionne. Également la passivité, plutôt l’hermétisme d’expression dans lesquelles les gens regardent. Chacun garde pour soi ce qu’il ressent. Chacun sait cependant, qu’à de bien peu d’exception près, tous pensent de la même façon. Sur des surfaces énormes plusieurs hectares ce ne sont que des ferrailles tordues, squelettes immenses vautrés dans un désert. Hier c’était une usine en pleine activité.

20 septembre [1943]

Ma statue[13] est vraiment bien ce soir. Je ne me trompe pas. Mais on n’arrive pas à ce résultat sans beaucoup, beaucoup de travail et quelle ténacité! Ce qui nous aide à avoir cette ténacité, c’est le continuel changement qu’apporte le travail, de sorte qu’on est à chaque instant en présence d’autre chose, tout en avançant vers le but poursuivi. On arrive à ce qu’on veut. Pourtant il faut se l'avouer, ce "ce qu'on veut" c’est au fur et à mesure du travail qu’on le découvre. Bien des choses bien, elles vous sont en quelque sorte données. Le tout est de s’apercevoir du moment où le don vous est fait, et de le conserver. Car le retrouver quand on a voulu chercher plus loin, c’est le diable. Cette recherche, cependant, conduit à des améliorations solides, parce qu’alors elles n’ont rien de l’improvisation. Mais pour ça aussi, quelle ténacité! Ceci explique pourquoi tant d’œuvres sont laissées dans l’à-peu-près.

21 sept[embre 1943]

Quand je dis que l’art est une activité sociale, je ne me place pas du tout sur le plan de Prud'hon. Il voulait faire de l’art (arts plastiques, comme les autres), un moyen de prosélytisme, un moyen d'émouvoir pour attirer l'attention sur les malheureux. Encore que des œuvres bien belles aient été conçues dans cet esprit (Millet, Daumier, plus tard Constantin Meunier), je veux dire que l’œuvre d’art est sociale par essence. Il n’est pas besoin de proclamer que le social est son but. C’est que l’on ne peut prononcer le mot social sans penser : socialisme. Là est l'erreur. Est social tout acte qui unit des humains par une même émotion; c’est l’enthousiasme dont la puissance créatrice est autrement réelle que cette fameuse intuition.

22 sept[embre 1943]

Visite du jeune Santerre, ce jeune sculpteur nègre, adopté quand il était bébé nègre dans une oasis d’Algérie, par M. et Mme Santerre, fort riches voyageurs. Veuve, Mme S[anterre] a donné à son enfant adoptif la somme de un million. Vaniteux comme le sont tous les nègres, le petit a raconté sa merveilleuse aventure à ses copains de l'École des B[eaux]-Arts. Et pas mal de petites copines lui courent après, pour le bon motif. Il est actuellement fiancé avec une nièce des Charpentier (anciens propriétaires de la galerie). Il venait me demander de l’aider à entrer comme sculpteur aux monuments historiques.

— Pour avoir une situation, me dit-il, parce qu’en temps normal, j’aurais eu la direction d’un haras.

Ce jeune sculpteur nègre est en effet un cavalier remarquable. Mais la bonne Mme Santerre se sent débordée par son adopté.

M. W[inston] Churchill vient de prononcer un remarquable discours d’une élévation, d’une noblesse émouvante. On voit clair, on sait où l’on va. Personne autour n'a pu m’expliquer clairement où allait la France, par contre dans le grandiose plan européen hitlérien, on ne le divise que trop, et Baudinière cependant m’a dit quelques précisions : l’Europe, capitale Berlin. La France est une province de cultures. D’énormes régions sont cultivées mécaniquement. Tout le personnel non nécessaire à la culture est emmené en Allemagne, pour le travail industriel, que seule l’Allemagne dirigera. Paris sera une grande ville de fêtes et de distractions... En somme, tout ça, c’est le programme de Nietzsche.

Les communiqués allemands sont assez savoureux en ce moment.

23 sept[embre 1943]

Remarquable discours de W[inston] Churchill. D’une netteté absolue. Aucune équivoque. C’est un souffle d’air pur.

24 sept[embre 1943]

Les commentaires sur la guerre sont savoureux : "Nos opérations en Russie sont orientées vers l’Ouest..." En Italie (où on avait annoncé à grand fracas l’échec de l’opération américaine de Salerne), on déclare "qu’il semble que les Américains ont renoncé à ré-embarquer"...

25 sept[embre 1943]

Ladis[14] est arrivé de Clermont. Il est très bien.

Les événements russes sont de plus en plus graves. Smolensk ne semble plus pouvoir être conservé. Quel échec pour le "plus grand Allemand qui ait jamais existé"... Je ne sais pas s’il résistera longtemps encore et si nous n’allons pas assister bientôt à des événements analogues à ceux d’Italie. Sera-t-il abattu par la gauche de son parti très russophile, ce qui aurait pour conséquence la bolchevisation de l’Allemagne? Le sera-t-il pour la droite (parti R[udolf] Hess), ce qui aurait peut-être pour conséquence l’entente avec l’Amérique et l’Angleterre. Pour le moment c'est le centre qui tient, celui de la résistance, à l’Est comme à l’Ouest, car l’espoir de ce que je ne sais quel événement sensationnel qui permettrait au parti de retrouver sa chance. Les gens informés font allusion à une découverte terrible, une fusée stratosphérique dirigée par ondes qui déverserait une pluie de feu sur l’Angleterre et la mettrait à genoux... Brecker, déjà en 1941, me parlait avant la campagne d’hiver en Russie de découvertes, d’insertions nouvelles extraordinaires en fait d’armes qui allaient permettre de liquider vraiment définitivement la Russie.

26 [septembre 1943]

Smolensk est tombé.

Nous dînons chez les Deleplanque, ménage particulièrement sympathique et intéressant. M. Deleplanque est un grand industriel, fort riche, qui s’est retiré de bonne heure des affaires, a épousé sur le tard, une femme jeune, belle, intelligente, enthousiaste (enthousiasme qui dut lui faire accomplir dans sa première jeunesse quelques grosses bêtises) malheureusement assez souffrante. Elle est, je crois aussi fort riche. Ils firent le tour du monde et parlent de manière bien captivante de leurs voyages. Les Indes et le Mexique sont les pays qui les ont le plus impressionnés. Depuis elle s’est lancée dans l’étude de la philosophie hindoue et de cette religion ou plutôt de ces religions qu’elle considère comme supérieures. Cependant il y a là-bas le régime séculaire des castes qui est monstrueux et qui dure.

27 septembre [1943]

Baudinière arrive très en retard à sa séance pour le buste. Il m’avait téléphoné à sa sortie du métro que le XVIème arrondissement était fermé. Un attentat y aurait été commis. Dans la journée on a appris qu’il s’agissait de l’assassinat du chef Ritter[15], grand personnage dirigeant je ne sais plus quel important service. Deux messieurs conversaient devant sa porte. Quand il est sorti, ils l’abattirent à coups de revolver et s’enfuirent. L’événement se passait villa [de] Montmorency[16], paraît-il.

Nous déjeunons chez Mme Stoyanowsky. Elle est sans nouvelles de son mari, toujours. Nous trouvons là Beltram, un peu remis, mais bien impotent encore. Il se promène avec un rond en caoutchouc, le pauvre. Mais ce qui est ennuyeux, c’est qu’il veut retourner en Espagne sous peu de jours. C’est bien imprudent. Il y avait là un attaché à l’Ambassade, M. Radowitch, qui doit s’occuper de l’affaire Stoya[nowsky]. Il m’a paru homme très excité, peut-être abusant de l'alcool. C’est un grand garçon maigre, visage long, osseux. Après le déjeuner, Mme Stoy[anowsky] lui a remis les pièces qu’elle peut avoir concernant son mari. À la façon dont il les a examinés, mises dans sa poche, je n’ai pas eu l’impression qu’il s’en occuperait sincèrement.

Je vais à pied jusque chez Hautecœur. Passant avenue des Champs-Élysées, je vois à une devanture deux toiles de Thibesart, très remarquables. C’est toujours un grand arbre en fleurs. Il n’en faut pas trop voir récentes. C’est très bien dans l’inspiration courte.

Chez Hautecœur, c’est toujours le même modèle d’entrevue. Je lui soumets les diverses questions. Il me répond en émettant des objections dilatoires prévues. En somme, c’est un politicien de petite envergure. Il est assez fidèle à certaines amitiés anciennes. J’avais à lui parler de Pierre Lemaresquier pour le poste de mathématiques à l'École-Architecture : Il paraît que le ministre a un candidat. On ne réunira peut-être même pas le Conseil Supérieur. J’avais à lui parler de Rémy pour la direction de l'école des Beaux-Arts de Nantes : c’est une affaire concernant le préfet du département; de Terroir dans une situation actuellement bien difficile depuis sa mise à la retraite de l'École : Il n’a pas été maintenu parce que Hautecœur voulait nommer au poste Belmondo qui lui avait fait son buste et qui est recommandé par l'ambassade d’Allemagne, de Brinon et Despiau.

En sortant, je vais chez Terroir. En voilà un qui connaît son métier. En d’autres temps, sous un régime genre Louis XIV, il aurait été couvert de travaux. Et c'eût été justice. Il me raconte la visite que lui firent ensemble Escholier et Rudier. Rudier fondeur accompagnait Escholier, conservateur, inspecteur des B[eau]x-A[rts] de la Ville. Comme il leur montrait une statue qu’il voulait faire en pierre!

— Pour un bronze, lui dit Escholier, je ferai un rapport favorable. En pierre ça ne nous intéresse pas!

Il n’eut pas la commande.

 


[1] Paulette Landowski.

[2] Vilnius, capitale de la Lituanie autrefois polonaise.

[3]. La fin de la page est déchirée.

[4] Du Cantique.

[5] Amélie Landowski.

[6] Benjamin, Louise et Monique Landowski.

[7] Marcel Landowski ;

[8] Cantique des cantiques.

[9] Benjamin Landowski.

[10] Marcel Landowski.

[11]. à Boulogne-Billancourt.

[12] Sources de la Seine.

[13] Le Cantique des cantiques.

[14] Ladislas Landowski.

[15] Général SS qui supervisait le Service du travail obligatoire en France.

[16] Près de la Porte d’Auteuil, soit près de Boulogne.