Cahier n°1
Août [1905 Rome]
Le travail est repris. La Danseuse aux paons. Le Forgeron[1]. Mais la fatigue commence à venir.
[s. d.] Terracina
Quel joli pays ! Quelle heureuse semaine ! À la gare précédente, j'ai retrouvé ma pauvre petite Amelia qui m'attendait. Curieuse petite fleur des pays chauds, c'est toujours avec plaisir que je la retrouve. Sa joie me fait plaisir. Et nous arrivons. La traditionnelle guimbarde. Avec peine nous trouvons une chambre, mais elle ne sera libre que dans deux heures. Nous voilà aussitôt partis vers la plage. Que j'aime vraiment la Méditerranée bleue ! Sa couleur est adorable. Elle est riche et heureuse. Elle est un reflet de pierre précieuse infini. Elle a une impression jeune et riante qui fait du bien, la couleur verte de l'Océan est fade, j'aime les tons puissants de ses reflets. Elle fait penser à une maîtresse brune, toujours souriante et docile, accueillante et égale, au bon sourire, au regard de velours noir. L'Océan, c'est la blonde mystérieuse et inégale, la femme forte et volontaire, pas belle mais prétentieuse. Bien loin. J'aime mieux le sourire de tes yeux noirs. Sur la plage, des groupes de pêcheurs s'en vont, se suivant à la file, portant sur leurs épaules les filets... Sur la plage de Terracina nous déjeunons. Monde curieux de romains en villégiature. La baronne allemande mariée à un romain endetté. Le docteur et sa maîtresse. Puis tout un monde de jeunes filles flirteuses. Dès le soir, nous prenons notre bain. Et puis, je n'oublierai jamais l'adorable promenade faite ensuite, sur la route qui va à Naples. Impression unique. Dans un coucher de soleil héroïque, sur cette route à caractère antique, que domine cette haute roche rouge ardent, que dorent encore plus les derniers rayons, et qui étend sur elle ce gracieux pan de mer. Puis le retour vers la ville, petite, de tous ces gens, ces carriers en noir et blanc qui semblent des arabes, et les théories de femmes portant, dans de grands paniers sur leur tête, des melons et des pastèques. Et les paniers pleins de tomates rouges ! Et voici, s'avançant sur la mer, bâti sur pilotis, un petit restaurant rouge, adorable. Nous y mangerons demain.
L'admirable promenade au château de Thesda ! Les belles ruines et l'admirable vue. Que c'était beau, immense, et lumineux ! Quelle force en soi, devant des spectacles semblables ! Je me souviens d'une aussi puissante impression à Syracuse. Que c'était beau aussi. Quel charme aussi apporte à ces paysages exquis, la tache bleue de la Méditerranée, adorable vraiment, comme une femme ! Cette pauvre Amelia à tout cela ne comprend rien. Pauvre petit être, mais si délicieusement bête. Et je te regarde. Et je pense que bientôt je te quitterai. Tu auras beaucoup de peine. Et moi je n'en aurai pas. J'en aurai plus tard. L'adorable surprise sur la terrasse, les papillons. Des milliers de papillons de toutes couleurs. Un champ de fleurs mobiles. Un pays de fées. Ah ! L'énorme bonheur d'un pareil moment, tout seul, devant un tel spectacle, très haut... Avec peine, à travers la montagne caillouteuse, nous redescendons.
Quand, dans ma vie retrouverai-je des émotions pareilles ?
Suis-je ambitieux ? Non. Car sincèrement, les honneurs je n'y pense jamais. L'argent ? J'y pense quand j'en manque pour moi et pour quelqu'un qui m'en demande. Quand je pense à cette pauvre Amelia à qui je voudrais bien assurer un petit avenir. Dire qu'il me faudrait 3 000 francs seulement ! Avec cela je serais tranquille pour elle. Ah ! Je ris. Combien trouveraient cela grotesque s'ils le savaient. Et je ferai cela cependant, dès que je le pourrai. Ainsi devrions-nous tous faire avec ces pauvres filles, que nous prenons sans les aimer, que nous gardons comme commodité, et que nous lâchons ensuite, sans nous soucier de leur chagrin. Car, le plus souvent, elles, elles se sont mises à nous aimer.
Avec toi, ma pauvre fille, j'ai passé de bonnes années. Je ne t'ai pas aimée longtemps. Mais tu n'en n'as rien su. Car j'ai compris ton pauvre petit cœur, et de ce que tu me l'as donné, je te serai reconnaissant. Certainement sans t'en rendre compte, mais qu'importe, tu as contribué à l'achèvement heureux de mon groupe. Et je t'en serai reconnaissant aussi.
Terracina. Samedi 19 août [1905]
Petite guimbarde.
Petite plage. Une bonne cuisson au soleil.
20 août [1905 Terracina]
Promenade dans le pays situé sur la hauteur. Admirable costume des femmes. Pays pittoresque. Petites rues étroites. Osteria. Dîner dans un petit restaurant en dehors des portes sur la route de Naples. Caractère des femmes. Leur démarche silencieuse et rapide. Porte de la ville. le rocher. La petite habitation dans le rocher. La petite vieille : "mon fils n'eut jamais de père". Les femmes allant prendre l'eau à la source dans les rochers. Le petit restaurant à bois rouge sur les rochers.
21 août [1905 Terracina]
C'est le jour de la petite vieille dans sa grotte.
22 août [1905 Terracina]
Baignade. Le soir, extrême onction. Effet blanc.
Le théâtre ne pourra jamais rendre les vraies impressions de la nature. Rien d'ailleurs. Extraordinaire impression vue le soir. La grande table des villeggiente. Dans le fond la musique municipale. De l'autre côté le café. La grande table. Des jeunes filles. Des officiers de marine. Une intrigue. Le lieutenant maire fait la cour à une jeune fille. La femme à l'autre bout de la table. Tout est objet d'une comédie à faire. Vie des romains en villégiature. Elle ressemble d'ailleurs à la vie de bien d'autres citadins. Des femmes passent avec des cruches sur la tête. Des enfants jouent. Des chiens crient. Des gamins maigres. Des chiens maigres mendient des restes. Tableaux. La nature est souvent bien laide, si l'on faisait parfois ce que l'on voit on ferait des choses bien vilaines. L'intérêt en serait dans le drame.
23 [août 1905 Terracina]
Excursion avec les gamins de l'hôtel. Au château de Terdolico, très belle vue panoramique, impression orientale de la place carrée. Palmiers. Il aurait été tout naturel de voir circuler des chameaux. Vue très belle du côté de la route de Naples.
Un geste insignifiant répété plusieurs fois devient très caractéristique : les rameurs. Impression du soleil couchant dans l'eau.
Terracina. Fin août [1905]
Le mauvais point de départ de presque tous les systèmes philosophiques est leur désir d'être une consolation de l'espérance pour une vie future.
La chimère a la vie dure, depuis le temps que les héros la combattent et l'ont tuée, elle vit encore !
Pourquoi la persuasion d'une extinction complète de la personnalité après la mort est-elle une chose désolante ? Aucunement. Il n'y a là qu'une question de résignation de plus ou de moins. La croyance en la vie future est une cause de résignation devant cette vie, la croyance en la disparition complète après la mort est une cause de plus d'action. Pas du tout. C'est une raison de plus pour l'à quoi bon ! Tandis qu'au contraire l'espoir d'une vie future est une raison de perfectionnement durant cette vie, préparation à la vie future. Pas du tout, cette croyance développe l'égoïsme et ne pense qu'à s'assurer à soi une éternité heureuse, cette idée n'est nullement dans le matérialiste, elle y est pire. Qui pense à s'assurer le peu de bonheur durant sa vie, ce n'est déjà pas si mal, et puis celui qui veut son bonheur, par conséquent celui des personnes qui l'apprécient et qui l'approchent, durant cette vie, la vie, leur vie, celui-là vivra forcément et fatalement bon, moral, sans souci de moralité naturellement et c'est une simple question de raisonnement et de bon sens, la morale ne devant pas être autre chose.
[1] Tubal Caïn, Fils de Caïn.