1er avril [1947]
Exemple de l'état d'esprit d'intrigue actuel. Un architecte, appelé Caron, m'avait demandé rendez-vous. Il arrive avec une jeune fille. Sa fille à l'École des B[eau]x-Arts, dans l'atelier Janniot-Gimond. Il venait me la présenter, pour que je m'intéresse à elle au concours de Rome. Comme c'est simple.
Je vais à la Chambre, à la présidence, où j'ai vu se succéder, depuis Henri Brisson, bien des personnalités. Le secrétaire de Herriot me reçoit presque aussitôt. Il excuse le président, parti à Lyon. Mais avant de partir il a chargé son secrétaire de me recevoir, savoir ce que je désirais, etc. Toujours en bateau... Je déclare à ce monsieur, très charmant, que je ne voulais rien demander à É[douard] Herriot, mais l'entretenir seulement de mon attitude pendant l'Occupation, l'éclairer, et rien ne peut m'être plus pénible que d'être considéré comme ayant eu seulement des tendances collaboration. J'avais apporté mon dossier (au fond de moi, je commence à en rire!). Je le lui montre. Je le lui laisse. Et je m'en vais, raccompagné jusqu'au perron par le secrétaire très charmant.
3 avril [1947]
Gaumont m'avait téléphoné, l'autre jour, très affolé. Il mijotait, supputait de sombres intrigues dès à présent nouées, dans son imagination, entre Bouchard, Lejeune et les [ ?] adjoints et Niclausse qui a recueilli pas mal d'élèves de Bouchard pour que, envers et contre tous, le grand prix aille à un élève de Bouchard-Niclausse. Il se proposait, me dit-il, après en avoir causé avec Janniot, de déposer une plainte et de demander une modification du jury. (Il s'agit maintenant et dans peu de jours de la montée en loge). Je n'ai pu que rire quand il m'a raconté tout ça. Et pour le calmer tout à fait, lui avais promis de venir le voir aujourd'hui. Il était déjà un peu calmé. Il me demande s'il ne peut pas aller chercher Janniot. Je n'attends pas longtemps. Ce que Janniot et lui auraient voulu, ce fut presque dit, c'est que l'on s'entendît d'avance pour qu'un nombre égal d'élèves de chaque atelier montât en loges... Je leur ai dit qu'il fallait d'abord voir les concours. Qu'il ne s'agissait pas d'ateliers. Que si dix élèves d'un même maître étaient les dix meilleurs, c'était élémentaire justice de les laisser monter. Oui, mais les combinaisons... Mais le concours n'est pas anonyme. Aucune combinaison louche n'est possible. Si un jeune de qualité, ayant fait ses preuves, a une faiblesse, son patron peut ouvertement en parler, et le jury décidera. Ce qu'il faut, ce n'est pas faire monter un chiffre d'élèves donnant satisfaction à chaque patron, mais faire monter dix jeunes hommes capables de faire un bon concours. C'est moi d'ailleurs qui présiderai. Il n'y aura pas de combinaison. Le cher Gaumont, en cette affaire, m'apparaît un peu comme le persécuté persécuteur.
4 avril [1947]
Visite de Mme Deyron. Elle venait me parler du monument Thomson, qui est fini et attend dans des caisses qui se détériorent. Aussi d'un projet encore bien vague d'un buste de M. Deyron, pour Constantine.
5 avril [1947]
À déjeuner les Rouché, leur fille Mme Couvreux, qui vit à Venise. Elle a reçu Françoise et Lily[1] de manière épatante. Elle vit complètement à Venise, fort librement, s'occupant plus particulièrement de musique. Son amitié actuelle semble être un compositeur italien. Celui-ci a beaucoup aimé le jeu de Françoise et lui a donné une pièce en première audition. Ibert l'avait fait aussi à Rome. Tout cela sera pour l'hiver prochain. Paul Léon était avec nous et le gentil Bosworth et sa fille Audrey.
6 avril [1947]
Leleu vient me voir avec un jeune camarade, élève à l'atelier Gaumont, un nommé Luthringer. Il est concurrent pour la montée en loges.
La femme du pauvre Formigé est morte. Elle était malade depuis des mois.
7 avril [1947]
Je suis inquiet d'Asklépios[2]. Cette plastiline italienne a beau être remarquable, j'ai peur d'avoir eu trop confiance. J'installe une forte équerre, mais je ne puis plus consolider le haut.
Lettre de Marc Bernheim. Il est comme moi, il en a assez. Mais moi, j'ai beau en avoir assez, il faut que je fasse tout ce que je peux pour que ce monument me soit officiellement confié. Malheureusement, l'attitude de Bernheim ne m'aide plus. En tout cas, je n'aurai pas à me reprocher, comme pour l'Union nationale des arts, d'avoir facilement cédé.
8 avril [1947]
À l'atelier, en arrivant, plus d'Asklépios. Il était par terre. La tête seule est sauvée. Je m'y attendais un peu. C'est bien fait pour moi.
Cérémonie de Mme Formigé, en l'église S[ain]t-Pierre-de-Chaillot.
Institut. Dropsy nous parle des réformes de R[obert] Rey. Il veut faire les nominations de professeurs à l'année. Chaque an donc on sera renommé... Voilà qui permettrait de fréquents changements, de donner tour à tour satisfaction à des artistes bien soutenus. Ainsi voudrait-il qu'il en soit pour le Conservatoire et l'École des Beaux-Arts. Dropsy nous disait aussi que R[obert] Rey venait de faire d'importants achats chez Rosenberg, pour le renflouer.
10 avril [1947]
Madame Lechat (Ville de Paris) m'annonce sa visite.
12 avril [1947]
Je remonte Asklepios avec le jeune peintre Gervais[3]. Le pauvre garçon est dans une totale purée. Il est très appliqué, intelligent, mais timide, trop. Il ne mérite pas son dénuement actuel.
Déjeuner à l'ambassade suisse, en l'honneur de Sandoz, pour son élection de membre associé. Il y avait les Bouchard, les Lejeune, et Guirand de Scévola qui lui m'est toujours extrêmement sympathique. Ce fut un déjeuner tout à fait cordial. Dans la conversation générale, j'entendais l'ambassadeur se dire très pessimiste quant à la situation internationale actuelle.
13 avril [1947] Dimanche
Visite des Jazarin, de Maximilien Gauthier, des Mâle, Mme de Villeneuve, très étroitement liée avec le ménage Jazarin. Beaucoup de compliments, etc. Mme de Villeneuve, à la table du thé, me fait ses tristes confidences sur sa liaison avec l'actuel prince de Monaco. Elle était, me dit-elle, son épouse morganatique. Mais certaines formalités n'étaient pas remplies.
—Au fond, c'est une brute militaire. Il est furieux contre son père avec sa manie océanographique et les charges qu'il lui a laissées d'entretien de ses instituts, aquariums. Il m'a laissée et épouse une danseuse. Sa fille est furieuse. D'ailleurs elle-même a épousé un danseur mondain. Il continue à me faire une liste civile. Mais je ne dois pas me remarier, même après sa mort, etc.
14 avril [1947]
Alors c'était aujourd'hui la montée en loges. Tout s'est très bien passé. Une seule injustice, et en faveur d'un élève de Janniot-Gimond. Janniot a énormément insisté, garantissant que c'était un garçon remarquable, capable de faire un excellent concours. La figure était bien mauvaise, d'une extrême faiblesse, indiquant un garçon nullement prêt. L'esquisse n'était pas bonne non plus. Le jury a suivi Janniot. Gaumont, Niclausse l'approuvaient, ses collègues à l'École. Je doute de la qualité de son concours. Je crains qu'il ne s'écroule devant une besogne trop difficile.
15 avril [1947]
Déjeuner à la maison : les Debat, les Joxe, Didier Gregh et Harlette (Fernand devait aller à un déjeuner littéraire qu'il présidait, je crois), Ben[jamin] et Louise, Marcel et Jacqueline[4].
Didier Gregh me dit qu'il craignait fort d'être obligé de diminuer les crédits pour le tricentenaire. Il nous raconte ensuite une histoire de casseroles dont le ministère de la production industrielle interdit la vente, absolument sans raison. Des fabricants ont fait savoir qu'ils en étaient tellement encombrés qu'ils allaient être obligés de les détruire!
16 avril [1947]
Michel-Ange est au Salon. Malgré l'idiote disposition de ce musée, je lui ai trouvé une place possible. Il me paraît faire gros effet sur les quelques camarades qui le voient, L[ouis] Roger, Beuner [ ?], Julien [ ?] et autres. Le Salon semble bon.
17 avril [1947]
L'événement du jour est survenu au Conseil des ministres. Les ministres communistes quittent la séance du Conseil, pour soutenir les Malgaches en révolte contre lesquels le gouvernement prend des dispositions énergiques, se propose de poursuivre les meneurs. Les communistes jouent sur le velours. Ils savent que le Parlement soutiendra le ministère pour la répression, ce qu'ils souhaitent. Ils ont cependant maintenu leur position révolutionnaire et leur attitude démagogique [5].
18 avril [1947]
Avec Boschot, visite à Jaujard, pour le tricentenaire. L'Institut est définitivement relié au ministère de l'Éducation nationale. C'est donc Plouvier, directeur de l'administration générale, qu'il faut voir pour l'inscription des crédits demandés, et plus Hithier. Il me conseille de voir Joxe pour un supplément de crédits, à cause des invitations d'artistes, correspondants étrangers.
Jaujard nous rappelle (nous n'en savions rien) que Ibert arrivait au bout de son mandat le 25 mai. Il est d'accord avec nous pour que sa direction soit renouvelée.
Nous parlons mariage des pensionnaires. Tout à fait de notre avis. Il faut revenir au règlement ancien.
20 avril [1947]
Excellents échos du Salon.
Réception chez Baudry. Il y a M. Marie et sa femme et la femme de Marie, l'actuel ministre de la Justice. Il y a Tondu et sa femme, et Gaumont. Marie, qui est président de la Transatlantique, me parle du buste de de Grasse pour le transat[lantique] de Grasse réparé et qui va reprendre la mer. Il voudrait voir aussi ma France (Chalmont) pour le bateau Liberté. C'est Baudry qui lui a suggéré ces idées.
Nous allons ensuite à S[ain]t-Cloud où le Dr. Debat donnait une réception des plus réussies en l'honneur des fiançailles de son fils.
21 avril [1947]
Chez Madame Schneider, pour voir en place les deux bustes, le sien et celui de M. Schneider. J'ai l'impression qu'elle en reçoit beaucoup de compliments. Aussi est-elle très contente. Elle me parle d'un projet très important de statue de M. Schneider, pour le Creusot.
22 avril [1947]
Formigé avait eu l'idée de faire une réception intime avant l'ouverture officielle du Salon, d'offrir un cocktail aux critiques du Salon. Il en est venu deux.
23 avril [1947]
Avec le bon Moreteau [ ?] je vais avenue de l'Opéra, choisir les tissus que je vais tendre derrière Michel-Ange.
24 avril [1947]
Rencontre de Woog, Violette. Woog a de bons envois, toujours semblables à eux-mêmes. Bonne peinture, grasse. Violette aussi. Elle a du talent.
Avec Guirand de Sc[évola] et J[ean]-Gab[riel] Domergue et Cornil, séance de Ici-Paris à la radio, pour faire de la réclame au Salon. Ça se passe dans le sous-sol d'un petit théâtre, b[oulevar]d des Capucines, bar des Capucines. Quelle agitation là-dedans.
25 avril [1947]
Petit vernissage. Les choses, cette année, se sont mieux passées que l'an dernier. Jaujard est venu avec Goutal[6]. Je crois que je peux considérer l'achat M[ichel]-A[nge] comme très probable. Jaujard m'en a parlé le premier. Il est, comme Goutal, très enthousiaste. Goutal m'a dit :
— Il y a longtemps qu'on n'avait pas vu un morceau de cette qualité.
Et m'a demandé de venir en parler avec lui. Puis Pierre Bourdan, notre nouveau ministre de la Jeunesse et des Arts et Lettres, jeune, il le paraît certes. J'avais l'impression que c'était un de mes pensionnaires de Rome qui nous inaugurait.
26 avril [1947]
Matinée à Vincennes où avec Poughéon et Fouqueray nous examinons les concours pour le monument de la Libération. Bien mauvaises esquisses. Je n'en vois que deux bonnes. Je donne ma note, car je ne pourrai pas assister au jugement l'après-midi; c'est le vernissage.
Nous avons beaucoup d'invités. Succès réel et important. Avec les uns et les autres nous parlons ou l'on nous parle de la situation. Bedel, Vignaud, je ne me rappelle plus, tout le monde est très inquiet de la situation intérieure. L'attitude du M.R.P. inquiète. Il est très hostile à de Gaulle.
27 avril [1947]
Dans l'atelier de moulage, je vois le creux d'une des parties du fond du monument Père-Lachaise[7]. Tous ces motifs en creux prennent un caractère mystérieux, assez immatériel, dont je vais tirer parti. Dans la pierre, je vais faire certains motifs en creux. Ainsi ce fond sera de plus en plus coloré, varié. C'est juste le moment de s'y mettre. La mise au point est terminée.
29 avril [1947]
La petite Bosworth[8] commence ses leçons de dessin.
Visite de Lagriffoul, qui vient avec un jeune ami à lui, architecte encore élève à l'École. Il est un des vainqueurs des éliminatoires du concours entre étudiants organisé à la radio. Le jeune homme s'appelle Gillet Faux. Ce très jeune homme ne marche pas dans les doctrines de folie artistico-commerciale actuelles Il nous racontait que Léger, le peintre cubiste aussi vilain à voir que sa peinture, que Léger donc était en ce moment au Canada, avec des millions réunis par Carré et autres marchands pour une opération d'envergure sur la peinture française. Gros subsides à la presse. Achats des galeries, etc. Un des fils de Matisse est en association. Léger a passé toute la guerre en Amérique.
Il paraît qu'il y a à la direction des Beaux-Arts une commission d'examen des projets de monuments. Un nommé Couturier, un pauvre médiocre sculpteur, en fait partie.
30 avril [1947]
Une lettre de la direction générale nous annonce aujourd'hui officiellement la vacance de l'Académie de France à Rome.
Chez la duchesse de La Rochefoucauld, le général Juin me disait qu'il venait de voir le préfet de police et que celui-ci était très inquiet des semaines à venir.
Ce mois, j'ai achevé le bas-relief de face du socle du groupe du Père-Lachaise[9]. J'ai avancé beaucoup le dernier de ces trois bas-reliefs de ce socle. J'ai recommencé l'Asklépios[10] tombé. Alexandre a bien avancé la mise au point du grand groupe. J'ai commencé le quatrième quart du fond (Pégase, etc.). Michel-Ange a eu grand succès au Salon. La fonte de l'épée Lacour-Gayet est faite.
[1] Françoise Landowski-Caillet et Amélie Landowski.
[2] Nouvelle Faculté de médecine.
[3] Jean Gervais, ami de Gérard Caillet .
[4] Tous Landowski.
[5]. Au lieu de : "popularité", raturé.
[6] Pierre Goutal ?
[7] Le Retour éternel.
[8] Audrey Bosworth.
[9] Le Retour éternel.
[10] Nouvelle Faculté de médecine.