Novembre-1948

1er nov[embre 1948]

J'essaye de terminer sans elle, et sans l'abîmer, le buste de Marthe de F[els]. Le rire est peut-être un problème psychologique. C'en est également un plastique. C'est le problème du mouvement. Il faut trouver le point où l'immobilité du geste n'est pas figée. L'illusion de la vie dans l'immobilité, alors que la caractéristique essentielle de la vie est le mouvement, ne s’obtient pas par des procédés explicables, définissables. C'est cela que veulent dire Delacroix et Ingres quand ils professent que le modèle ne donne jamais ce que l'artiste veut. Car, s'il ne s'agit que de la forme, bien souvent le modèle, quand on le choisit bien, est bien mieux que ce que l'artiste imagine. La nature est plus riche, inépuisablement plus riche que notre pauvre imagination. Cela pour la forme. Pour la composition, le mouvement, il en est tout autrement. L'artiste saisit le moment fugitif, instable que le modèle ne peut tenir. C'est le fugitif quand on peut le fixer, qui donne l'illusion du mouvement.

Je travaille à la frise des Suppliants[1].

2 novembre [1948]

Je reprends, à la pointe, la chevelure de la Nature. C'est dans le travail de la pierre que l'on se sent vraiment sculpteur.

Fin des Suppliants.

3 novembre [1948]

Je crois tenir enfin ma statue de Shakespeare. Tout drapé, assis, dans une pose hiératique de sphinx. Je ne l'ai pas encore exécutée. Mais je la vois. Je la vois et non sans émotion. Si je ne me trompe, tout le reste n'est qu'arrangement, fantaisie, anecdote.

7 nov[embre 1948]

Marcel[2], mon beau-frère, a été pris cette nuit, d'un grand malaise. Affaire rénale. Je l'aime ce cher Marcel. Intelligent, si spirituel, si spirituellement méridional. Espérons que ce n'est qu'une forte alerte. Accroc d'autant plus ennuyeux que l'affaire de coopérative, à laquelle il travaillait à l'œil depuis des mois, est juste arrangée. Il doit en être le directeur.

Le jeune sculpteur Sud-africain que j'ai orienté vers l'École, est venu me voir, fort content. Venu en vitesse, parti de même.

À trois heures et demie on m'annonce Mme Schneider. Ce n'est pas Mme Eugène, ni Madame Charles Schneider. Aucune parentée. C'est une dame américaine qui a épousé un Français fort bel homme, médecin militaire, celui dont je suis allé prendre le masque mortuaire il y quelques jours. Déjà j'avais cru mal comprendre lorsque Mme Schn[eider] m'a dit :

— Allez dans la chambre, vous y trouverez Mme (dont je n'ai pas très bien compris le nom), sa secrétaire et son amie. Aujourd'hui, j'ai tout à fait compris. J'ai trouvé au salon, deux veuves, étroitement unies dans leur peine. Toutes les deux en grand deuil, absolument pareillement vêtues. Elles m'ont demandé de faire le buste. Le document moulé est affreux, mais elles m'ont promis des belles photos que la secrétaire et amie me portera bientôt.

8 novembre [1948]

Rudier, dans sa Chevrolet, m'emmène au Vésinet. Promenade depuis longtemps convenue, pour voir sa propriété, et aussi une voiture anglaise remarquable, parait-il, que possède le propriétaire d'un fameux restaurant voisin, le Coq hardi. Le propriétaire s'appelle Francis.

Il a une fort agréable propriété, ce fondeur. Signe non douteux que la fonte lui a rapporté des sommes énormes. Dans son jardin, il a presque tous les importants Rodin, Bourgeois de Calais Âge d'airainS[ain]t JeanEvel'Ombre, etc., et quelques [outsider?] la vilaine Vénus de Renoir, une figure de Bernard (Joseph), un discobole, mauvais, mais j'ai revu avec plaisir le Faune  de Dardé, qui là, dans un bois, fait le meilleur effet. Dans la maison, beaucoup de petits bronzes et des dessins de Rodin. C'est un gaillard, oui. Mais aucune de ses œuvres ne peut être longtemps regardée sans qu'une négligence fondamentale vous déconcerte, tête mal placée, donc perdant son émotion, bras mal accroché, une armature sortant, laissée là, pourquoi? Figure même mal construite, comme au fond, le fameux S[ain]t Jean, à la fois si sauvage et si raide, fait par petits bouts. Déjeuner au Coq Hardi où je me pâme devant une voiture anglaise appelé Léopard, qui ferait mon bonheur. Mais elle vaut un millions trois cent mille francs!

Nous rentrons en vitesse, juste le temps d'arriver à la radio pour faire la déclaration qu'on m'a demandée, pour le Train de la Reconnaissance française.

Puis en vitesse toujours, à la maison, pour recevoir les Chinois qui veulent organiser une exposition à Paris. Ils sont conduits par une dame un peu miteuse, Madame Hélène Michel, qui parle toutes les langues de la terre, chinois compris. Je les oriente vers Rigal et Chamson, qui peut-être, soit à Galliera, soit au musée de Tokyo, pourront leur offrir des salles.

9 [novembre 1948]

Commencé le buste de la petite Dominique Schn[eider]. Ça sera plus difficile que sa jeune sœur! Celle-ci me parait une petite agitée, excessivement nerveuse. Elle était prise de crises de rire à s'en étouffer. Six ans. Très jolie.

Voilà le gouvernement dans des difficultés nouvelles. Cependant le parti radical étant en progrès, Queuille reste plus indiqué même qu'auparavant. L'affaire des grèves traîne, mais s'améliore. Si une réglementation rationnelle du droit de grève peut-être votée (interdiction des grèves de solidarité, respect absolu du droit du travail aussi sacré que le droit de grève) on s'en sera sorti sans un trop immense désastre. Mais la chose grave dans le monde est le succès communiste en Chine. Par contre il semble que les juifs gagnent en Palestine. Pour une fois la force est en accord avec la justice. Penser que rien n'a été fait quand l'Égypte s'est jointe aux bandes de Transjordanie et autres. Je ne pense pas qu'on pouvait être plus agresseur que l'Égypte.

10 novembre [1948]

Mon article sur les grands prix parait ce matin dans Opéra. Je le relis. C'est évidemment un peu bref, mais c'est clair. Des faits, pas de phraséologie.

Je passe aux éditions Baudinière. La nouvelle édition est prête. Le dessin ne fait pas mal. Mais décidément je ne suis plus jamais content de ce que je fais. Je ne comprends pas pourquoi Baudinière n'a pas mis "2e édition". D'autant plus qu'il y a des changements. Nous en avions parlé il y a quelque temps. Je ne crois pas qu'on doive avoir grande confiance dans Baudinière.

À l'Institut. Commission de la villa Médicis. Ce qui m'étonne le plus, en cette Académie, c'est qu'elle résiste à l'inertie de presque tous, ou au scepticisme des autres, comme Pontremoli. Ce prétentieux bonhomme arrive en déclarant :

— Cette question ne m'intéresse pas du tout, mais pas du tout.

Alors, pourquoi vient-il? Untersteller devait venir soumettre ses idées? Mais il a fait dire qu'il n'était pas prêt. Alors, malgré mes observations, on a décidé d'attendre à la semaine prochaine, sous prétexte que "ce serait malséant de ne pas entendre Untersteller". Impossible d'obtenir un vote sur des points sur lesquels ont est d'accord : 1° ne pas augmenter le nombre de jurés adjoints; 2° nommer les jurés adjoints avant la fin de chaque année, pour les concours de l'année suivante, c'est-à-dire en novembre ou en décembre. Le secrétaire perpétuel était assis près de la fenêtre, se désintéressant de la question, sans le dire, tandis que Pontremoli qui déclarait se désintéresser, intervenait continuellement.

Mais en séance, Aubry nous a lu une lettre fort bien, deux lettres même, excellentes, de protestation de toutes les sociétés d'artistes sur les procédés actuels de la direction générale des Beaux-Arts. On a beaucoup félicité Labrousse élu conseiller de la République. C'est une bonne chose.

Après la séance, commission administrative. Situation bien ennuyeuse. Les frais de tout sont énormes. Nos ressources immuables et même réduites. Et puis il y a toujours ces "frais d'exécution" pris sur les fondations. Si on pouvait aller au fond de cette question, on aurait des surprises, certainement, analogues à ce qui se passait à l'Académie française sous Doumic. Enfin, cahin-caha, ça marche...

Chez Nyota Inyoka, dans son petit appartement, un peu bazar algérien, mais avec quelque belles pièces, cuivre et autres. Son jeune ami le danseur hindou était là. Elle a composé un ballet important qu'elle voudrait faire danser à l'Opéra. Donc nécessité de connaître Hirsch. Mais ça ne me parait pas très le genre Opéra. Elle me demande si Marcel[3] aimerait en écrire la musique sur des thèmes hindous qu'elle a. Elle est pleine d'enthousiasme. Petit être vraiment intéressant.

Mon article sur les prix de Rome a paru.

11 nov[embre 1948]

Téléph[oné] avec Jacques[4]. Je le remercie de la bonne présentation de mon article. Il me dit qu'il a une idée de concours sur la peinture moderne abstraite. Publier des photographies de ces tableaux, demander quel est le haut et le bas et trouver la meilleure légende à mettre dessous. Prix de la meilleure légende. Il parait que Chermont[?] proteste évidemment.

Travail à la frise des Suppliants[5]. Je voudrais ne travailler qu'à ça.

12 nov[embre 1948]

Passé chez Colin. Enfin l'armature est bien dégagée.

J'ai commis l'imprudence de retoucher, sans elle, le buste de Marthe de F[els]. Je l'ai un peu abîmé! Il faudra que je la fasse revenir! Insupportable ces bustes en vitesse.

La frise[6] me console. Mais quel travail!

13 novembre [1948]

Réception chez les Conti-Carrière à propos du concours Eugène Carrière. Ce fut encore une réception mondaine. Les opérations de jury commenceront en décembre. Si j'avais du caractère, au fond, je refuserais d'y prendre part. Il y a trop de critiques d'art, les Claude Roger-Marx, Isay!, Cognat, etc., René Jean et autre minus habens. Mais ce serait une manifestation sans portée. Et puis nos amicales relations avec les enfants de Carrière ne me le permettent vraiment pas. Il y eut conférence de Léo Larguier sur Carrière et les Goncourt, mais d'après mes souvenirs, gens insuffisamment documentés. Ainsi il ne dit rien des conversations entre Goncourt et Carrière, tandis que Goncourt posait pour la grande litho, et le projet de Carrière de faire une très importante série de portraits en litho des hommes les plus marquants de son temps. Il y eut de la musique. Et une conférence de la petite fille de L[éon] Daudet sur la mort de Goncourt. Après les conférences et la musique, remarquable lunch. Nous sommes raccompagnés à la maison par Madame Biddele[7], une Américaine propriétaire d'une voiture super silencieuse, super spacieuse. Nous sommes, je ne sais combien dedans, dont le compositeur Delannoy. Madame Biddele, dut être une fort jolie femme. Elle connait Chézy et chanta avec Rosine Laborde!

14 novembre [1948]

Vers le Creusot, en auto, avec le très charmant ménage Charles Schneider. Il nous emmena à la moyenne de 104 km à l'heure. Très belle journée. Déjeuner à Chablis, bien entendu excellent. Avant d'entrer au Creusot, Ch[arles] Schn[eider] fait un détour par une colline qui domine la ville toute fumante de ses innombrables cheminées. Description à faire à la Zola. Nous descendons dans ce qu'on appelle le château et qui est une ancienne verrerie. On l'appelle encore la Verrerie. Longue maison, d'un seul étage. Dans la cour deux hauts cônes de tôles grises. Ce sont les deux fours restant. M. Eugène Schneider fit de l'un une chapelle, de l'autre un théâtre. Après l'installation dans [des] chambres particulièrement confortables, cabinet de toilette grand comme une chambre. Avant d'aller rendre visite à Madame Eugène Schn[eider], promenade sur la terrasse du parc ; j'ai brusquement l'impression de vivre dans un anachronisme. Le Creusot, grâce à la direction intelligente et pleine de compréhension des Schneider est en contradiction parfaite avec les théories collectivistes de nos jours. Devant moi, un parc immense, des arbres à perte de vue se détachant sur un ciel gris bleu, pas une fumée, pas un bruit. Dans une des allées, à nos pieds, pas une fumée, pas un bruit. Dans une des allées, à nos pieds, deux hommes marchaient en bavardant, disparaissaient dans l'ombre des fourrés. On se retourne, on traverse la maison, et on est en pleine fournaise industrielle. La caractéristique en est : les peignes de cheminées en silhouette dans le ciel, et au sol, hommes et femme pédalant, s'engouffrent dans les cours grillées, dans d'immenses hangars fumants, assourdissants de bruit. Apparition rapide de la cité-usine, en me rendant chez Mme Eugène Schneider. Elle habite dans une autre demeure dite la Petite Verrerie. Pendant que je suis là, arrive son gendre le duc de Brissac. Nous parlons de la statue, des emplacements que nous irons voir demain, après la cérémonie anniversaire de la mort du fils et de la belle-fille, tués si malheureusement en avion. Il était remarquable aussi ce fils disparu.

Le soir, dîner à la grande verrerie où je trouve une brillante assemblée de jeunes hommes, et de vieux aussi et de jeunes et vieilles dames. Tout le monde sauf un, en smoking. Avec moi, cela faisait deux. Mais je suis habitué à me trouver seul ou presque seul en tenue simple au milieu de ce chic. Dans ma jeunesse c'était un système qui m'amusait. Il y avait : baron et baronne Cabrol[8], baron de Guerre, duc et duchesse d'Harcourt et leur fils et belle-fille. L'anachronisme s'affirmait. Tous excessivement gentils. Le jeune duc d'Harcourt parait fort intelligent. C'est lui qui était en veston. Mais cette coutume de se mettre en tenue pour dîner en commun mérite d'être conservée et même d'être répandue. Cela conduit d'abord les femmes à se mettre en de belles robes. C'est mieux que de les voir en négligés, foutues n'importe comment. Quand on a trimé toute la journée, ce changement de tenue est presque un repos, en tout cas, un nettoyage.

Par exemple, l'aspect actuel des salles de spectacle n'a rien de séduisant. Autre anachronisme, ces gros types et ces grosses typesses au milieu de ces velours, ces ors, etc. Concluons donc en faveur de la tenue.

Voilà plus d'un siècle que les premiers Schneider ont fondé leurs usines. Le premier commença par le charbonnage. Le second qui développa beaucoup l'affaire, fut ministre sous le second Empire, joua un grand rôle politique et industriel. Le troisième fut Eugène Schneider, dont j'ai fait le buste. Homme très énergique, très intelligent et très humain. C'est lui qui sut organiser son personnel sur des bases sociales excellentes, écoles gratuites, bourses pour les enfants les plus doués, cité ouvrière, etc. Ce qu'on appelle aujourd'hui le paternalisme. Je comprends cette critique. Mais le paternalisme d'État, est-ce mieux? L'essentiel est de donner aux travailleurs le maximum de bien être possible. L'intéressant des vieilles demeures comme celle où je suis, c'est d'y trouver sur les murs les témoignages du goût des époques passées. Dans le bureau de Ch[arles] Schneider, il y a deux grands Horace Vernet, dont un très bon. Dans le salon, les portraits du ministre de l'Empire par Paul Delaroche et de sa femme, deux excellents portraits. Les bustes en marbre des deux fils morts ont été faits dans leur enfance par Carlès. C'est bien, presque trop correct, assez froid, mais bien.

15 novembre [1948]

Service à l’église où se trouve le caveau de la famille. J’ai pensé à Sparkenbroke. C’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort en accident d’avion du fils aîné et de sa femme. Ils n’avaient guère plus de quarante ans l’un et l’autre. Après la cérémonie nous sommes descendus dans le caveau. Puis nous y avons laissé seule la pauvre Mme Schneider, toute petite chose en voiles noirs, collée à genoux contre la paroi de marbre derrière laquelle est le cercueil de son mari. Quand elle est revenue, nous avons été voir les deux emplacements possibles pour la statue. Un à l’entrée de la ville. L’autre devant le dernier Laboratoire modèle construit par M. Schn[eider]. Mais là, tout est en démolition et reconstruction.

Au déjeuner, outre les hôtes d’hier soir, il y avait Pierre de Brissac, le petit-fils de la duchesse d’Uzès, gendre de Mme E[ugène] Schn[eider]. A table, conversation très longuement suivie entre le duc de Brissac et le baron Cabrol. C’est un grand jeune homme sympathique assez, très fin de race. Sujet de la conversation : nécessité de créer un habit du soir plus coloré que l’habit noir. La bonne idée serait que chacun ait un habit en conformité avec les couleurs de l’équipage de chasse… Passionnant. Mais à propos n’y a-t-il pas à Paris une session des Nations Unies? Après déjeuner, propos tenus par P[ierre] de Brissac sur les V[incent] A[uriol]. Il parait que la jolie Mme P. A., fait beaucoup de maladresses, qu’elle couchotte un peu de ci de là... et que l’on s’est servi d’elle pour des trafics de stupéfiants... Mais surtout il m’a semblé discerner qu’il lui reprochait surtout de ne pas écouter ses conseils sur les questions de protocole mondain...

Visite à travers tous les ateliers. Surfaces immenses à travers lesquelles rampent de longs lingots de métal en fusion, dans l’assourdissement des ponts roulants énormes aux mains crochues de fer, que manœuvrent, dans leurs cabines, de vieux bougres ou des petites femmes en salopette, sous leur chevelure blondes bien indéfrisabilisées. C’est le pays des contrastes! Vu des effets extraordinaires. Il en reste le souvenir d’une colossale grisaille rompue par des fulgurations enflammées ou des morceaux de feu.

16 novembre [1948]

Madame Ch[arles] Schn[eider] nous fait visiter les cités ouvrières en reconstruction. C’est vraiment très bien. Ce sont des petites maisons ne pouvant contenir plus de deux ménages, isolées chacune dans de petits jardins. Elles ne sont pas toutes pareilles. Il faisait très mauvais temps. La visite fut donc peu approfondie. Après, toujours le contraste, visite des serres où les orchidées innombrables préparent leur épanouissement prochain.

Je vais saluer Madame Schn[eider] avant de revenir déjeuner à la Grande Verrerie. Déjeuner. Départ pour Paris.

17 nov[embre 1948]

Reçu ce matin une réclamation pour un état des salaires 1946 que les services compétents ont égaré. Il faut que je le renouvelle. Intéressant!

Pierson m’envoie des vieilles modèles pour la frise des Suppliants d’Asklépios. Comment de pauvres bougresses comme ça peuvent-elles régulièrement travailler?

À l’Institut, commission du règlement pour la rue du Commandeur, pour le concours Roux. Comme je le craignais, Heuzé est élu. Non pas qu’il ne soit pas sympathique et qu’il n’ait pas un talent, mais l’homme est pas mal vulgaire et son talent, deux cents en ont un pareil. Je connais, bien sûr, les lacunes de Domergue. Je ne serai pas là pour vérifier, mais il est fort possible, très probable que cette peinture intéressera dans l’avenir, par son image de notre époque. Et puis Domergue aurait été très utile à l’Académie. Il a de l’allant, beaucoup d’esprit. Il connaît des tas de gens. On fait, dans cette compagnie, des tas de bêtises, qu’on paiera. Je vais le voir en fin de journée. Il ne le montre pas trop, mais il est vexé et déçu. Du point de vue Académie, il aurait été très utile. Notamment pour la fondation Éphrussi, en déficit. Il aurait commencé à grouper des amis pour réunir les fonds. Heuzé sera dangereux. Très mêlé au monde louche de la critique.

17 nov[embre 1948]

Une réforme du règlement de l’École des B[eau]x-Arts a été faite ces temps derniers. La raison première en serait dans l’encombrement de l’École. Les professeurs ont trop d’élèves libres. (Pour y obvier le règlement ancien donne aux professeurs tous les moyens. Leur faiblesse et leur course au nombre sont la seule cause de cette situation. Danger des rivalités de patrons). Une autre raison serait que les mêmes patrons qui accept[ent] tout ce qui se présente, trouvent que leurs élèves manquent de culture. D’où la création dans l’École d’une classe préparatoire. Or d’après les renseignements que j’ai, la culture générale est complètement supprimée du concours d’entrée. Ce concours d’entrée à l’École a plus l’aspect d’un examen que d’un concours, car le nombre des admis est illimité. Je pose la question à Tournon, présent à la séance. Il me dit qu’il ne s’agit là que de l’examen d’entrée à la classe préparatoire. Je n’insiste pas bien que mes renseignements me paraissent sûrs. Élèves faisant le concours, quelques professeurs m’ont renseigné. Je me propose d’acheter le Journal Officiel.

18 novembre [1948]

Visite de deux dames chiliennes venant de la part de Mme de Dampierre. Madame Sophia Darselo et Madame Santa Cruz. Il s’agit de faire d’après photo, le buste d’un jeune Chilien mort et d’autres travaux. Pour la première fois, je demande cinq cent mille francs. Ces dames, excessivement courtoises et aimables, même déférentes, emportent à Santiago le renseignement.

18 novembre [1948]

Chez Colin, pour faire les ouvertures nécessaires dans la plinthe pour permettre de souder la statue à son socle[9].

L’après-midi, bien travaillé à la frise des Pèlerins autour d’Asklépios[10]. Il faut finir cette Porte. Faite, elle sera une de mes œuvres principales. Et puis c’est le Temple. Ce morceau là, au moins, sera étudié à fond.

19 novembre [1948]

Visite d’Alfred Pereire. C’est une sorte de fou. Il m’appelle "mon cousin". Il me dit :

— Vous ne savez pas pourquoi je vous aime?

Je lève les sourcils.

— Parce que vous me comprenez...

Il est petit, emmitouflé dans des tas de cache-nez et porte sur le bras une houppelande, en cas d’un courant d’air. Et je ne le vois qu’une fois tous les deux ans, à-peu-près.

Déjeuner Dernier-Quart, toujours aussi sympathique.

En sortant, je rencontre Cacan qui me retient pour m’entretenir lui aussi de projets de sauvetage de la profession artistique! Il me rend paresseux. J’entre dans un cinéma où je vois un film documentaire, L’École des dompteurs. Tous les films où il y a des bêtes m’intéressent. Mais l’entrée de ces cinq ou six jeunes filles dans la cage du fauve était un spectacle presque amusant, parce que la présence du maître dompteur garantissait qu’aucune de ces cinq ou six jeunes filles tremblantes n’auraient le sort des martyrs du Colisée. Une seule demeura dans la cage, vainquit son trac. Fort belle. Elle fait une carrière parait-il.

20 nov[embre 1948]

Une Madame Mary Damin m’avait invité avec insistance à une exposition qu’elle fait avenue du Président-Wilson. C’est une jeune femme qui me parait savoir nager. Sa peinture est du mauvais Othon Friesz, qui n’est d’ailleurs pas bien fameux.

21 nov[embre 1948]

Dimanche. Visites : La gentille Mme Q. de Fronsac qui me parle de son livre illustré; du brave Garat qui ne veut plus être garçon de restaurant. Il ne veut plus que peindre; de Charles Oulmont qui me parle du prix Carrière, du général de Gaulle et surtout de lui-même. Il est inquiet de l’attitude du général qui semble de nouveau loucher vers les communistes; de Delannoy avec Madame Mible[ ?][11] que jadis j’ai connue à Chézy. Que c’est loin. Elle était alors petite future cantatrice et brillait sous la direction de Rosine Laborde. Nous avons évoqué Delma, Henri Cain, Calvé, etc. Mais elle n’a pu me renseigner sur la petite Russe qui eut, comme on dit, des bontés pour moi. Aujourd’hui, Mme Mible, je ne me souviens pas de son nom de jeune fille, a une voiture américaine longue comme ça, qui roule aussi silencieuse qu’un serpent, qui tient au moins huit voyageurs et est de couleur jaune clair. Quand on saura que son mari est Américain, qu’elle vit en France, lui en Amérique où il est peut-être enterré ou incinéré...

22 nov[embre 1948]

Erreur d’avoir entrepris ce buste de Marthe de Fels. Elle est trop prise par des tas de choses. Il faut réussir du coup et se contenter d’à-peu-près. Perte de temps. C’est dommage. Il y avait à faire avec elle un portrait de grande classe.

23 novembre [1948]

Première séance de Dominique Schneider. Quelle jolie petite fille. Quelle ravissante jeune fille ce sera. Elle a cette beauté remarquable, les yeux placés immédiatement sous les sourcils, le contraire du type Renaissance, caractéristique du type beauté grecque. La frise des Suppliants[12] marche bien. Il faut aller jusqu’au bout de cette Porte. J’irai. Si Dieu me prête vie.

24 novembre [1948]

Chez Rudier, retouches à Douglas Haig. Mais trouvera-t-on l’argent pour la fonte. Je passe chez Baudinière prendre quelques volumes de Peut-on enseigner les B[eau]x-A[rts]. Puis je vais quai Voltaire acheter le Journal Officiel du jour du décret modifiant le règlement de l’École des B[eau]x-A[rts]. J’avais raison. Tournon, le directeur, comme il me semblait bien, n’est au courant de rien! Il s’agit bien du concours d’entrée à l’École. Il y est écrit en toutes lettres : "Aucun diplôme n’est nécessaire pour s’inscrire au concours d’entrée à l’École des B[eau]x-A[rts]." Et parmi les matières demandées pas une de culture générale, pas même l’anatomie, pas la perspective, pas l’histoire la plus élémentaire. Tout ça, le résultat des doctrines de la personnalité et du "nouveau", toujours du nouveau. Je le dis à l’Académie. Untersteller, [de] plus en plus prétentieux et jeune petit coq de basse cour — dans le sens propre du terme — dit que tous les professeurs consultés on été d’accord. Les professeurs actuels, ils sont effarants de timidité. Ils sont d’ailleurs actuellement nommés à l’année! Comment obtenir d’eux un geste d’indépendance. R[obert] Rey les a réunis deux fois dans son bureau. Pas tous. L’affaire a été menée par Gimond et Janniot. Tout ça est bien dommage.

Je déjeune avec Rouveyre et Heuzé. Rouveyre est toujours cet homme charmant, aux airs attendris, presque alanguis. Il se dit très malade. Il est d’ailleurs assez blafard, fait un peu penser à une endive. Quant à Heuzé, il est de plus en plus rougeoyant, se prend très au sérieux, croit vraiment qu’il peut tout changer à l’Académie, se dit "classique" mais louche tant que ça peut vers "les-bien-en-cour", vers les critiques-à-la-page. C’est par eux qu’il a fait sa carrière. Nous parlons avec Rouveyre de souvenirs lointains, puis de l’édition des derniers vers de Apollinaire : "Ombres de mon amour", édition dont je croyais qu’il s’était occupé.

— Mais pas du tout, me dit-il. C’est une affaire d’argent, faite par la femme. C’est idiot, ajoute-t-il. Elle a supprimé tous les vers érotiques.

Je ne me rappelle plus le nom de la femme, qui de fort haute lignée, n’en était pas moins une forte noceuse.

Heuzé me dit que depuis son élection, il a eu vingt interview, à peu près autant de déclarations à la radio, écrit je ne sais combien d’articles, été photographié quinze fois!, etc. Nous sommes loin de l’esprit académique d’il y a seulement dix ans.

Après la séance, de retour à Boulogne, je reçois la visite d’Untersteller. C’est un autre grisé. Sa nomination comme directeur[13] lui fait croire qu’il va tout changer. Il est de ces types qui croient que personne n’avait jamais pensé à rien, avant eux. Je ne le crois pas méchant. Mais très orgueilleux et vindicatif. Il me lit un projet de réforme! des concours de Rome, qui revient sur des choses essayées et abandonnées depuis longtemps. Le type de ce qu’on appelle un casse-pieds. Je me demande s’il restera longtemps à ce poste? C’est vrai qu’ils sont tous tellement amorphes, abrutis. Leurs mensualités, c’est ce qui les intéresse avant tout.

25 nov[embre 1948]

Gros succès de mon monument du Père-Lachaise[14] auprès des architectes de la ville. Il y avait Hérault, l’architecte chef, Formigé, deux autres, Gautruche. Bonne matinée. Tous étaient assez surpris.

Frise des Suppliants d’Asklépios. L’homme portant l’enfant aveugle[15].

Visite de Maurice de Rothschild. Il me parle d’un éventuel achat du grand Berger pour Ermenonville. Mais avec lui?... Il doit revenir à la fin de décembre et me fera signe.

26 novembre [19]48

Je lis dans les journaux que M. Sun Fo, le fils de Sun Yat Sen, est nommé président du conseil chinois. Dont j’ai fait le buste lorsqu’il venait pour la statue de son père. Que c’est loin!

27 nov[embre 1948]

J’avais éreinté le buste de Marthe, en y travaillant seul. C’est curieux comme j’ai de plus en plus horreur de l’inachevé. Elle est revenue me donner une séance. Je crois l’avoir sauvé?

Après-midi à la frise des Suppliants[16].

29 nov[embre 1948]

Le jeune Gotard, le grand prix de cette année, vient me voir. Il n’avait pas eu connaissance de l’article d’Opéra, sauf tout dernièrement. Il en est forcément très content. Il parait très bien. Pourvu qu’il ne tourne pas comme Leygue[17] et surtout comme Leleu[18]. Leygue n’est pas, n’a jamais été une belle nature. Lui et sa femme sont deux arrivistes peu scrupuleux. Mais Leleu est un sincère. Il a beaucoup plus de talent que Leygue. Ce dernier ne m’intéresse plus du tout. Leleu m’intéresse toujours. Comment, comment ressaisir ces jeunes hommes?

30 nov[embre 1948]

Après ma dernière séance pour son buste, nous partons déjeuner chez Marthe de F[els]. Il y avait les Charles Schneider et la gentille Hélène et son mari. Que cette petite Hélène, avec sa petite tête doit être belle nue. Elle doit être beaucoup plus puissante qu’elle ne semble, avoir une échelle extraordinaire.

 


[1] Nouvelle Faculté de médecine.

[2] Marcel Cruppi.

[3] Marcel Landowski.

[4] Jacques Chabannes.

[5] Nouvelle Faculté de médecine.

[6] Du Retour éternel.

[7] Probablement Mme. Biddle.

[8] Hugues de Cabrol.

[9] Le Retour éternel.

[10] Nouvelle Faculté de médecine.

[11] Mme. Biddle ?

[12] Nouvelle Faculté de médecine.

[13] De l’Ecole nationale des beaux-arts.

[14] Le Retour éternel.

[15] Nouvelle Faculté de médecine.

[16] Nouvelle Faculté de médecine.

[17] Louis Leygue.

[18] André Leleu.