1 juin [1954]
Aujourd'hui, soixante dix-neuf ans! N'était un certain affaiblissement musculaire, et par périodes, ces intermittences, je serais tout à fait bien. Je n'en suis pas moins à la période où chaque humain atteignant cet âge, se demande si, l'an prochain, il fêtera encore son anniversaire. C'est aussi la période de la vie où l'on n'aime pas se regarder dans la glace, où l'on n'aime plus du tout se faire photographier. Comme le disait, voici bien longtemps, Eugène Guillaume à la Villa :
— Ce n'est que depuis l'an dernier que je pense à la mort.
Je n'y pense guère plus maintenant que tout au long de ma vie. J'y ai même beaucoup plus pensé entre 20 et 25 ans. Cette pensée était et est encore, d'ailleurs, des plus simples. J'ai toujours considéré la mort comme anéantissement complet de notre personnalité. Une méditation sur le thème ne peut guère aller bien loin.
Il faut considérer, et je considère chaque individu comme faisant partie de cette étonnante entité qu'est l'humanité. L'humanité qui est la divinité sur terre et qui se perpétue par une sorte de réincarnation d'individu en individu. Réincarnation essentiellement spirituelle. Chacun de nous est une sorte d'hypostase, une parcelle plutôt, de la spiritualité humaine. Et au fond, dans toutes les religions, c'est cette spiritualité que les hommes honorent en croyant honorer tel ou tel dieu. C'est pourquoi toutes les religions m'intéressent tant. C'est pourquoi j'ai tendance à croire que les religions d'Orient sont les plus près de la vérité. Le culte des ancêtres (des Chinois et des Japonais), sans en avoir l'air, est peut-être le culte le plus logique. Certes, ce n'est pas la spiritualité humaine qui a créé le monde et la vie. C'est là un des mystères que les hommes élucideront par la science. La découverte atomique y conduira. Quand on possède le moyen de démonter une machine, on n'est pas loin d'avoir le secret de la monter. Einstein, à la fin de sa vie de savant, a connu un terrible remords de sa découverte. Il a eu tort d'avoir ces remords. Sa découverte est certainement la raison par quoi la guerre des continents n'a pas eu lieu. Et les esprits s'orientent vers des applications supérieures des forces nouvelles. Et puis, est-ce tellement nécessaire de connaître l'origine de la vie? En tout cas, c'est un thème de méditation autrement fécond que le thème de la mort. Là est le vice essentiel du catholicisme.
Pour mon anniversaire, je reçois la visite d'un contrôleur des recouvrements de la sécurité sociale, à propos de Lebeau. Celui-ci vient de demander son inscription à la s[écurité] s[ociale] pour avoir la retraite vieillesse. Lebeau m'avait dit qu'il était inscrit à l'Artisanat et à la Chambre des métiers. Ce n'était pas exact. Alors, me voici devant des ennuis possibles de fiscalité.
2 juin [1954]
Déjeuner chez Alice[1] avec le jeune Dominique, architecte encore à l'École, élève d'Expert. Expert est fort malade, paraît-il. Ce Dominique, voulant visiter l'Italie, s'est engagé comme chauffeur. Il est enchanté de son voyage qui, non seulement ne lui a rien coûté, mais lui a rapporté une belle mensualité. En outre, il a pu voir la société italienne un peu derrière le rideau.
Institut. Commission de la villa Médicis. Toujours les jurys. Le point de vue de Boschot est absurde. En séance, j'obtiens que le bureau veuille bien se déranger pour parler avec Jaujard.
Opsomer était à la séance. Il me parle de l'achat toujours en suspens du Michel-Ange pour Anvers.
3 juin [1954]
Visite de Leblanc-Barbedienne. Il a fermé sa fonderie à cire perdue parce que son spécialiste est mort. Il voudrait que je lui rembourse certains frais des cires en cours dont sa fermeture a suspendu l'achèvement.
4 juin [1954]
À déjeuner Marcel Trèves. Il raconte des tas d'histoires sur le ménage Jacquinot. Celui-ci est paraît-il pédéraste… Ils vivent chacun dans leurs maisons séparées. Cependant on prépare, en commun, l'élection de Madame au Sénat, au siège de Petsche, le mari défunt. On indemniserait largement le sénateur actuel qui ne se représenterait pas?… Oui, mais il y a tout de même les électeurs…
5 juin [1954]
Visite académique de Kuntzler. Charmant homme. C'est un peu un touche-à-tout. Il fait des livres un peu sur tout, sur la petite histoire, sur l'art (qui ne fait pas un livre d'histoire sur l'art?). Il est président de l'association des Écrivains et critiques d'art. Ils sont plus de mille. C'est un homme tout venant, ni beau, ni laid. Parle avec un léger accent bordelais. Aspect jeune. Il n'affirme aucune position. L'homme qui pousse son pion.
7 juin [1954]
Ça vaut vraiment la peine d'être noté : téléphoné à nouveau à Cassou. Toujours impossible d'obtenir une réponse de ce personnage.
9 juin [1954]
Discussion à propos de la demande d'Ibert de réunion en commission pour cette énième révision du règlement des pensionnaires. Cette révision est assez nécessaire par suite de l'autorisation (folie!) du mariage. Lejeune proteste contre. Decaris est pour, moi aussi. Il ne faut pas abandonner une fois encore.
À Genève, la situation est lamentable, d'autant plus que malgré les efforts de Bidault, la Chambre a émis un vote catastrophique contre la CED. Où va-t-on?
11 juin [1954]
Très sympathique déjeuner chez nous avec le baron et la baronne Guillaume, Mme Ch[arles] Schneider, les Domergue, Heyraud et sa femme et Marcel-Jacqueline[2] et Françoise[3].
Le groupe me paraît faire très bon effet.
Le soir, le Dr Gardinier vient avec un architecte nommé Martineau. Aussi impression très bonne. Tant mieux, mais au fond de moi, je ne suis pas très satisfait.
La baronne Guillaume nous offre sa maison sur la grand place de Bruxelles, la place célèbre pour ses maisons du Moyen Âge.
12 juin [1954]
L'Homme à la mitrailleuse s'arrange bien. Toujours une difficulté à cause de l'aviateur (dommage qu'on ait tant insisté pour changer le marin). Tout ça va être trop bien habillé.
Visite de l'architecte Derudder. Discussion à propos de l'inscription. Elle devrait encadrer le groupe plus architecturalement. Derudder, comme d'ailleurs le brave Drouet, me paraît un peu du tout venant.
Dîner le soir des Anciens de l'École. Mais cet Untersteller donne à tout un caractère embêtant, avec ses attitudes de sous-off.
13 juin [1954]
Visite du jeune Gibert qui fait de la peinture à New York. C'est le neveu du grand ami de ma jeunesse, Paul Lecène. Je ne sais pas si les fils de Paul sont remarquables. Le neveu ne l'est pas beaucoup.
Lu Delacroix : Mémoires. Lecture toujours enthousiasmante.
14 juin [1954]
J'ai essayé de nouveau d'appeler Cassou. Même résultat négatif. C'en est tordant. C'est partout pareil.
Mendès-France accepte de former le gouvernement. Au fond, cette crise n'est pas tellement catastrophique. L'homme que Mendès remplacera ne reviendra jamais au pouvoir. À Genève, très certainement, rien n'aboutira. La seule chose importante est le vote qui devrait être massif de la CED. À ce sujet, Mendès-France n'a jamais pris nettement position. Son côté inquiétant. Mais c'est un habilissime.
15 juin [1954]
Visite de Jacques Meyer et de sa femme. Ils sont très contents. Puis vient le brave Han qui me manifeste une très vive sympathie, toujours. Ils me critiquent quelque peu la France volante[4], ne s'appuyant sur rien. Or c'est le caractère voulu et nécessaire de cette figure. Une grande ombre immatérielle glissant sous la bataille, plutôt dans la bataille.
Ma voisine d'en face, Mme V[exiau]. Professeur dans les écoles de la Ville m'avait invité à voir un chemin de croix qui lui est commandé pour une église. C'est une gentille mais sotte personne. La voilà qui stylise, à la manière stupide de Matisse. Tristesse de penser que des hommes aussi insuffisants exercent une influence.
16 juin [1954]
Encore un appel inutile à Cassou. Quel voyou.
L'erreur de Lebeau dans ses déclarations concernant la retraite des vieux travailleurs va me coûter fort cher. Au moins 200 000 F! On ne peut pas appeler cela erreur. Plutôt une grande légèreté!
L'Académie a élu Kuntzler comme membre libre. Je ne crois pas que ce soit très heureux. C'est un homme charmant. Il est pas mal touche-à-tout. C'est le président de l'association des Critiques d'art. Ils sont plus de mille! Comment l'art pourrait-il résister à un tel nombre de parasites.
Gaumont fait une intervention un peu en retard! à propos des absurdes réformes de la villa Médicis (mariage, insuffisance des envois, etc.).
Visité quelques expositions. Celle de Fontanarosa, très bonne. Un nombre assez restreint de toiles représentant de jeunes musiciens, guitaristes, mandolinistes, etc. C'est peint largement, un peu à la manière de Simon dont il est un peu l'élève.
Puis une exposition intitulée "Autour de Seurat". Je n'aime pas du tout la peinture de Seurat. C'est inanimé. Il semble avoir travaillé d'après des formules (nombre d'or) qui figent tout. Degas disait de Seurat :
— Parmi les peintres qui peignent en faisant de petits ronds, Monsieur Seurat est celui qui fait les ronds les plus ronds.
Sa meilleure toile serait L'île de la grande Jatte qui est en Amérique. D'après les photos, il y a un certain rythme. Il faudrait voir le tableau. Mais le Cirque est sans aucun intérêt. C'est misérable et peu intelligent. Alors que Seurat était, paraît-il, fort intelligent. Quant aux études qui sont montrées, celles qu'on appelle les Poseuses, c'est incroyable de faiblesse, d'un dessin sans esprit et ce n'est [pas] le pointillisme qui ajoute rien. Le pointillisme est le masque de l'impuissance de peindre.
17 juin [1954]
Déjeuner offert par Villa-Lobos, près de la Madeleine. Il y avait l'ambassadeur du Brésil, celui du Canada et Mme. Et puis une Mme Azevedo de l'UNESCO. Elle est toujours aussi laide et Marguerite Long, toujours aussi laide. Elle parle de son voyage prochain en Russie, puis au Brésil. Avec l'ambassadeur nous parlons de mission au Brésil où il faudrait que je fasse trois conférences.
Lecture d'un nouveau livre de Druon, La Volupté d'être. C'est un homme de talent.
18 juin [1954]
À l'ambassade d'Italie, réception annuelle. Jacques Bardoux me dit avoir voté pour Mendès-France. L'annonce par ce dernier de la paix, dans un délai d'un mois, en Indochine est l'amorce d'un marchandage sur la CED. C'est, me semble-t-il, une grande imprudence d'affirmer que la paix sera signée dans un mois. À moins que déjà le scénario ne soit réglé!
19 juin [1954]
Mendès-France prend dans son ministère le général Kœnig, hostile à la CED. Jacques Bardoux avait-il raison? Ce serait le commencement du marchandage Indochine-CED, c'est-à-dire torpillage de la CED contre la paix à n'importe quel prix en Indochine. Nous venant voir aujourd'hui, J[acques] B[ardoux] confirme ce qu'il disait l'autre jour. Charles Henry ne croit pas que le ministère Mendès durera. Visite aussi des Tournon.
23 juin [1954]
Gaumont vient déjeuner. Il critique la France en retrait, dans ma composition. J'ai pourtant bien voulu ce retrait. Façon de faire de cette figure une sorte d'ombre, très mêlée aux soldats, planant au milieu d'eux, sans geste, une pensée. En outre, la composition obéit à la concavité du mur. Surtout, à l'autre extrémité de l'avenue Kléber, il y a l'immense chef-d'œuvre de Rude où la figure symbole est tout mouvement. J'ai pris le parti contraire. La France 1914 est toute autre que celle de 1789. L'autre était élan, tout élan. Celle-ci est résistance.
24 juin [1954]
Assemblée générale de l'Expansion. Il y avait Mme de Jouvenel, Marthe de Fels, Descaves (Comédie-Française), Cassou, Bazin, Bourbon-Busset (président), Jaujard (également président), Erlanger (l'affreux), Javal, etc. Lecture du bilan. Félicitations à Erlanger. Jaujard fait un éloge très bien de Delvincourt qui vient de se tuer en auto.
Rue Royale. Exposition Jaulmes et Douglas, sculpteur amateur américain. L'exposition Jaulmes est excellente.
25 juin [1954]
Réception à l'ambassade de Belgique. La baronne Guillaume me renouvelle son invitation à loger chez elle, dans la maison qu'elle vient d'acheter et d'installer, place centrale à Bruxelles. Le ménage Guillaume est vraiment ultra sympathique. Elle, c'est une magnifique flamande, blonde et grasse. Toute jeune elle devait être formidablement appétissante et modèle pour peintre lumineux. Lui, très joli homme, impeccablement habillé, très racé, très charmant et charmeur.
26 juin [1954]
Gare de Lyon. Réception très "parti radical" en l'honneur de la cravate de commandeur du président Vergnolles. Le champagne coulait à flots dans des gosiers républicains.
28 juin [1954]
Le groupe, à la droite du m[onumen]t Troc[adéro][5], que j'appelle Piéta, vient bien. Réception chez une jolie dame anglaise, habitant avenue Foch. Elle s'appelle Mme Dulles[6]. Très amie de Françoise[7] et l'a aidée pour des concerts en Angleterre. C'était plein d'Anglais et d'Américains. Sympathique.
29 juin [1954]
Jugement du concours de Rome de musique. Par erreur on avait convoqué Honegger. Il suivait la partition avec Darius Milo, non c'est la Venus, avec Darius Milhaud. Il a fallu dire à Honegger qu'il n'avait pas le droit de voter, étant membre correspondant étranger. Boschot est décidément bien négligent. Le prix a été décerné à un nommé Boulez. J'espère que l'avenir justifiera ce jugement. La cantate que je préférais était d'un nommé Dubois[8]. Comme toujours, le public a protesté.
30 juin [1954]
Chez le pharmacien Bruneau pour une analyse de sang. Ces examens tous les six à huit mois sont la sagesse.
Exposition des concours de Rome peinture avant le jugement. C'est d'une incroyable faiblesse.
Avec Boschot, nous allons rue du Commandeur visiter les ateliers donnés à l'Académie des B[eau]x-A[rts] par Mme Bartlett. Les locaux sont en effet bien mal entretenus. Il n'y avait qu'un seul pensionnaire qui travaillait, Watkin, à une sculpture en bois bien quelconque. On ne sent ni cœur, ni enthousiasme dans ce que font ces jeunes hommes. C'est une préoccupation de mode qui les domine. Dans le plus grand atelier inoccupé, des plâtres ont été laissés par un des prédécesseurs. Quelle tristesse ce manque de jeunesse dans cette sculpture de jeunes sculpteurs.
[1] Alice Messener-Landowski ?
[2] Marcel et Jacqueline Landowski.
[3] Françoise Landowski-Caillet.
[4] A la Gloire des armées françaises.
[5] A la Gloire des armées françaises.
[6] Gwen Dulles.
[7] Françoise Landowski-Caillet.
[8] Pierre-Max Dubois.